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Mesdames et messieurs les membres de l’Assemblée nationale constituante de Tunisie,

Depuis son élection, le 23 octobre 2011, l’Assemblée nationale constituante (ANC) a réalisé d’importantes avancées dans le sens de la rédaction d’une nouvelle constitution. Avec la formation des six commissions de rédaction, les députés de l’ANC auront maintenant à faire des choix cruciaux quant au système de gouvernement, les principes fondamentaux de la République tunisienne et les relations entre les différentes autorités.

Les citoyens tunisiens ont fermement exprimé leur exigence d’une nouvelle constitution capable d’empêcher les pratiques abusives de l’ancien régime. Human Rights Watch exhorte l’Assemblée nationale constituante à être attentive à de telles exigences dans la rédaction de la nouvelle constitution.

Le processus de rédaction de la constitution devrait durer au maximum dix-huit mois, bien qu’aucun délai officiel n’ait été fixé. Le processus d’approbation de la constitution implique que chaque article soit voté à la majorité absolue de l’ANC. Puis le texte intégral de la constitution sera soumis à l’ANC. Si  la tentative de faire adopter la constitution par une majorité des deux tiers échoue à deux reprises, elle sera soumise à un référendum populaire. Suite à l’approbation d’une nouvelle constitution, la Tunisie tiendra des élections présidentielles et législatives.

Les ébauches de constitution présentées jusqu’ici par divers partis de tout le spectre politique permettent de dégager un large consensus sur des principes tels que : l’interdiction de la torture et la non-applicabilité des délais de prescription pour la torture ; l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; les droits de la défense dans les procès judiciaires ; les droits politiques, comme le droit d’association, de rassemblement et de formation de partis politiques ; l’indépendance de la justice ; et le droit de participer à des élections libres et équitables.

Pourtant, ces ébauches de constitution divergent profondément lorsqu’il s’agit des sources de la législation, de la liberté d’expression et des restrictions aux libertés publiques et privées que le gouvernement serait autorisé à imposer. Certains textes s’éloignent du droit international relatif aux droits humains, que ce soit dans la formulation de certains droits ou pour la latitude qui est laissée au législateur de les limiter.

Human Rights Watch exhorte l’assemblée constituante de rédiger une constitution qui garantira de solides protections aux droits humains, grâce aux éléments suivants :

Primauté  des traités relatifs aux droits humains sur les  lois nationales

La constitution devrait garantir que tous les traités internationaux relatifs aux droits humains dûment ratifiés par la Tunisie, y compris les traités et protocoles onusiens et africains, aient directement force de loi en Tunisie et qu’ils aient la suprématie sur les lois nationales. Cette disposition, déjà présente dans l’article 32 de la constitution de 1959, devrait être réaffirmée dans la nouvelle constitution. En outre, la constitution devrait affirmer que le droit international coutumier et les règles générales du droit international ont force de loi dans les tribunaux nationaux.

La constitution devrait en outre  inclure un article général incorporant explicitement dans les lois tunisiennes les droits humains tels que définis par les traités internationaux ratifiés par la Tunisie, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, avec la primauté de ces derniers sur les lois nationales. Les tribunaux tunisiens devraient s’inspirer des organismes qui interprètent officiellement de tels traités pour déterminer les normes minimales régissant ces droits. Un tel article constituera une base plus solide pour amender de nombreuses lois nationales qui limitent les droits humains, comme celles qui donnent toute latitude aux autorités pour interdire les rassemblements publics et restreindre le droit des individus à voyager, aussi bien que les lois qui criminalisent les actes d’expression pacifiques selon des motifs vagues, comme la perturbation de l’« ordre public » ou l’atteinte aux « bonnes mœurs ». Human Rights Watch a publié un rapport décrivant de nombreuses lois répressives dont la réforme devrait être une priorité des législateurs.

Droits spécifiques à consacrer dans la constitution

La constitution devrait garantir l’égalité de tous les citoyens devant la loi et exclure toute forme de discrimination selon des critères de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation, comme le proclame l’article 26 du PIDCP. La constitution devrait spécifier que les « autres statuts » comprennent, de façon non exhaustive : grossesse, statut marital, origine ethnique, orientation sexuelle, âge, handicap, conscience, croyance, culture et langue.

