(Genève, le 6 février 2020) – Les États devraient s’engager à s’abstenir d’utiliser des armes explosives à large zone d’impact en milieu urbain, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
La rencontre diplomatique qui aura lieu à Genève le 10 février 2020 devrait adopter une déclaration politique qui protègera mieux de ces armes les civils des zones peuplées. Human Rights Watch et l’International Human Rights Clinic de la Faculté de droit de Harvard ont présenté leur analyse du projet de déclaration de la rencontre.
« Les États devraient reconnaître l’effet dévastateur qu’ont les armes explosives sur les civils dans les villes et les villages », a déclaré Richard Weir, chercheur auprès de la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « Ils devraient d'urgence s'engager conjointement à éviter l'emploi dans les zones peuplées de ces armes qui frappent sans distinction. »
Les recherches menées par Human Rights Watch ces dix dernières années sur les effets des armes explosives à large rayon d’impact dans les zones peuplées mettent en évidence le coût humain que payent les civils et soulignent la nécessité d’une déclaration politique forte afin d’empêcher leur usage et de mettre en place de meilleures pratiques.
Parmi les armes explosives à grand rayon d’impact figurent celles qui génèrent une zone d’explosion étendue ou projettent des fragments sur un vaste périmètre. Il s’agit également de certaines bombes air-sol, des armes projetant de multiples munitions qui couvrent une vaste zone, comme les roquettes Grad, et des armes qui sont si imprécises qu’elles ne peuvent pas être pointées efficacement sur une cible, comme les « bombes barils ». Toutes devraient tomber sous le coup de la déclaration internationale proposée.
Étant donné les dommages prévisibles que ces armes causent sans distinction aux civils, l’éventuelle déclaration devrait établir qu’il faut s’abstenir de les utiliser dans les zones peuplées, a déclaré Human Rights Watch.
Les armes explosives à large zone d'impact ont causé des préjudices dévastateurs aux personnes et objets civils. L’urbanisation de plus en plus marquée des conflits expose des millions de civils au risque d’être touché par ces armes, qui ont tué et blessé des dizaines de milliers de personnes dans des pays comme la Syrie, l’Afghanistan et le Yémen.
Human Rights Watch étudie depuis longtemps l’usage illégal des armes explosives, aussi bien par les forces armées des gouvernements que par des groupes armés non étatiques, dans de nombreux conflits armés. Le groupe non gouvernemental Action on Armed Violence a constaté qu’au cours de presque chaque année de la dernière décennie, les civils comptaient pour plus de 90 % des pertes lorsque les armes explosives étaient employées dans des zones peuplées.
Les armes explosives à large rayon d’impact abiment ou détruisent souvent des infrastructures civiles comme les ponts, les canalisations d’eau, les centrales électriques, les hôpitaux et les établissements scolaires, ce qui a des répercussions sur des services essentiels. Lorsqu’elles sont employées dans des zones peuplées, les gens sont obligés de s’enfuir de chez eux, ce qui exacerbe les besoins humanitaires.
Les pays qui prendront part à la rencontre de Genève devraient mettre au point et adopter une déclaration politique forte, reconnaissant les préjudices causés par l’utilisation des armes explosives à large rayon d’impact et promettant de s’abstenir de les employer dans les zones peuplées. Cette déclaration devrait aider à clarifier le droit international humanitaire en établissant une présomption contre l’emploi de ces armes dans les zones peuplées, comme Human Rights Watch et d’autres organisations y ont appelé.
Par le biais de cette déclaration, les pays devraient s’engager à mettre en place des lois, politiques et directives militaires adaptées, ou le cas échéant, de modifier celles qui existent. Les pays devraient également s’engager à assister les victimes d’armes explosives, par exemple en leur apportant des soins médicaux et un soutien psychosocial, ainsi qu’en veillant à leur intégration socio-économique. Ils devraient appuyer les efforts de reconstruction, compenser rapidement les gens affectés par les violations des lois de la guerre et, si possible, les dédommager pour les décès, blessures et dommages aux biens. L’assistance devrait particulièrement cibler les personnes handicapées. Les pays devraient par ailleurs s’engager à collecter et partager les pratiques positives et données ventilées dont ils disposent, particulièrement pour le suivi des pertes civiles et des autres dommages causés par les armes explosives, et à se communiquer leurs pratiques en se rencontrant régulièrement.
