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Les violences récentes en Tunisie, déclenchées par la réaction de radicaux religieux à une exposition artistique qui, à leurs yeux, insulte l’islam, a ravivé le débat sur la diffamation de la religion et la liberté d’expression.

Ennahda, le parti islamiste qui constitue le groupe politique le plus important de l’Assemblée nationale constituante (ANC), a réagi en déclarant qu’il introduirait une loi pour pénaliser les atteintes à la sacralité de l’islam. De telles lois pourraient rapidement créer une nouvelle forme de censure sous couvert de la protection de la religion.

La Tunisie est considérée comme le pays qui réalise la transition démocratique la plus réussie de la région. Ce processus risque désormais d’avorter à cause de la réintroduction de lois répressives.

« Gloire à Dieu »

Tout a commencé le 10 juin, quand des dizaines de personnes ont manifesté contre quatre œuvres du Printemps des arts, une exposition organisée dans une propriété de l’Etat, un palais dans la banlieue nord de Tunis. Un tableau portait les mots « Sobhane Allah » (« Gloire à Dieu ») composés de fourmis.

Une autre œuvre d’art représentait la lapidation de trois femmes, et deux autres contenaient des caricatures de salafistes – les partisans d’une conception radicale de l’islam.

Les manifestants sont entrés par effraction dans le palais, de nuit, et ont vandalisé certaines œuvres d’art avant que la police ne parvienne à les disperser.

La situation a vite fait boule de neige. Le 11 juin, des émeutes ont éclaté dans plusieurs endroits du pays, où les manifestants – des groupes religieux ultraconservateurs aussi bien que des gangs criminels – ont mis le feu à des tribunaux, des postes de police et d’autres institutions, selon les déclarations du porte-parole du ministère de l’Intérieur. Une personne est décédée lors de ces violences et des dizaines d’autres ont été blessées.

Les manifestations ont atteint leur comble lorsque plusieurs Imams, officiant dans certaines mosquées, ont condamné l’exposition, certains appelant ouvertement leurs partisans à appliquer aux artistes le « hadd », la peine capitale islamique, pour apostasie.

Liberté d’expression « sans retenue »

Les violences se sont apaisées après que le ministre de l’Intérieur a imposé un couvre-feu et interdit les manifestations que divers groupes salafistes et Ennahda avaient programmées le 15 juin. En tout, environ 160 manifestants ont été arrêtés.

Tout en condamnant les attaques, le gouvernement et les partis de la coalition au pouvoir ont déclaré que la crise trouvait son origine, selon l’expression du porte-parole du gouvernement, dans « la liberté d’expression sans retenue » que les artistes avaient utilisée pour attaquer la « sacralité de l’islam ».

Par la suite, le groupe de Ennahda à l’Assemblée nationale constituante a déclaré qu’il proposerait de pénaliser les atteintes à la sacralité de l’islam dans la future Constitution. « La liberté d’expression et de création artistique, même si elles font partie des libertés qui ont notre approbation, ne devraient pas être absolues et sans contrôle », a déclaré dans un communiqué du 12 juin Sahbi Aatig, chef du groupe de Ennahda.

Lors d’une conférence de presse donnée le même jour, le ministre de la Culture a annoncé qu’il déposerait une plainte criminelle contre les organisateurs de l’exposition pour avoir présenté des œuvres d’art qui insultaient l’islam. Il n’a pas précisé quelle loi il comptait utiliser pour déposer cette plainte, étant donné que le code pénal tunisien ne contient aucun article définissant un tel délit.

Attaque contre la sacralité de l’islam

Le 13 juin, le Président, le chef du gouvernement et le président de l’Assemblée nationale constituante ont émis un communiqué commun condamnant toute attaque contre la sacralité de l’islam et déclarant que la liberté d’expression et d’opinion ne couvrait pas de tels délits puisque leur objectif était de provoquer et de diviser.

Ces réactions sont basées sur l’idée que la liberté d’expression devrait être limitée dès qu’il s’agit d’opinions liées à la religion. Cette position avait été mise en avant par l’Organisation de la conférence islamique (OIC), qui en 1999 avait introduit une résolution sur la diffamation de la religion auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU.

Pourtant, après dix ans de lutte à l’ONU, cette approche a suscité une opposition grandissante et a plus tard été écartée par l’OIC à l’ONU, sur la base d’un consensus énonçant que les critères universels des droits humains protègent les individus, pas les idées abstraites ou les religions.

La résolution 16/18 de mars 2011 du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, adoptée par consensus, a abandonné toute notion de diffamation des religions comme limite possible à la liberté d’expression.

En droit international, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, corps d’experts qui élabore l’interprétation définitive du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a énoncé dans son interprétation détaillée de la liberté d’expression que « les interdictions de manifestations d’irrespect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte », sauf les circonstances très strictes définies par le Pacte – telles qu’un plaidoyer pour la haine religieuse qui constituerait une incitation à la discrimination, l’hostilité ou la violence.

Il y avait de très bonnes raisons à cela.

La notion de « sacralité de la religion » est sujette à des interprétations trop générales. Le manque de définition de la signification exacte de cette expression mène inévitablement à accorder aux interprètes le pouvoir d’en juger, que ce soient les autorités, les procureurs ou les juges.

En outre, il offre aux autorités religieuses les plus radicales une large opportunité de jeter l’anathème sur toute œuvre ou tout discours qu’ils estiment contraires aux interprétations orthodoxes.

Etouffer les critiques des doctrines religieuses

Les exemples de la façon dont cette notion a été utilisée pour étouffer les critiques des doctrines religieuses sont nombreux dans l’histoire contemporaine du monde musulman.

En Egypte, la Cour de cassation a reconnu coupable de blasphème le penseur égyptien Nasr Hamed Abou Zaid, qui a écrit plusieurs livres contestant les interprétations orthodoxes de la charia, et a jugé qu’il était un apostat. Il a dû fuir aux Pays-Bas pour éviter qu’on le déclare divorcé de sa femme, étant donné que le tribunal pouvait juger qu’une femme musulmane ne pouvait être mariée avec un homme non musulman.

De même, le code pénal pakistanais définit comme un délit l’outrage aux sentiments religieux de n’importe quelle catégorie de citoyens du Pakistan, en paroles, par des écrits ou par des représentations picturales insultant la religion ou les croyances religieuses de cette catégorie. Insulter le prophète Mohammed ou n’importe laquelle de ses épouses, ses compagnons ou encore les califes est également interdit. Les punitions vont de l’amende à l’emprisonnement à vie – et même à la peine de mort.

Ces dispositions ont été utilisées pour condamner à la prison à perpétuité l’écrivain Younus Shaikh pour la publication de son livre, « L’Ecclésiastique satanique », en 2001, dans lequel il argumentait que la lapidation (« rajam ») comme punition de l’adultère n’était pas mentionnée dans le Coran.

En Tunisie, la proposition de promulguer des lois sur le blasphème risque de devenir un cheval de Troie qui réintroduira la censure dans une transition encore fragile vers la démocratie. De telles lois pourraient corrompre la liberté d’expression et bâillonner les opposants sous l’apparence du respect de la religion. Elles devraient être rejetées. 

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