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Seleka MPC fighters at a roadblock in Bojomo, Ouham province, with a desk they removed from the local school.

La génération perdue de la République centrafricaine

L’occupation et le pillage d’écoles empêchent les enfants d'acquérir une éducation

Deux miliciens du Mouvement Patriotique pour la Centrafrique (MPC), un groupe armé issu de la Séléka, à un poste de contrôle routier à Bojomo, dans la province d'Ouham, avec un pupitre qu'ils ont saisi dans l'école de la ville. © 2017 Edouard Dropsy pour Human Rights Watch

Deux miliciens du Mouvement Patriotique pour la Centrafrique (MPC), un groupe armé issu de la Séléka, à un poste de contrôle routier à Bojomo, dans la province d'Ouham, avec un pupitre qu'ils ont saisi dans l'école de la ville. © 2017 Edouard Dropsy pour Human Rights Watch

Des militaires qui campent dans des écoles et démantèlent des pupitres pour faire du feu est un phénomène fréquent dans certaines régions de la République centrafricaine (RCA). Selon un rapport publié en novembre dernier par les Nations Unies, 20 % des écoles du pays ne sont plus opérationnelles, la plupart à cause de leur utilisation illicite par des groupes armés. Certains élèves ont été contraints de cesser d'aller à l'école il y a quatre ans, lorsque les rebelles en majorité musulmans de la Séléka, une alliance formée dans le nord de la RCA, ont lancé une offensive militaire sanglante à travers le pays et se sont emparés de la capitale, Bangui. Des milliers d'autres enfants ont cessé à leur tour de fréquenter l'école au cours des années suivantes, quand les violences ont connu une escalade alors que les combattants anti-balaka – des miliciens chrétiens et animistes – ont expulsé la Séléka, détruisant totalement certains lieux où vivaient des communautés musulmanes et provoquant le déplacement de plus de 860 000 personnes. Beaucoup de ces enfants ne reprendront sans doute jamais leur scolarité, malgré les espoirs suscités par le nouveau gouvernement mis en place il y a un an. Lewis Mudge, chercheur auprès de Human Rights Watch, a répondu aux questions d'Amy Braunschweiger au sujet de ses récentes investigations en RCA et de ce que le sort de cette génération perdue pourrait signifier pour l'avenir de ce pays, l'un des plus pauvres du monde.

Une jeune fille de 15 ans de la province de Nana-Grébizi, en République centrafricaine, qui ne va plus à l'école depuis 2013. « J'aimerais être enseignante parce que c'est une profession importante pour la communauté et respectée », a-t-elle dit à Human Rights Watch. « Mais maintenant, je ne sais pas ce que je vais faire, je reste chez moi toute la journée. » © 2017 Edouard Dropsy pour Human Rights Watch

Qu'avez-vous constaté lors de vos recherches sur la question des écoles ?

Nous avons constaté que des groupes armés vivaient dans des écoles. Nous en avons vu également qui s’étaient installés à proximité immédiate d'écoles. Dans certains cas, les combattants se tiennent juste à quelques mètres et, en réalité, il s'agit bel et bien d'une occupation. Et dans deux cas, il y avait des militaires de maintien de la paix de l'ONU dans les écoles. Nous avons effectué l'essentiel de nos recherches dans le centre de la RCA, où c'est surtout la Séléka qui occupe les villes et qui pille et occupe des écoles. Mais les miliciens anti-balaka et d'autres groupes ont fait de même à plusieurs reprises.

Leur simple présence suffit à tenir les élèves à l'écart de l'école. Les enfants ne peuvent pas étudier quand il y a des militaires qui campent sur place. Les élèves et leurs parents ont peur que des affrontements éclatent à proximité de l'établissement, ou que les combattants s'en prennent aux élèves sur le chemin de l'école.

Quand j'ai demandé à des combattants pourquoi ils campaient dans les écoles, ou pourquoi ils étaient susceptibles de les réoccuper, ils répondaient que c'était parce que les écoles avaient des sols de bonne qualité en béton, des toits métalliques, bref que c'étaient les meilleurs bâtiments de la ville.

Donc, ces troupes ont endommagé des écoles ?

Les groupes affiliés à la Séléka ont laissé les écoles en très mauvais état. La Séléka et les anti-balaka ont utilisé des pupitres et des chaises comme bois pour le feu pour faire la cuisine. Maintenant, il n'y a plus rien pour que les élèves puissent s'asseoir. Cela n'en a peut-être pas l'air, mais c'est un gros problème. Ces écoles peuvent compter jusqu'à 150 enfants dans une salle de classe et ils ont besoin de mobilier pour pouvoir écrire. Les groupes brûlent les livres de classe. Ce sont des écoles rurales et un manuel scolaire a vraiment de la valeur. En temps de crise, les communautés essayent de stocker les livres dans l'école pour les sauvegarder, mais les combattants les détruisent.

Et vous avez vu des Casques bleus de l'ONU dans des écoles ?