Même si le projet de déclaration politique offre un excellent point de départ pour la discussion, l’analyse effectuée par Human Rights Watch et l’International Human Rights Clinic de la Faculté de droit de Harvard a identifié plusieurs éléments à amender en vue d’améliorer la protection des civils. La déclaration devrait formuler la promesse de « s’abstenir d’utiliser des armes explosives à large rayon d’impact dans les zones peuplées » et établir une présomption claire selon laquelle cet usage est inacceptable étant donné à quel point il est prévisible qu’il cause des dommages sans discrimination. Elle devrait également renforcer et préciser l’engagement à assister les victimes. La déclaration devrait davantage attirer l’attention sur les répercussions de l’usage des armes explosives dans les zones peuplées, renforcer les engagements sur la collecte et le partage des données et mettre en place un cadre de rencontres pour un suivi régulier de la situation.
Le droit international humanitaire, ou « lois de la guerre », interdit d’avoir recours à des armes et attaques qui font subir des pertes indiscriminées ou disproportionnées aux personnes et objets civils, et exige que les parties prennent toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages aux civils. Même s’il n’existe pas d’interdiction portant spécifiquement sur l’usage des armes explosives dans les zones peuplées (« Explosive weapons in populated areas » - EWIPA) certaines armes, notamment celles dont les effets ne peuvent pas être limités de façon satisfaisante, peuvent être illégales. Deux types d’armes explosives – les mines terrestres antipersonnel et les armes à sous-munitions – ont été totalement interdites en raison des effets qu’elles ont sur les civils, qui par nature sont sans discrimination.
Les déclarations politiques engagent les États à atteindre les objectifs qu’ils ont convenus. Même s’ils ne sont pas juridiquement contraignants, ces engagements sont d’un grand poids car ils décrivent des normes de conduite et peuvent aider à clarifier le droit international existant. Par exemple la Déclaration sur la sécurité dans les écoles de 2015, à ce jour soutenue par 101 pays, vise à restreindre l’usage militaire qui peut être fait des établissements scolaires et préserver la scolarisation des enfants pendant les conflits.
Human Rights Watch, en collaboration avec l’International Network on Explosive Weapons (INEW), un réseau cofondé par l’organisation, s’est efforcée de limiter l’usage de ces armes depuis 2011, appelant à « agir immédiatement pour prévenir les souffrances humaines dues à l’emploi des armes explosives dans les zones peuplées ».
« Ces dernières années ont dévoilé non seulement les destructions provoquées par les armes explosives à large rayon d’impact dans les zones peuplées, mais aussi les horreurs qu’entraîne inévitablement leur usage », a conclu Richard Weir. « Les pays devraient se mettre d’accord sur les moyens de mieux protéger les civils des effets dévastateurs de ces armes. »
Armes explosives, dix ans de destructions
Human Rights Watch étudie depuis longtemps l’usage courant qui est fait, dans le cadre de nombreux conflits armés, des armes explosives de grande portée dans les zones densément peuplées. Dans de nombreux cas, cet usage violait les lois de la guerre et constituait un crime de guerre. Aussi bien des forces armées d’États que des groupes armés non étatiques ont eu recours à des armes explosives de grande portée dans des zones peuplées, ce qui a eu un impact dévastateur sur les civils. Les exemples ci-dessous, qui ont eu lieu ces dix dernières années, fournissent un instantané de ces pratiques et de ses conséquences sur les civils. Cette énumération ne représente pas la totalité des entités qui se servent de telles armes, ni toute l’étendue de cet usage.
