(New York) – De nombreuses personnes afghanes évacuées vers la France il y a plus de six mois lorsque les talibans ont pris le pouvoir dans leur pays, sont confrontées à des états traumatiques et de détresse psychologique, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Bien que la France ait fourni un soutien important aux évacué·e·s, dont beaucoup avaient des liens professionnels avec le pays, un manque important persiste en matière d’aide psychosociale urgente et adéquate.
Alors que les forces talibanes ont pris le contrôle de l’Afghanistan en août 2021, les Afghan·e·s ayant travaillé avec des gouvernements et des armées de pays étrangers, ainsi qu’à divers postes au sein du gouvernement, de l’armée ou des forces de sécurité afghanes, se sont trouvé·e·s exposé·e·s à un risque accru de persécution. Les journalistes et d’autres personnes ayant travaillé pour des groupes étrangers non gouvernementaux, notamment pour la promotion des droits humains et de la démocratie, se sont retrouvé·e·s dans la même situation. Beaucoup ont quitté le pays brusquement, laissant dans certains cas des membres de leur famille derrière eux.
« Les Afghan·e·s évacué·e·s en France ont vécu des événements traumatisants et beaucoup continuent à rencontrer des difficultés de santé mentale », a déclaré Jonas Bull, assistant de recherche auprès de la division Droits des personnes handicapées de Human Rights Watch. « Alors que ces personnes doivent apprendre à vivre dans un nouvel environnement, avec une langue nouvelle, tout en s’efforçant de gérer leurs sentiments d’isolement et leurs traumatismes, la France devrait apporter à chacune d’entre elles une aide psychologique de qualité. »
Alors que trois millions de personnes ont fui l’Ukraine au cours des trois premières semaines ayant suivi l’invasion du pays par la Russie, la situation des Afghan·e·s en France apporte des enseignements importants aux pays d’accueil sur la façon dont ils devraient faire de la santé mentale une priorité pour les demandeurs d’asile.
Les personnes évacuées ont fait face à d’innombrables obstacles pour entrer dans l’aéroport de Kaboul en Afghanistan. Dans de nombreux cas, elles ont été menacées, harcelées et frappées aux points de contrôle des talibans. Les femmes ont fait l’objet d’une surveillance particulière de la part des talibans. Certaines d’entre elles, ayant réussi à passer les points de contrôle, ont témoigné qu’elles avaient été traitées de manière humiliante. Certaines ont été séparées de leurs proches dans le chaos des évacuations et ont dû les laisser derrière elles. De nombreuses personnes afghanes avaient déjà connu de graves formes de traumatisme avant ces événements, au cours des décennies de guerre qu’a connues le pays.
Lorsque Kaboul est tombée entre les mains des talibans, le gouvernement français a lancé l’Opération Apagan pour évacuer et mettre en sécurité plus de 3 000 personnes, dont 2 630 de nationalité afghane, entre le 15 et le 26 août. Une fois parvenues en France, les personnes évacuées ont été réinstallées dans le pays et enregistrées dans le système général de demande d’asile.
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 28 personnes entre novembre 2021 et janvier 2022, dont six personnes afghanes évacuées ainsi que des psychologues, médecins, expert·e·s humanitaires, représentant·e·s d’organisations non gouvernementales, employé·e·s de centres d’aide psychologique, responsables de la communauté afghane, interprètes et responsables du gouvernement français. Les entretiens ont été réalisés à distance, par vidéo ou au téléphone, ainsi que via des échanges écrits, avec des personnes à Paris, Lyon, Marseille, Montpellier et Strasbourg.
Human Rights Watch a constaté que le gouvernement français avait déployé des efforts importants pour accueillir, loger rapidement et soutenir les personnes afghanes évacuées. Plusieurs représentant·e·s d’organisations non gouvernementales et humanitaires travaillant à soutenir les demandeurs d’asile ont constaté que le gouvernement traitait de manière prioritaire les demandes d’asile des personnes évacuées d’Afghanistan arrivées en France après la prise de pouvoir des talibans. Une organisation a rapporté que l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), la structure chargée des demandes d’asile, avait mis en place des rendez-vous supplémentaires afin d’examiner rapidement les demandes d’asile. Plusieurs personnes évacuées interviewées avaient reçu une réponse positive en quelques semaines et s’étaient vu octroyer un permis de séjour de longue durée.