Nous avons découvert deux écoles qui étaient occupées par des troupes de l'ONU. Elles avaient installé leurs campements et leurs tentes dans la salle de classe. C'était étonnant car l'ONU a émis une directive ordonnant à ses troupes de s'abstenir d'occuper des écoles. Nos constatations ont donc démontré qu'il existe un écart entre les ordres donnés dans la capitale et le comportement des troupes sur le terrain. Quand je leur ai demandé pourquoi ils stationnaient dans les écoles, ils ont donné la même réponse que la Séléka : « C'est un bon bâtiment. » La bonne nouvelle dans tout cela, c'est que lorsque nous avons informé l'ONU de cette situation, ils ont réagi immédiatement. Le commandement de l'ONU était choqué et très mécontent. Les forces ont rapidement évacué ces deux écoles que nous avions visitées.

Quel genre de récit avez-vous entendu de la part des personnes que vous avez interrogées ?

Nous nous sommes entretenus avec de nombreux élèves. J'ai demandé à chacun ce qu'il ou elle souhaitait faire dans la vie et pourquoi l'école est importante pour eux. Maintenant, ils sont tous attachés aux travaux des champs et aucun d'eux ne veut être agriculteur. Ils veulent être maîtres d'école, médecin ou ingénieur. C'était tout à fait frappant. Il y a presque un sentiment de résignation au fait qu'ils ne retourneront pas à l'école, qu'ils ne pourront pas rattraper le temps perdu. Ils ont perdu 2 ou 3 ans, et c'est fini. Leur sentiment, c'était : je vais être agriculteur maintenant. La seule chance que j'avais d'en sortir pour moi et ma famille est passée.

Des Casques bleus des Nations Unies originaires du Pakistan utilisent une salle de classe à Mourouba, dans la province de Ouaka (République centrafricaine), comme campement, en contravention avec les directives et les règles de l'ONU. Ces forces ont quitté cette école en janvier 2017 après que Human Rights Watch eut informé les autorités de l'ONU. © 2017 Edouard Dropsy pour Human Rights Watch

J'ai rencontré un père qui m'a dit que l'école lui avait appris à lire et à compter, ce qui lui avait permis de créer une petite affaire. Il parlait français – la langue dans laquelle se font les affaires ici. Donc en plus de l'agriculture, il a une échoppe dans son village, qui vend du savon, de l'huile, du sel, des stylos et d'autres biens. Et il estime honteux que ses enfants ne puissent pas avoir cela. Du fait que ses enfants n'auront pas de scolarité, il craint qu'ils n'aient pas assez d'argent pour envoyer ses petits-enfants à l'école.

La capacité de lire, d'écrire et de faire des maths de base fait une énorme différence. Les écoles enseignent aussi aux enfants des rudiments de français. Le centre de la RCA n'a pratiquement pas de services publics. Il y a un hôpital dans les villes principales mais c'est tout et si vous pouvez vous y rendre, tant mieux pour vous, si vous ne pouvez pas, tant pis. Ces gens sont parmi les plus vulnérables dans le monde. Pour eux, la possibilité d'acquérir une éducation de base est un grand pas en avant.

Y avait-il des écoles qui étaient ouvertes mais où les élèves ne pouvaient pas aller ?

Oui et ce sont ces élèves-là qui semblaient le plus affectés. Ils avaient cessé d'aller à l'école à cause de la présence de miliciens qui harcelaient ou menaçaient des élèves. Une femme nous a expliqué qu'elle avait une fois envoyé ses deux enfants à l'école et qu'ils étaient passés devant des combattants qui avaient tué son mari, et que cela l'avait traumatisée. Ce qui est bien compréhensible.

Nous étions dans une école juste à côté de laquelle étaient stationnés des combattants, et ils n'arrêtaient pas de tirer des coups de feu en l'air, juste pour essayer leurs fusils. Les élèves disaient qu'ils étaient terrifiés. Le village avait été attaqué et investi, et ils assimilaient ces coups de feu avec les combats qui avaient eu lieu dans le village. Il est 9h00 du matin, ils essayent d'étudier et un milicien posté à quelques mètres de là tire plusieurs coups de sa kalachnikov. « Quand cela se produit, nous nous jetons tous au sol », ont-ils dit. Il doit être très, très difficile dans ces conditions de se concentrer sur les matières scolaires.

Avez-vous parlé à des enseignants ?

Il y avait un maître d'école dans le sud-ouest, dans un établissement précédemment occupé par les anti-balaka. L'année dernière, un combattant l'a frappé à coups de couteau à la tête parce qu'il avait tenté de l'empêcher de brûler un pupitre d'école. Il y avait alors environ 300 miliciens anti-balaka qui occupaient l'école et je lui ai demandé pourquoi il avait tenté de s'opposer au combattant. Cet enseignant a répondu que c'était l'un des derniers pupitres. Et qu'il en avait assez. Il voulait qu'il reste quelques vestiges de l'école pour pouvoir la faire redémarrer. J'ai été impressionné par son courage. Il a ri, reconnaissant que ce qu'il avait fait n'était peut-être pas la chose la plus intelligente à faire. Il m'a montré sa cicatrice. Les supérieurs du milicien se sont excusés auprès de l'enseignant, ce qui m'a étonné. Ils avaient probablement réalisé que le combattant – qui n'a jamais été puni – était allé trop loin.