Cela fait dix ans qu’un mouvement prend de l’ampleur en faveur d’une déclaration politique portant sur l’usage d’armes explosives dans les zones peuplées. En 2015, l’Autriche a convoqué une rencontre sur le sujet, invitant de nombreux pays et organisations non gouvernementales, dont Human Rights Watch. Deux rencontres régionales s’étaient alors tenues, l’une réunissant des pays africains, l’autre, des pays d’Amérique latine et des Caraïbes. En novembre 2018, 50 pays ont signé un communiqué conjoint fort et sans précédent, adressé à l’Assemblée générale des Nations Unies, sur la nécessité d’une déclaration politique limitant l’usage de ces armes dans les zones peuplées.
Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, et le président du Comité international de la Croix-Rouge, Peter Maurer, ont émis un appel conjoint, en septembre 2019, en faveur d’une telle déclaration politique, appelant à la mise en place de normes et de politiques communes afin de remédier à l’usage des armes explosives dans les zones peuplées.
Lors d’une conférence à Vienne en octobre 2019, l’Autriche a initié un processus visant à travailler sur une nouvelle déclaration politique. Au total 133 pays y participaient et la grande majorité de ceux qui se sont exprimés étaient en faveur de l’initiative. Le mois suivant à Genève, l’Irlande a ouvert des consultations diplomatiques portant sur une déclaration politique. Lors de la rencontre du 10 février, les pays apporteront leurs commentaires vis-à-vis d’un projet de déclaration qui a récemment été diffusé. Après des consultations complémentaires, le but de l’Irlande est de mettre la dernière main au texte pour qu’il puisse être proposé à l’approbation officielle des pays en mai ou juin.
Armes explosives et pertes civiles
Les armes explosives à grande portée peuvent soit avoir un grand rayon d’impact destructeur, soit être par nature imprécises, soit encore projeter de multiples munitions en même temps, entraînant des pertes civiles élevées. Souvent une arme peut même appartenir à deux de ces catégories. Par exemple les roquettes non guidées et l’artillerie de gros calibre peuvent à la fois être imprécises et générer un effet de souffle et des fragments sur un vaste périmètre.
Armes à grand rayon destructeur
De nombreuses armes explosives ont des effets de grande portée en raison de la façon dont elles sont conçues ou utilisées, générant souvent un grand rayon d’impact ou dispersant des fragments sur de vastes surfaces. Il s’agit de plusieurs types d’armes, comme les armes air-sol, certaines roquettes et l’artillerie de gros calibre. Les armes air-sol produisant un effet de souffle meurtrier ou une fragmentation sur une grande surface sont souvent liées à des degrés élevés de pertes civiles. Human Rights Watch a ainsi étudié l’usage répandu de ces armes en Syrie, en Irak, au Yémen, en Israël/Palestine et au Soudan, entre autres. Que ces armes soient guidées ou pas, leur taille peut produire des effets de souffle et de fragmentation qui affectent les personnes et structures civiles même lorsqu’elles ne sont pas directement ciblées.
Les gouvernements syrien et russe, ainsi que des membres de la coalition menée par les États-Unis, se sont servis d’armes air-sol tout au long du conflit syrien, causant de nombreuses pertes civiles et détruisant des biens. L’AOAV, qui compile des données sur les incidents dans des rapports en anglais, a constaté que les armes air-sol étaient la cause de 45 % de toutes les pertes civiles en Syrie de 2011 à 2018.
