(New York)- Presque quotidiennement, les milices basées au Darfour mènent des raids transfrontaliers contre des villages tchadiens, tuant des civils, brûlant des villages et volant le bétail, et ce au cours d'attaques aux relents ethnicistes, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.
Les analystes de Human Rights Watch ont recueilli des informations circonstanciées sur les nombreuses attaques transfrontalières perpétrées depuis le début du mois de décembre 2005 contre des villages tchadiens situés le long de la frontière entre Adré, Adé et Modoyna, dans la région est du Tchad. La plupart de ces incursions ont été le fait de miliciens soudanais et tchadiens provenant du Darfour et opérant parfois avec l'appui manifeste du gouvernement soudanais, notamment le soutien d'hélicoptères de combat.
En raison de ces violences, le Tchad compte aujourd'hui des dizaines de milliers de déplacés à l'intérieur de son territoire. La plupart des victimes appartiennent aux groupes ethniques dajo et masalit, qui vivent des deux côtés de la frontière internationale. Les Arabes tchadiens qui résident dans cette zone semblent être épargnés par les attaques mais certains ont quitté leur maison pour trouver refuge au Soudan, apparemment par crainte de représailles.
Human Rights Watch a également fait part d'un nouvel afflux de réfugiés issus du Darfour au Tchad. Il s'agit de personnes déjà déplacées par des attaques menées au Darfour en 2003 et qui vivaient dans les camps de Mornei et Misterei au Darfour occidental. Beaucoup ont déclaré avoir fui pour échapper aux attaques incessantes lancées contre les habitants des camps par les milices janjaweeds parrainées par le gouvernement soudanais.
“On pouvait croire que la situation effroyable régnant au Darfour ne pouvait plus empirer, mais on avait tort,” déclare Peter Takirambudde, directeur exécutif de la Division Afrique à Human Rights Watch. “La politique du Soudan qui consiste à armer les milices et à les lâcher dans la nature a aujourd'hui des conséquences de l'autre côté de la frontière et rien ni personne ne protège ces civils de leurs attaques, que ce soit au Darfour ou au Tchad.”
Human Rights Watch a indiqué que la situation rendait encore plus pressant le besoin d'une force internationale solide et largement répandue, non seulement au Darfour mais également le long de la frontière tchadienne, avec un mandat comprenant la protection des civils et le désarmement des groupes armés.
En début de semaine, Human Rights Watch a appelé le Conseil de Sécurité des Nations Unies à autoriser de toute urgence que la force de l'Union Africaine au Darfour fasse place à une mission de l'ONU. Cette mission devrait avoir un mandat clair et fort, celui de se protéger elle-même et de protéger les civils, par la force s'il y a lieu, et de désarmer et démanteler les milices parrainées par le gouvernement soudanais qui ont confisqué les terres ou menacé la population civile.
La zone frontalière située au sud d'Adré est devenue plus vulnérable aux raids des milices suite à l'attaque lancée contre Adré le 18 décembre 2005 par les rebelles tchadiens opposés au gouvernement de N’Djamena. Ces rebelles opèrent depuis leurs bases au Darfour et ils seraient appuyés par le pouvoir soudanais. L'attaque d'Adré a incité le gouvernement tchadien à redéployer ses forces loin des villages frontaliers situés au sud de la ville, laissant de vastes zones à la merci des milices en uniforme qui se déplacent à cheval ou à dos de chameau et qui ont attaqué et pillé des dizaines de villages au cours des six dernières semaines.
Le nombre croissant d'attaques lancées ces derniers mois contre des villages au Tchad et contre des camps et des travailleurs humanitaires au Darfour occidental a rendu la région extrêmement dangereuse pour les associations internationales humanitaires. En conséquence, seules quelques-unes opèrent actuellement dans la zone frontalière.
La plupart des personnes déplacées au Tchad ont perdu une grande partie de leurs récoltes et de leur bétail suite aux attaques. Elles vivent aujourd'hui dans des abris de fortune fabriqués avec de la paille et dépendent de la générosité des villageois. De graves pénuries alimentaires risquent de survenir dans les prochaines semaines car les réserves de nourriture tendent à s'épuiser.
“La sécurité dans l'Est du Tchad est étroitement liée à celle régnant au Darfour occidental. Si aucune action préventive n'est menée, les camps de réfugiés situés au Tchad seront à leur tour menacés. Ce n'est probablement plus qu'une question de temps,” a indiqué Takirambudde. “Le Conseil de Sécurité doit agir immédiatement afin d'éviter que d'autres civils tchadiens résidant dans la contrée ne vivent ce cauchemar.”
Les chercheurs de Human Rights Watch qui se sont rendus dans la région tchadienne de Borota, au sud d'Adré, ont recueilli des informations sur plusieurs attaques menées par les milices janjaweeds depuis la mi-décembre. Quarante des 85 villages que comprend Borota ont fait l'objet de raids et ces 40 localités ont toutes été désertées par leurs habitants, lesquels sont aujourd'hui sans abri. Au cours de plusieurs attaques perpétrées entre le 16 décembre et le 20 janvier, seize villageois ont été tués et six blessés. La dernière incursion, qui remonte au 20 janvier, a eu lieu la nuit alors que les chercheurs de Human Rights Watch se trouvaient dans le village. Un villageois a été blessé par balles.
Le village central de Borota compte 6.850 habitants mais depuis le début des attaques, sa population a augmenté pour dépasser les 10.000 habitants. Le village ne dispose que d'un seul puits opérationnel et ses réserves alimentaires sont sérieusement entamées.
Des dizaines de témoins, interrogés séparément, ont déclaré que les assaillants étaient des personnes d'ethnie arabe, visiblement différentes de la population locale. Elles étaient vêtues de tenues kaki de l'armée soudanaise et parlaient l'arabe du Soudan. Elles portaient des turbans verts, blancs ou jaunes, circulaient à cheval ou parfois à dos de chameau et avaient traversé la frontière soudanaise en direction de l'est.
Environ 10.000 personnes provenant de vingt-six villages frontaliers ont trouvé refuge à Koloy, un village situé à 45 kilomètres au sud-est d'Adé, qui compte normalement 1.904 habitants. La majorité des personnes déplacées sont arrivées après la mi-décembre, lorsque les Janjaweeds ont augmenté la fréquence de leurs raids. Les victimes interrogées par Human Rights Watch à Koloy ont signalé que les milices avaient mené leurs dernières incursions jusqu'aux abords du village. Les personnes qui sont retournées dans les zones frontalières pour aller chercher de la nourriture dans leurs champs ont dit avoir été attaquées; beaucoup craignent de souffrir de la faim si elles continuent à ne pouvoir accéder à leurs villages.
Les chercheurs de Human Rights Watch ont également fait part d'une attaque perpétrée début décembre par les forces armées soudanaises dans la région de Goungor, à environ 45 kilomètres d'Adré. Entre le 5 et le 11 décembre, la région qui compte 8.315 habitants a été attaquée à quatre reprises, les deux premières fois par l'armée soudanaise et les forces janjaweeds, les deux autres fois par les Janjaweeds seuls.
Au départ, les villageois croyaient que les forces soudanaises étaient à la poursuite de rebelles venus du Darfour qui s'étaient repliés à Goungor après des escarmouches au Darfour. Mais les soldats et les Janjaweeds s'en sont pris directement aux civils dans vingt-deux villages de la région de Goungor. Le décès d'au moins deux personnes lors des attaques a été confirmé. Human Rights Watch a été informée que quarante-cinq personnes au total avaient perdu la vie; ce chiffre n'a toutefois pu être vérifié.