La France a exprimé son engagement à faire de la santé mentale une priorité, notamment en accueillant le 3e Sommet mondial de la santé mentale en octobre 2021. Pourtant les personnes évacuées font toujours face à de grandes difficultés pour accéder à un soutien psychologique, a constaté Human Rights Watch.
Pour de nombreuses personnes évacuées, les premiers jours en France ont été marqués par un mélange de soulagement et d’épuisement. Un psychologue qui assistait à l’arrivée des personnes évacuées à l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle a indiqué à Human Rights Watch que les gens étaient toujours en état de choc, occupés par des pensées de survie physique. Avec le temps, ils ont commencé à lutter contre l’anxiété, la dépression, l’insomnie, les cauchemars et parfois une grave détresse psychologique, y compris le stress post-traumatique.
Un homme a ainsi expliqué à Human Rights Watch : « Je suis au lit [en France], mais mon esprit est en Afghanistan. » De son côté, une femme a indiqué : « J’aime mon pays, j’aime mon peuple. Mais j’ai le cœur transpercé, je ne peux rien faire d’ici. J’étais en état de choc et je suis toujours en état de choc. Je n’arrête pas d’oublier des choses. J’ai même oublié mon nom. » Une autre femme a témoigné : « Je n’arrivais pas à dormir, alors [les bénévoles français·e·s] m’ont adressée à ce centre [de services psychosociaux]. D’abord je n’arrivais pas à dire un mot. Je ne faisais que pleurer. Au bout d’un mois, je suis arrivée avec le sourire. »
Les personnes évacuées étant dispersées à travers le pays, certaines ont pu rapidement avoir accès à des services de santé mentale, tandis que d’autres ont eu du mal à trouver l’aide qu’il leur fallait. Les demandeurs d’asile n’ont pas accès à une couverture maladie complète pendant leurs trois premiers mois en France, ce qui représente souvent un obstacle majeur à l’accès aux services de santé mentale. Les personnes évacuées envoyées dans des régions françaises isolées ont eu plus de mal à accéder à ces services et il est rare de trouver un soutien à distance, par téléphone ou vidéoconférence.
Plusieurs psychologues interrogé·e·s ont expliqué que dans de nombreux cas, les centres d’aide psychologique spécialisés des grandes villes françaises étaient submergés par le nombre de personnes demandant un soutien psychosocial, ce avant même l’arrivée des personnes évacuées. Une coordonnatrice d’un centre parisien a expliqué que certains demandeurs d’asile faisaient de longs trajets pour recevoir de l’aide.
Alors que ces centres travaillent habituellement avec une équipe d’interprètes qualifié·e·s et bien formé·e·s sur les traumatismes, certaines personnes évacuées ont été prises en charge par des psychologues extérieur·e·s, non spécialisé·e·s, et sans interprète. Par ailleurs, des interprètes sont également exposé·e·s aux traumatismes vécus par les personnes évacuées et à l’inquiétude à propos de leur famille restée en Afghanistan. Les travailleur·se·s sociaux·les des refuges subissent également indirectement les répercussions des traumatismes et risquent le surmenage.
Le droit à la santé, qui comprend la santé mentale, est reconnu dans les traités internationaux et européens relatifs aux droits humains, comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Conformément aux dispositions de ces traités et aux principes de la CDPH, l’apport de services de santé mentale, dont l’aide psychologique, devrait être réparti équitablement sur tout le territoire. La France a ratifié ces deux traités.
La France devrait immédiatement rendre disponible une aide psychologique aux personnes évacuées et aux autres personnes demandant une protection. Lorsqu’un besoin d’aide psychologique est exprimé ou identifié, y compris au cours du processus de demande d’asile, les autorités françaises devraient diriger les personnes vers des services de soutien psychosocial, idéalement des centres dédiés ayant une expertise en matière de traumatismes liés aux conflits, des interprètes qualifié·e·s et des équipes dotées des compétences culturelles et linguistiques adéquates. Les personnes demandant une protection devraient être informées de la disponibilité de cette aide et pouvoir choisir le type de soutien le plus adapté à leurs besoins. Elles devraient avoir le droit de se désinscrire des services de soutien psychosocial à n’importe quel moment.