En décembre 2019, le groupe a constaté que la Syrie était le pays le plus affecté par les armes explosives, 74 % des 617 pertes civiles rapportées ayant été causées par les forces gouvernementales et 55 % par des frappes aériennes. Depuis avril 2019, les frappes aériennes de l’alliance militaire syro-russe dans le gouvernorat d’Idlib ont tué plus de 1 500 civils, d’après l’ONU. Une série de frappes aériennes apparemment illégales étudiées par Human Rights Watch en mai 2019 a frappé deux domiciles et tué dix civils, dont quatre enfants, illustrant le pouvoir destructeur des armes air-sol de gros calibre. Un témoin déclarait :
On était assis à la maison. Tout à coup, quelque chose, comme une pression, nous a déplacés. Les fenêtres se sont écroulées. Les portes se sont ouvertes. Le verre volait de toutes parts. C’était horrible. La deuxième frappe, environ 1 minute après, ou 1 minute et 15 secondes, était semblable. Vous êtes assis comme ça et d’un seul coup vous entendez l’explosion. Vous n’entendez pas l’avion, ni les [munitions], vous n’entendez rien à part l’explosion. La troisième frappe est tombée une minute après. La quatrième aussi, entre deux frappes il y avait une minute ou un peu moins. Quel jour affreux c’était. Vous n’entendez rien venir. Vous ne pouvez pas sentir [si] ça va vous toucher ou pas. Tout à coup, des flammes surgissent, et des pierres volent dans tous les sens.
L’usage de munitions air-sol de gros calibre par la coalition menée par les États-Unis dans le nord-est de la Syrie a également blessé et tué des civils qui étaient restés, lors de la campagne pour chasser l’État islamique du territoire, tout en causant de graves dégâts aux infrastructures. Les combats dans le gouvernorat de Raqqa ont été une des opérations les plus intenses menées par la coalition et Human Rights Watch a docuumenté de nombreuses frappes aériennes qui ont causé des pertes civiles importantes.
Les forces israéliennes se sont aussi servies à plusieurs reprises de munitions air-sol lors de nombreuses opérations à Gaza. Lors de sa campagne aérienne et terrestre de 2014, qui a duré 51 jours, Israël a lancé plus de 6 000 frappes aériennes et effectué des dizaines de milliers de tirs de tanks et d’artillerie, selon l’ONU. Au total, plus de 1 462 civils palestiniens ont été tués. Human Rights Watch a documenté un certain nombre de frappes aériennes apparemment illégales lors de l’opération qui a frappé des structures clairement civiles, beaucoup dans des zones peuplées. Ainsi une frappe a tué une femme, Amal Abed Ghafour, qui était enceinte de 7 mois, ainsi que sa fille âgée d’un an, et blessé son mari et son fils de 3 ans. La famille vivait en face d’un immeuble résidentiel qui a été frappé par plusieurs missiles, ont déclaré les témoins.
En Afghanistan, près de vingt ans de conflit impliquant les forces américaines et afghanes, les talibans et d’autres groupes armés ont entraîné des dommages considérables aux civils, dont des pertes humaines, la destruction de biens et des atteintes à la santé mentale des personnes. L’augmentation des pertes civiles dues aux frappes aériennes et terrestres lancées par les forces américaines et internationales ont commencé à décliner lorsqu’ont été imposées des « directives tactiques », émises en vue de remédier aux pertes civiles à partir de 2007, qui ont fini par restreindre l’usage d’armes explosives dans les zones peuplées. Toutefois il semble que le respect de ces restrictions se soit relâché ces dernières années, d’où une hausse brutale des pertes civiles dues aux frappes aériennes menées à l’initiative des gouvernements américain et afghan. Lors d’une de ces frappes aériennes en 2017, neuf personnes ont été tuées par un tir de drone américain, a constaté Human Rights Watch, après que les forces du gouvernement afghan ont attaqué des combattants affiliés à l’EI dans la province de Khorasan. Un témoin, dont la mère, la sœur et la belle-sœur ont été tuées lors de cette frappe aérienne, a déclaré :
Il y avait une cérémonie de deuil et [les gens] étaient là pour exprimer leurs condoléances à la famille... Ma sœur et ma mère étaient en train de franchir le portail de la maison des hôtes, et ma belle-sœur était proche, lorsque la bombe a frappé. Leur voiture est à moitié enterrée dans un fossé. La maison était à mi-chemin des zones de combat, à environ 200 mètres dans chaque direction. Les frappes aériennes ont atteint la maison des hôtes et la voiture.