La constitution devrait garantir que le droit à la liberté de religion, de pensée et de conscience englobe la liberté de changer de religion ou de croyance et de pratiquer, en public et en privé, n’importe quelle religion, que ce soit en respectant un culte ou en observant des rites et des coutumes, de même que la liberté de ne pratiquer aucune religion.

Human Rights Watch exhorte l’ANC à s’assurer d’inclure dans la constitution de solides garanties concernant les droits à la liberté d’expression, d’association et de rassemblement pacifique, entre autres en éliminant les restrictions et les qualificatifs contenus dans la constitution de 1959, qui donnaient aux autorités une marge de manœuvre pour restreindre ces droits au-delà de ce que permet la stricte définition des restrictions autorisées en droit international. Dans ce but, l’ANC pourrait inclure des éléments de langage confirmant que l’approche des restrictions possibles est celle du droit international : que toute restriction imposée à l’exercice des droits d’association et de rassemblement ne peut avoir comme effet de nier l’essence de ce droit, et doit être « prévue par la loi et (…) nécessaire dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l'ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d'autrui » (articles 21 et 22 du PIDCP).

Human Rights Watch est particulièrement préoccupée par une ébauche de la constitution diffusée par des membres de Ennahda, parti prédominant de la coalition au pouvoir. Elle contient un article selon lequel « la liberté de pensée, d’expression, de presse et de publication sont garanties, tout en considérant les sacralités des peuples et des religions ». Cette disposition est incompatible avec les normes de la liberté d’expression, qui permettent de restreindre les discours qui incitent directement à la haine religieuse ou raciale, mais pas de les restreindre simplement parce qu’un groupe social, national ou confessionnel, ou plusieurs, estime que ce discours est choquant ou insultant. En posant comme condition, pour le droit à la liberté d’expression, de « considérer les sacralités des peuples et des religions », l’article proposé vide le droit de son essence, ouvrant la porte à des lois qui criminalisent la divergence d’opinion ou la critique dès qu’elle se rapporte à des thèmes de croyance et de religion.   

En outre, la nouvelle constitution devrait contenir une mention spécifique du droit à la vie privée, qui implique notamment d’être protégé contre les intrusions injustifiées de la société ou de l’État, via une protection de la personne, de la famille, du foyer, ainsi que des informations et communications personnelles, comme le proclame l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

L’Assemblée nationale constituante devrait aussi consacrer les droits économiques, sociaux et culturels tels que garantis par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, que la Tunisie a ratifié. Elle devrait mentionner notamment le droit au travail, à l’éducation, à la santé et à la sécurité sociale. La constitution devrait stipuler que l’État doit prendre des mesures raisonnables, législatives et autres, dans le cadre des ressources dont il dispose, pour achever la réalisation progressive de chacun de ces droits, conformément aux critères internationaux, et garantir que pour chaque droit, un niveau de base est protégé, pour tous et en toute circonstance.

Mécanismes de mise en œuvre

L’ANC devrait s’assurer que la constitution affirme clairement l’indépendance de la justice, en favorisant la mise en place de  mécanismes qui protègeront les juges des pressions de l’exécutif dans le cadre des processus de nomination, de sanction et d’affectation de ces juges aux différentes affaires, et en évitant la mainmise de l’exécutif sur la carrière des juges en exercice.

Il ne suffit pas que l’ANC adopte une nouvelle constitution qui intègre ces droits, mais il faut qu’elle les garantisse en mettant en œuvre des mécanismes qui devraient également être mentionnés dans la constitution. En particulier, l’ANC devrait envisager de créer une Cour constitutionnelle qui sera habilitée à juger de la constitutionnalité des lois et pourra invalider celles qui ne sont pas conformes aux critères affirmés dans la constitution. De plus, la constitution devrait indiquer clairement que tous les tribunaux et tous les organismes publics ont le devoir de se conformer aux droits humains exposés dans la constitution et de les faire respecter.

Nous vous remercions pour votre temps et votre attention.

Sarah Leah Whitson

Directrice exécutive

Division Moyen-Orient et Afrique du Nord

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