« Les personnes fuyant des conflits ne devraient pas subir la charge supplémentaire de devoir attendre des semaines avant d’avoir accès à une aide psychologique, puis de découvrir qu’il n’y a pas de services adaptés là où elles vivent », a conclu Jonas Bull. « Les Afghan·e·s en France ont encore besoin d’un soutien accru, et au moment où les pays européens commencent à accueillir des réfugiés fuyant la guerre en Ukraine, les enseignements de l’évacuation de l’Afghanistan vers la France soulignent l’importance de faire de la santé mentale une priorité. »
Méthodologie
De novembre 2021 à janvier 2022, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 28 personnes, dont six personnes évacuées d’Afghanistan, ainsi qu’avec des psychologues, des médecins, des expert·e·s humanitaires, des représentant·e·s de groupes non gouvernementaux, des personnes dirigeant et coordonnant des centres de services psychosociaux, des leaders de la communauté afghane, des interprètes et des responsables du gouvernement. Les entretiens ont été menés à distance, en français, anglais ou dari – avec des interprètes pour le dari –, via des plateformes de vidéoconférence, par téléphone ou par courriel. Human Rights Watch a écrit au ministère français de l’Intérieur pour demander des précisions, mais n’a pas reçu de réponse.
Human Rights Watch a constaté que certaines personnes évacuées avaient été interrogées de façon répétée au sujet de leur expérience, par les médias ou les autorités chargées du processus d’asile, ce qui selon certains experts a intensifié leur anxiété et leur traumatisme. Afin d’éviter de les traumatiser à nouveau, Human Rights Watch a limité le nombre d’entretiens avec des personnes évacuées, s’efforçant plutôt de recueillir des éléments d’information auprès de psychologues, d’interprètes et d’autres personnes travaillant auprès des évacué·e·s. Certaines personnes sont identifiées par des pseudonymes pour leur sécurité ou la protection de leur famille restée en Afghanistan.
Les derniers jours avant de quitter l’Afghanistan
Avant les événements d’août 2021, de nombreuses personnes afghanes, y compris celles qui se sont enfuies, avaient déjà fait l’expérience de graves formes de traumatismes au cours des décennies de guerre qu’a connues le pays. L’Afghanistan a été ravagé par la violence et on estime que la moitié de la population vit en situation de dépression, d’anxiété ou de stress post-traumatique, qui peuvent avoir un impact désastreux sur la santé mentale des personnes et sur le bien-être de leurs proches et de leurs ami·e·s. Malgré cela, le gouvernement précédent ne dépensait que 0,26 USD par habitant pour la santé mentale, sur les 7 USD consacrés annuellement aux services de santé en général, laissant la plupart des Afghan·e·s sans accès à des soins adéquats.
En raison de leurs liens professionnels antérieurs, par exemple en tant qu’anciens responsables des forces de sécurité ayant collaboré avec les armées étrangères, les personnes évacuées faisaient face à un risque accru d’être persécutées par les talibans. « Mari », une femme de 27 ans ayant travaillé avec une organisation humanitaire française, a déclaré : « J’ai dû choisir entre une chance de m’en sortir vivante et de partir – ou être tuée d’un moment à l’autre, dès que [les talibans] auraient pris le pouvoir. » « Farhan », un homme de 29 ans de la province de Kapisa et ancien responsable de la sécurité d’une organisation humanitaire française, dont les frères étaient membres des Forces afghanes de défense nationale et de sécurité, a témoigné : « [Les talibans] ont essayé de me trouver. J’ai changé plusieurs fois de numéro de téléphone. Ils ont appelé mon père en disant : ‘Maintenant on va vous trouver.’ Après ça, c’était tellement difficile pour moi. J’ai reçu un coup de téléphone de mon père qui me disait : ‘Tu dois absolument trouver un moyen de partir.’ »
Scènes à l’aéroport et évacuations
Les personnes interrogées ont décrit leur peur d’être exposées à cause des documents qu’elles transportaient, qui identifiaient leurs expériences de collaboration passées avec des organisations internationales. Comme le raconte Mari : « J’étais inquiète à propos de mes papiers. D’un côté il vous faut ces documents pour être évacuée, d’un autre côté vous pouvez risquer votre vie du seul fait de les avoir sur vous. » Pour éviter les risques pesant sur elle au cas où ses documents auraient été trouvés sur elle ou chez elle, Mari les a cachés en les enterrant pendant qu’elle attendait devant l’entrée de l’aéroport.