Des milliers de civils ont également été tués ou blessés dans des attaques d’insurgés employant des armes explosives de gros calibre, comme des engins explosifs improvisés, surtout par les talibans à Kaboul. Lors de la première moitié de 2019, pour la première fois, les décès dus aux opérations des gouvernements américain et afghan ont dépassé ceux causés par les talibans, surtout à cause d’une forte augmentation des frappes aériennes américaines.
Armes et systèmes d’armement imprécis
Plusieurs types d’armes et de systèmes de lancement, qu’ils soient de fabrication industrielle ou improvisés, sont par nature difficiles à utiliser en zone peuplée sans un risque important que l’attaque soit sans discrimination. Des armes comme les mortiers, l’artillerie et les roquettes, lorsqu’elles tirent des munitions non guidées, sont fondamentalement des systèmes imprécis. Dans certains cas, les forces armées peuvent compenser en observant les impacts et en opérant des ajustements, mais les impacts initiaux, ainsi que la surface relativement étendue dans laquelle les tirs peuvent atterrir, ajustés ou pas, font que ces armes sont inadaptées aux zones peuplées. Les munitions improvisées, comme les bombes-barils et les roquettes non guidées air-sol et sol-sol, sont également fondamentalement imprécises. Ce manque de précision peut faire qu’il est quasiment impossible de faire la distinction entre civils et combattants lors d'une attaque.
Au Yémen, les tirs d’artillerie et de mortier, que ce soit par les forces du gouvernement ou le groupe armé houthi, ont causé de nombreuses pertes dans les plus grandes villes du pays. Dans une vague d’attaques en mai 2017, Human Rights Watch a étudié sept attaques, perpétrées à la fois par les forces houthies et affiliées au gouvernement, ayant tué au moins douze civils, dont quatre enfants, et fait 29 blessés, dont dix enfants. Les frappes ont eu lieu à des centaines de mètres des lignes de front et des autres objectifs militaires, tombant sur des quartiers résidentiels, un marché et une charrette de fruits.
Au Soudan du Sud, le recours aux tirs de mortier et d’artillerie par les forces du gouvernement et de l’opposition dans des zones densément peuplées a entraîné de nombreuses pertes lors des combats qui faisaient rage autour de Juba en 2016. Autant les forces du gouvernement que de l’opposition ont effectué des tirs d’artillerie et de mortier vers ou au-dessus des sites de protection des civils mis en place par l’ONU, certains projectiles atterrissant à l’intérieur d’un camp où près de 30 000 déplacés internes avaient trouvé refuge. Un autre projectile a frappé et endommagé une clinique gérée par l’organisation médicale non gouvernementale International Medical Corps.
Human Rights Watch et d’autres organisations ont documenté les importants dommages et pertes civiles résultant de l’usage répandu des bombes-barils par les gouvernements syrien, irakien et soudanais. Ces bombes improvisées sont des armes hautement explosives non guidées, fabriquées à moindre coût et localement – typiquement en bricolant de grands bidons d’huile, des bouteilles de gaz ou des réservoirs d’eau, qui sont remplis d’explosifs brisants et de débris métalliques pour augmenter la fragmentation – puis lâchées d’hélicoptères volant généralement à haute altitude.
Les effets dévastateurs de ces armes ont été observés par Marwan, 15 ans, à Anadan, dans le gouvernorat syrien d’Alep, le 14 juin 2014, lorsqu’une bombe-baril est tombée sur un marché. Il a témoigné :
Je ne me souviens de rien, à part que je me suis revenu à moi et que j’ai vu des gens tués. Une maison de deux étages m’était tombée dessus et les gens me tiraient pour me sortir des décombres... J’ai vu plusieurs personnes à terre. On m’a dit plus tard à [l’hôpital turc de] Kilis que 20 personnes étaient mortes et 16 autres blessées.
Entre le 22 février 2014 et le 25 janvier 2015, Human Rights Watch a identifié plus de 1 000 sites d’impact de grand rayon présentant des dégâts caractéristiques qui correspondent en tout point à l’explosion de munitions air-sol de gros calibre, comme des bombes barils ou conventionnelles larguées depuis des hélicoptères. Dans un certain nombre de cas, des roquettes, des missiles et des bombes thermobariques ont également pu être employés.