Un enseignant de Sekia-Dalliet, en République centrafricaine, où des miliciens anti-balaka ont occupé un bâtiment scolaire pendant deux ans. « Un jour, un combattant anti-balaka emportait une table pour la brûler et j'en ai eu assez », a-t-il dit. « J'ai couru vers lui et lui ai dit d'arrêter. Je lui ai dit de laisser la table en place car elle devait servir aux enfants. Il a sorti un couteau et m'a frappé à la tête. J'ai été aussitôt emmené à l'hôpital. » © 2017 Edouard Dropsy pour Human Rights Watch

Vous avez dû rencontrer des membres de la Séléka pour les besoins de ce rapport. Comment cela s'est-il passé ?

Cela fait des années que nous leur parlons. Et ils invoquent toujours les mêmes excuses pour justifier leur présence dans les écoles. D'abord, ils la démentent. Puis vous dites: mais si, vous êtes dans les écoles, je vous y ai vus. Alors, ils l'admettent, mais affirment avec insistance que c'est pour protéger les communautés contre un autre groupe armé.

En fait, ce  qu’ils font, c'est s'efforcer de contrôler les routes afin de tirer profit du commerce, qu'il s'agisse du commerce illicite de minerais ou de transactions normales d'achat et de vente. Vous le voyez car ils le font ouvertement. Dans une ville, il y a une seule route, et c'est là que se trouve l'école. Et la Séléka y a installé un barrage. Et alors qu'ils affirment être là pour protéger la population, vous pouvez littéralement assister à une opération de rançonnement, avec des miliciens qui forcent un type à moto à s'arrêter sous la menace de leurs armes et qui lui prennent son argent.

Avez-vous eu l'impression de ne pas être en sécurité en effectuant ces recherches?

Oui. La RCA est l'un des pays les plus dangereux pour les employés d'ONG. Et il y a un risque inhérent quand vous êtes sur un territoire contrôlé par un groupe armé et que vous enquêtez sur leurs agissements. Cela, ajouté au fait que ce sont des combattants non professionnels, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a parmi eux de nombreux enfants. Cela ajoute une dimension à l'analyse des risques.

Des miliciens de l'Union pour la Paix en Centrafrique (UPC) devant une école maternelle à Ngadja, dans la province de Ouaka. Des combattants utilisent ce bâtiment comme campement depuis octobre 2014.  © 2017 Edouard Dropsy for Human Rights Watch

Mais par ailleurs, ces groupes, nous les connaissons bien. Nous opérons toujours de manière ouverte, en ce sens que nous les prévenons quand nous sommes sur place.

C'est sur les routes que nous courons les plus grands risques. Nous sommes très, très conscients de là où nous allons et de quel groupe contrôle la zone. Et nous sommes toujours en contact avec les dirigeants du groupe. Nous passons beaucoup de temps dans la nature, appelant les chefs, leur disant où nous sommes. Ainsi, si nous sommes arrêtés par les hommes d'un certain groupe, nous pouvons dire: ‘Vos chefs savent que nous sommes ici. Nous pouvons l'appeler maintenant.’ Vous devez connaître l'état des routes – nous ne pourrions pas effectuer ces recherches à la saison des pluies.

Une fille de 11 ans qui ne va plus en classe depuis trois ans parce que des combattants de la Séléka sont basés à proximité de son école, en République centrafricaine. « J'aimais bien l'école, cela me faisait plaisir de mettre mon uniforme et d'aller en classe », a-t-elle dit. « J'aimais bien la littérature parce que c'est la matière dans laquelle j'étais la meilleure. Je voudrais être enseignante, mais maintenant je dois travailler aux champs. » © 2017 Edouard Dropsy pour Human Rights Watch

Vous avez beaucoup travaillé en RCA. Comment faire des recherches sur les écoles se compare-t-il au reste?

En termes de violations des droits humains, il y a une différence entre commettre un massacre et occuper une école. Un massacre, c'est bien pire. Mais s'il doit y avoir une véritable paix ou une vraie stabilité, il est crucial de faire en sorte que les écoles fonctionnent de nouveau. Quand vous avez des dizaines de milliers d'élèves déscolarisés, cela vous préoccupe au sujet de l'avenir du pays. Même si le système éducatif laisse à désirer. Aujourd'hui, nous sommes pratiquement face à une génération perdue dans certaines régions du pays. Je m'inquiète de la manière dont ceci peut affecter les perspectives de paix à l'avenir. Le chômage est omniprésent. Se procurer des armes à feu ne coûte pas cher. Vous pouvez voir combien il est facile pour des groupes armés de recruter quand les écoles sont fermées.

Mais si les parents peuvent envoyer leurs enfants à l'école, alors les enfants peuvent avoir des perspectives.

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