Dans tout ce chaos, certaines personnes ont dû laisser des proches derrière elles. Mari a perdu sa famille dans la foule. Lorsqu’elle a réussi à entrer dans l’aéroport, elle a appelé ses proches, mais ils lui ont dit qu’ils ne parviendraient pas à la rejoindre à cause de la foule amassée et des tirs incessants des soldats. Mari a dû partir toute seule. C’est aussi le cas de Farhan, qui a raconté : « C’était tellement difficile... Ma famille a été arrêtée à deux ou trois points de contrôle des talibans. J’ai essayé de les attendre, pendant un jour et une nuit, mais ils n’ont pas trouvé le moyen de pénétrer dans l’aéroport. J’ai appelé mon père et il m’a dit : ‘Tu dois partir.’ »
Comme les talibans mettaient en place des points de contrôle aux abords de l’aéroport, toutes les personnes évacuées ont confié qu’elles avaient peur de subir des violences. « Rafi », un journaliste et réalisateur de documentaires, a témoigné : « Cette nuit-là a été horrible, on voyait tout. Les soldats, comment ils traitaient les gens, les coups de feu. J’ai vu beaucoup de choses qui étaient vraiment tristes. »
Mari raconte qu’un taliban lui avait donné des coups de pied et frappée avec son arme, la blessant à l’œil et à la jambe : « Ils voulaient voir mes papiers, mais j’ai résisté – c’est pour cela qu’ils m’ont frappée », a-t-elle déclaré. À chaque fois que les talibans frappaient quelqu’un dans la foule, les gens commençaient à crier, ce qui ne faisait que déclencher davantage de violence de la part des talibans, qui tiraient en l’air en guise d’avertissement. « Il m’a semblé plusieurs fois que je ne pouvais plus respirer », a déclaré Mari.
Les enfants étaient particulièrement confrontés à des risques en raison de la foule importante. « J’ai vu que certains enfants étaient perdus », a témoigné Mari. « J’ai vu que de jeunes enfants, des bébés avec leur mère, étaient écrasés par la foule, mais personne ne s’en souciait », a précisé Rafi de son côté. Avec d’autres, il a formé un cercle autour des familles pour les protéger, mais celles-ci étaient incapables de s’approcher de l’entrée de l’aéroport : « Certaines personnes étaient déçues et les familles avec enfants ont commencé à se décourager ».
Toutes les personnes interrogées ont été confrontées – et sont toujours confrontées – aux souvenirs de ces incidents traumatisants de l’aéroport. En se les remémorant, Rafi nous confiait : « J’ai vu des choses que je ne peux même pas décrire. C’était tout simplement une catastrophe. C’est difficile d’en parler comme ça, en quelques minutes [seulement]. »
Une fois parvenues à l’intérieur de l’aéroport et identifiées comme éligibles au départ, toutes les personnes qui se sont entretenues avec Human Rights Watch ont déclaré qu’elles avaient été traitées avec gentillesse par les militaires français. « Ils étaient accueillants, souriants, nous disaient de ne pas nous inquiéter », a témoigné Rafi. « Dès que je suis montée dans l’avion, les choses sont devenues plus faciles », a expliqué Mari. « Du moins je n’avais plus à me soucier de la faim ou du manque de sommeil, ni surtout de me faire tirer dessus et tuer par les talibans. » Elle se souvenait que beaucoup de gens dans l’avion se sentaient très tristes et sans espoir. « Zuhal », une militante féministe et politicienne locale, a raconté : « Nous avons quitté l’Afghanistan avec le cœur brisé. Cela fait trois mois que je pleure sans cesse, à cause de ce que nous avons accompli, à cause de ce que j’ai vu à l’aéroport. »
Répercussions de santé mentale pour les femmes
Les femmes évacuées ont évoqué leurs peurs liées à la prise de pouvoir des talibans dans leur pays. Comme le raconte Mari : « J’ai toujours entendu de terribles histoires sur la façon dont [les talibans] traitent les femmes et nous étions terrifiées par eux. On sait que les talibans n’aiment pas les gens qui ont travaillé avec les étrangers et cela représentait 50 % des motifs que j’avais de partir. Les autres 50 %, c’est parce que je suis une femme et que les talibans ont toujours été contre les femmes. Ils humilient, torturent et tuent les gens, surtout les femmes. »
Zuhal, qui travaille sur les droits des femmes depuis plusieurs années et a quitté l’Afghanistan en compagnie de sa mère, a témoigné : « Nous étions deux femmes seules, ma mère et moi. En tant que femmes, beaucoup d’hommes venaient nous embêter, nous disant ‘Si les talibans se rendent compte que vous n’avez pas d’hommes, ils vont vous tuer.’ » Certains hommes à l’aéroport proposaient de jouer le rôle de leur mari ou de leur frère pour passer les points de contrôle, mais Zuhal refusait : « J’ai dit non, si je dois mourir, je mourrai en disant la vérité. » Aussi bien Mari que Zuhal ont affirmé qu’elles avaient été frappées par les talibans. « Ils nous donnaient beaucoup de coups », a relaté Zuhal. « Comme je criais, ils sont arrivés et m’ont dit : ‘Arrête de crier ou on te tire dessus.’ » La quatrième nuit, Zuhal et sa mère ont finalement réussi à entrer dans l’aéroport.