Human Rights Watch a également documenté l’usage de ce qu’on appelle les munitions improvisées assistées par roquette (IRAM) par des forces irakiennes – la Division de réaction d’urgence et la police fédérale – lors des combats pour reprendre Mossoul à l’EI. Ces armes n’avaient ni visée ni système d’ajustement de la direction sur les véhicules ou les nacelles de lancement, qui auraient pu modifier la position de l’arme pour être pointée sur une cible spécifique, ce qui fait qu’il était impossible de chercher à viser avec un minimum de précision.
Des groupes armés d’opposition en Syrie ont eux aussi utilisé une artillerie improvisée qu’on appelle localement le « canon de l’enfer » – un moteur de roquette associé à une bouteille de gaz remplie d’explosif –, ainsi que d’autres roquettes de fabrication locale, pour bombarder les villages d’al-Zahraa et Nubul dans la campagne autour d’Alep, lors d’attaques qui paraissaient lancées sans discrimination.
Ces dix dernières années, le Hamas et d’autres groupes armés à Gaza ont tiré des milliers de roquettes non guidées vers des centres peuplés de civils en Israël, notamment la deuxième ville du pays, Tel Aviv, blessant et tuant des civils et causant des dommages à des structures civiles. Ces roquettes imprécises par nature ont même tué et blessé des civils à Gaza même, y compris très récemment, semble-t-il, en novembre.
Armes à munitions multiples
Les armes explosives conçues pour projeter des munitions multiples, afin d’avoir un impact de grand rayon, comme les lance-roquettes multiples (LRM), faits pour couvrir une grande surface, sont particulièrement préoccupantes. Ce sont par exemple les roquettes Grad, de fabrication russe, dont les caractéristiques illustrent bien ces préoccupations. Depuis son point de lancement, la roquette peut atterrir n’importe où à l’intérieur d’un rectangle d’environ 54 000 m2. Human Rights Watch a étudié comment ces armes ont été utilisées dans des zones peuplées, lors de nombreux conflits de la décennie passée, tuant et blessant des civils et détruisant des infrastructures civiles.
Dans l’est de l’Ukraine, les forces du gouvernement et les séparatistes soutenus par la Russie se servent de roquettes Grad depuis 2014, tuant et blessant de nombreux civils. L’impact indiscriminé de ces armes a été mis en évidence lors d’une attaque probablement due aux forces du gouvernement ukrainien dans un quartier du district de Petrovsky. Les forces gouvernementales ukrainiennes semblent avoir lancé de multiples roquettes qui ont créé 19 cratères d’impact sur une surface de 600 m de diamètre, comprenant des jardins et des maisons. Une femme de 62 ans a raconté :
J’étais dans ma chambre quand j’ai entendu un sifflement. Les murs et les fenêtres ont commencé à trembler puis on a entendu beaucoup de détonations très fortes. Mon fils était à la cuisine. Il est arrivé en courant lorsque l’attaque a commencé, sans doute pour essayer de me sauver, mais des éclats l’ont blessé à la jambe. Qu’est-ce qu’il y a ici qu’ils voulaient attaquer ? Il n’y pas d’usine ici, pas de combattants, juste des maisons de gens pauvres.
Une attaque contre des zones tenues par le gouvernement à Marioupol a tué en janvier 2015 au moins 29 civils et un militaire, et blessé 90 civils. Les recherches de terrain de Human Rights Watch indiquaient que les roquettes avaient été tirées du territoire à l’est qui était contrôlé par les groupes armés soutenus par la Russie. Human Rights Watch a trouvé 31 cratères d’impact de roquettes Grad sur le sol et les bâtiments, dont une école. Un témoin déclarait :
Il y avait des cadavres par terre au marché. J’en ai vu un, puis un autre. Un troisième corps était celui d’une fille qui travaillait à la friperie. Sa tête avait été écrasée. Une roquette est tombée pile sur le marché, le détruisant complètement. Heureusement il n’y avait pas d’élèves à l’école lorsque la roquette y est tombée. Autrement on aurait eu ici des dizaines d’enfants morts.