Certaines femmes ont exprimé leur colère et leur frustration face à la répression des droits des femmes en Afghanistan. Farhan, dont la mère et la sœur étaient enseignantes, a affirmé : « Maintenant elles restent à la maison. Je ne sais pas pourquoi. Les droits de ma mère et de ma sœur sont les mêmes que les miens. Si elles veulent travailler, elles devraient pouvoir travailler. Quel est le problème ? C’est tellement dur en ce moment, pas seulement pour ma mère et ma sœur, mais pour toutes les femmes d’Afghanistan. »
Premiers jours après l’arrivée en France
Après l’atterrissage en France, beaucoup des personnes évacuées étaient épuisées par les événements des jours précédents. D’après le récit de Zuhal : « Personne n’avait l’énergie ne serait-ce que de dire bonjour. J’ai dormi pendant trois jours. Je ne savais plus où j’étais. Après trois jours, je suis sortie et j’ai vu les gens danser, se réjouir de leur liberté. Ça m’a vraiment plu. » Au cours des premiers jours, diverses organisations françaises offraient un soutien psychosocial. Des équipes médicales venaient régulièrement et demandaient comment les gens se portaient du point de vue de la santé mentale, selon le récit de Farhan. Une psychologue d’une unité d’urgence, qui était présente à l’aéroport parisien Charles-de-Gaulle, a fait remarquer : « Ce dont nous avons fait l’expérience, c’était un sentiment de soulagement et d’épuisement [chez les personnes évacuées]. Les gens étaient encore en mode survie. »
Après plusieurs jours de quarantaine dans des hôtels prévus à cet effet, les personnes évacuées ont été réparties dans divers types d’hébergement de tout le pays, d’après une directive de 2018 imposant de distribuer équitablement les demandeurs d’asile dans les départements français. Les personnes évacuées interrogées par Human Rights Watch ont donc été envoyées dans différentes régions. En fonction de la disponibilité et de la taille de la famille, certaines se sont vu attribuer des logements plus spacieux, d’autres des appartements partagés avec d’autres demandeurs d’asile.
Détresse mentale
Les recherches de Human Rights Watch ont constaté que les demandeurs d’asile pouvaient subir des traumatismes avant, pendant et après leur voyage vers l’Europe, déclenchant souvent une détresse mentale chez les personnes cherchant refuge dans l’Union européenne (UE). Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les aspects de santé publique de la santé mentale des migrants et réfugiés en Europe, publié en 2016, a conclu que les taux de stress post-traumatique chez les réfugiés et demandeurs d’asile étaient plus élevés que dans les populations d’accueil.
Même si les personnes étaient physiquement en sécurité, beaucoup avaient du mal à accepter d’être éloignées et séparées de leur famille et de leurs ami·e·s. Farhan a ainsi raconté que ses frères, qui faisaient partie de l’armée afghane, vivaient en se cachant. Sa famille continue de recevoir des appels des talibans, leur demandant de révéler où se trouve Farhan.