Répercussions en cascade et à long terme pour les civils
L’utilisation des armes explosives dans les zones peuplées a des effets qui vont bien au-delà des pertes immédiates. Une partie des risques intrinsèquement liés à l’usage d’armes explosives qui ont des effets de grande portée dans les zones peuplées relève de leur impact disproportionné sur les bâtiments et infrastructures civiles. Les armes endommagent et détruisent souvent les domiciles, les entreprises et les infrastructures, comme les centrales électriques, hôpitaux, systèmes d’assainissement et établissements scolaires. Lorsque les installations médicales et sanitaires sont abîmées ou détruites, le risque de maladies infectieuses peut fortement augmenter. Les centrales électriques détruites peuvent affecter l’approvisionnement en eau. Les dégâts dans les établissements scolaires ont des conséquences durables pour les enfants qui sont forcés à interrompre et mettre fin à leur scolarité, ce qui a plus de chances d’affecter les filles.
Les répercussions en cascade des atteintes aux services essentiels peuvent affecter de façon disproportionnée les femmes et les populations vulnérables, comme les enfants, les personnes âgées et handicapées.
Ces facteurs obligent beaucoup de civils à fuir leur domicile et leur village ou ville. Les personnes en situation de handicap ont plus de risques de subir des préjudices parce qu’elles peuvent être incapables de s’enfuir. Les déplacements, aussi bien internes qu’à l’étranger, augmentent le risque d’exposition à de très nombreux autres problèmes, entre autres le manque d’accès à l’eau, aux soins médicaux et à l’assainissement. Cela peut affecter les femmes et les filles plus qu’à leur tour, pour des raisons liées à leur responsabilité d’approvisionnement en eau, aux besoins médicaux des femmes enceintes et aux difficultés de gestion de l’hygiène menstruelle. Le fait de fuir augmente également les risques de violence, y compris de violences sexuelles, de trafic d’êtres humains, de mariage des enfants et d’exploitation, qui affecte les femmes et les filles de façon disproportionnée. Les personnes handicapées qui parviennent dans des sites pour déplacés internes ou réfugiés rencontrent souvent des difficultés pour accéder à la nourriture, à l’assainissement et à l’assistance médicale.
Par ailleurs l’usage de ces armes entraîne souvent la contamination des zones touchées par des munitions qui n’ont pas explosé comme prévu, ou « restes explosifs de guerre », ce qui augmente le danger pour les civils demeurés sur place ou qui tentent de revenir. Les enfants sont particulièrement vulnérables aux restes explosifs de guerre.
Les blessures physiques et les risques associés à ces armes sont amplifiés par les dommages psychologiques associés à la violence et à la perte que les armes explosives infligent aux civils, affectant particulièrement les enfants.
Ces conséquences ont été observées dans de nombreux pays ces dix dernières années, en Syrie par exemple, où Human Rights Watch et d’autres ont documenté la destruction avancée des infrastructures civiles. La plupart des infrastructures détruites bénéficiaient aux civils, pas aux militaires, et n’auraient pas dû être ciblées d’après les lois de la guerre. Le gouvernement syrien, soutenu par ses alliés – la Russie, l’Iran et le Hezbollah – a mené des centaines d’attaques ciblées et sans discrimination contre des établissements scolaires ou des hôpitaux, souvent sans aucun objectif militaire à proximité ou causant des dommages disproportionnés aux civils. Suite aux milliers de munitions utilisées par la coalition menée par les États-Unis lors de ses attaques contre l’EI à Raqqa, presque 70 % de la ville de Raqqa ont été détruits ou abîmés. De plus, une analyse préliminaire des images satellitaires par Human Rights Watch a révélé que les bâtiments avaient subi des dégâts intenses dans le gouvernorat de Deir al-Zor à cause des frappes de la coalition menée par les États-Unis.