Les personnes avaient du mal à s’adapter à leur nouvel environnement et revivaient sans cesse le traumatisme de leur départ d’Afghanistan. Selon le témoignage de Rafi : « Chaque nuit, quand je dormais, mon esprit revenait à Kaboul. Je faisais le même rêve presque chaque nuit. »
Pendant la période où il était au centre d’hébergement pour demandeurs d’asile, on n’a pas proposé à Rafi la possibilité de recevoir une aide psychologique. « J’ai besoin de parler à quelqu’un. Je pense que c’est une des choses les plus importantes pour nous. Parfois cela pouvait faire cesser ces cauchemars et les accès de dépression que j’avais. Les gens comme moi ne parlent pas, à moins qu’il n’y ait quelqu’un comme un·e psychologue qui puisse nous écouter. Si vous n’allez pas bien mentalement, comment êtes-vous censé aller de l’avant ? »
Outre le fait de revivre les événements traumatiques passés, les gens avaient un fort sentiment d’isolement. Comme le raconte Mari : « Les premières semaines étaient très éprouvantes, vraiment difficiles. Ma santé mentale était complètement détruite. J’avais beaucoup de mal. J’ai demandé à voir une psychologue. » Après avoir parlé à son assistante sociale, elle a pu bénéficier de séances régulières de soutien psychosocial et on lui a prescrit des antidépresseurs. Cependant, ce qui l’a le plus troublée, c’est de ne pas pouvoir rejoindre son mari, qui vivait déjà en France : « Cette situation, le fait de vivre ici, affecte ma santé mentale : ma dépression empire lorsque j’habite ici. Je suis seule ici, je me sens seule dans ce pays. »
Sur les six personnes évacuées ayant témoigné, cinq avaient déjà passé leur entretien avec l’autorité traitant les demandes d’asile, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Certaines s’étaient même vu octroyer un statut de réfugié·e, assorti d’une carte de séjour valable dix ans, en seulement quelques semaines. Malgré l’immense soulagement que cela représentait, certaines personnes ont exprimé leurs difficultés pour s’adapter à la vie en France, tenter de reconstruire leur identité. Farhan par exemple a expliqué : « En France, il n’y a personne, je suis seul dans ce pays, je n’ai pas de parents, je n’ai pas d’amis. Je suis tout seul. »
En l’absence d’un soutien psychosocial rapide et complet pour traiter les traumatismes de guerre, la santé mentale peut se détériorer et conduire au désespoir et à la frustration. Une fois relogé à Strasbourg, Farhan a raconté : « Lorsque je veux dormir, je pense à trop de choses. Je n’arrive pas à m’endormir, pendant la nuit je dors peut-être trois ou quatre heures. Je suis au lit, mais ma tête, non. Mon esprit est en Afghanistan. » En dépit de ses demandes pour obtenir une aide psychosociale, Farhan a rapporté qu’il n’avait pas reçu de réponse pendant des semaines.
« Je pensais que ce n’était pas bien d’aller voir l’assistante sociale et de lui expliquer mon problème. J’avais peur qu’on pense : ‘Voyez-vous celui-là, il n’est là que depuis une semaine et il commence déjà à se plaindre, il crée des problèmes.’ Mais après trois semaines d’attente, je me suis mis en colère. Parce que j’avais mal à la tête toute la journée, je ne pouvais pas manger. » Lorsqu’il a enfin réussi à voir une psychiatre dans un hôpital proche, on lui a conseillé de faire des promenades quotidiennes. Au bout de quelques temps, il est retourné voir les assistantes sociales en disant que sa santé mentale ne s’était pas améliorée, mais elles se sont énervées en lui répondant qu’il parlait trop et qu’il fallait qu’il soit patient.
« Faisal », un ancien militaire, a déclaré : « Je ne dors pas bien. Je fais des cauchemars, je rêve des scènes de l’aéroport. Je ne sais pas quoi faire. » Son épouse et ses enfants restés en Afghanistan – dont un enfant ayant avec un handicap psychosocial – vivaient tous cachés. Grâce à d’autres Afghan·e·s vivant à Marseille, on lui a recommandé un centre de services psychosociaux, où il a reçu de l’aide.