Ces attaques, perpétrées par de nombreux belligérants du conflit de Syrie, pour la plupart au moyen de munitions air-sol de gros calibre, d’artillerie, de mortiers et de bombes-barils imprécises, ont transformé de vastes pans de la Syrie en champs de ruines. D’après l’ONU, dès 2017, 50 % des infrastructures sociales de Syrie, comme les écoles et les hôpitaux, ont été endommagées ou détruites. Une étude de 2017 de la Banque mondiale portant sur huit gouvernorats a constaté que depuis 2011, la guerre avait endommagé partiellement 20 % et détruit 7 % des logements du pays, ainsi qu’environ deux tiers de ses établissements médicaux et scolaires.
Des estimations de l’ONU à l’échelle nationale, publiées dans un rapport en 2019, indiquent que les hostilités ont affecté 50 % des systèmes d’égouts. Dans ce même rapport, les Nations Unies affirmaient que le pays faisait face à de multiples épidémies de maladies infectieuses. En mars 2019, 2,1 millions d’enfants étaient déscolarisés. Le coût estimé de la reconstruction de la Syrie serait de 250 à 500 milliards de dollars.
La Libye, elle aussi, a été dévastée par près de dix ans de conflit armé intermittent et de combats localisés, des armes explosives ayant été utilisées à plusieurs reprises dans des zones peuplées. Les bombes air-sol, les mortiers, l’artillerie et les roquettes employés par de nombreux belligérants ont tué et blessé des milliers de civils et déplacé des centaines de milliers d’autres, tout en endommageant les infrastructures civiles dans plusieurs villes. Human Rights Watch a documenté de nombreuses attaques de ce type ayant abîmé des centres médicaux et des domiciles civils. Ces dégâts se sont traduits par une plus grande vulnérabilité des civils, portant atteinte à leur accès à l’eau, aux soins médicaux, à l’assainissement et à l’éducation.
Au cours de 2019, des attaques répétées au moyen d’armes explosives perpétrées par le groupe armé basé dans l’est, l’Armée nationale libyenne (ANL), ont tué des centaines de civils et en ont déplacé des dizaines de milliers vers la capitale, Tripoli, qui est contrôlée par les groupes armés appuyant le Gouvernement d’union nationale, soutenu par les Nations Unies. Selon l’ONU, les frappes aériennes sont la cause principale des pertes civiles, suite aux combats dans l’ouest de la Libye, expliquant 182 décès de civils sur les 284 qui ont été documentés en 2019. Human Rights Watch a ainsi étudié une frappe aérienne sur Tripoli, qui semble due à l’ANL, ayant a tué six civils le 1er décembre 2019, dont quatre enfants. La frappe a endommagé six maisons, dont deux sont détruites, et abîmé d’autres biens civils.
Les combats ont affecté l’accès à l’éducation de façon dramatique. Un rapport de l’ONU couvrant l’année 2018 a constaté que plus de 250 établissements scolaires avaient été endommagés ou détruits en Libye. D’autres combats ont obligé des centaines d’autres établissements à fermer et interrompu l’éducation de plus de 100 000 élèves. La situation a également gravement affecté le secteur médical, puisque 20 % des hôpitaux publics, primaires et spécialisés ont fermé à cause des dégâts ou des destructions, selon un rapport de l’ONU de 2019.
Du fait de l’usage d’armes explosives ayant des effets de grande portée dans les zones peuplées de la Libye, des domiciles et des quartiers sont contaminés par des restes explosifs de guerre qui mutilent et tuent des civils, les empêchent d’avoir accès à des services et prolongent leur situation de déplacement.
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Le recours à des #armes explosives dans des zones peuplées dans des pays comme la #Syrie (photo) et le #Yémen est illégal et immoral. Lors des négociations en cours à #Genève, les États devraient s’engager à y mettre fin afin de protéger les civils. https://t.co/o91YVzYWtA #EWIPA
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