En quête d’un soutien et d’interprètes informé·e·s sur les traumatismes
Des études ont montré que les gens cherchant refuge en Europe rencontraient des obstacles importants pour avoir accès aux soins de santé mentale. En vertu de la loi française, les demandeur·se·s d’asile majeur·e·s n’ont accès qu’à des soins médicaux d’urgence au cours de leurs trois premiers mois dans le pays, ce qui constitue un obstacle important pour recevoir une aide psychologique. Sachant cela, Rafi n’osait pas confier ses cauchemars aux assistant·e·s sociaux·les du refuge : « Je me disais que c’était peut-être personnel, qu’elles n’étaient là que pour aider avec les papiers. »
La plupart des organisations spécialisées dans les services psychosociaux destinés aux demandeur·se·s d’asile et aux réfugié·e·s auxquelles Human Rights Watch a pu parler offrent leurs services gratuitement. Cependant les demandeur·se·s d’asile sont confrontés à une longue liste d’attente, ce qui signifie qu’ils et elles attendent plusieurs mois avant de recevoir de l’aide. Suite aux événements de 2021 en Afghanistan, un centre psychosocial a décidé d’ouvrir des services de santé mentale pour toute personne afghane, quelle que soit la façon dont elle est arrivée en France. « Cela affecte toute la communauté afghane », a justifié une psychologue.
Zuhal a été mise en relation avec un centre où elle voyait une psychologue toutes les deux semaines : « Je n’arrivais pas à dormir, alors [les bénévoles français·e·s] m’ont adressée à ce centre [de services psychosociaux]. D’abord je n’arrivais pas à dire un mot. Je ne faisais que pleurer. Au bout d’un mois, je suis arrivée avec le sourire. » À présent elle a lancé un groupe de soutien pour les femmes afghanes en France et commencé à faire des projets pour l’avenir. Zuhal s’est tout de même sentie découragée puisque, une fois sa carte de séjour obtenue, elle a essayé de déménager à Paris, mais n’a pas encore trouvé de logement.
Jusqu’ici, très peu a été fait pour proposer des services à distance. Pour les gens comme Rafi, qui a été envoyé dans une petite ville du sud-est de la France et n’a pas encore eu accès à des services d’aide locaux, des services d’aide à distance pourraient constituer une alternative viable. Une coordonnatrice d’un centre de services psychosociaux de Paris a confirmé que dans certains cas, les gens devaient faire de longs trajets pour venir au centre. Elle a averti cependant qu’une aide à distance avait ses limites pour aider les personnes en détresse aigüe et pourrait être moins efficace si la personne demandant de l’aide ne disposait pas d’un espace personnel lors des séances. D’autre part, si un soutien à distance était disponible, cela pourrait dissuader les efforts visant à mettre en place des services locaux de santé mentale pour les réfugiés.
De nombreuses personnes évacuées et psychologues ont mentionné l’importance de disposer d’interprètes pour les services d’aide psychosociale. Les centres psychosociaux dédiés travaillent généralement avec une équipe établie d’interprètes formé·e·s sur les questions de traumatismes. Une psychologue travaillant dans un centre psychosocial pour les personnes en exil a expliqué qu’elle faisait régulièrement le point avec l’interprète : « Il m’expose son opinion, ses observations et l’hypothèse que l’on peut avancer sur la situation psychosociale de la personne. Cela me permet de réfléchir à mes propres a priori culturels et linguistiques et de discuter avec lui d’approches thérapeutiques. Assurer les séances ensemble permet d’apporter à la personne un meilleur soutien. »
Les interprètes eux·elles-mêmes peuvent connaître des difficultés mentales en assistant les psychologues. Beaucoup ont des proches qui sont restés en Afghanistan et sont inquiets à leur sujet. Une interprète travaillant pour les autorités françaises d’asile a ainsi déclaré : « Moi aussi, je suis affectée par ce qu’il se passe au pays, je suis inquiète pour ma famille et mes ami·e·s. Je suis reconnaissante à la France de m’avoir accueillie ici et je veux aider les gens qui ne parlent pas français. Mais moi aussi je suis toute seule ici et très isolée. » Les autorités françaises d’asile ne lui ont pas offert d’aide psychosociale durant la période où elle travaillait comme interprète pour elles.
Affronter des expériences traumatisantes passées, ainsi que la complexité d’une nouvelle vie dans un pays étranger, prendra du temps pour les personnes évacuées d’Afghanistan, mais l’aide psychosociale est une composante cruciale du processus d’adaptation. Roya, une femme de 19 ans, qui a travaillé dans un hôpital géré par une organisation humanitaire, a déclaré : « J’aime mon pays, j’aime mon peuple. Mais j’ai le cœur transpercé, je ne peux rien faire d’ici. J’étais en état de choc et je suis toujours en état de choc. Je n’arrête pas d’oublier des choses. J’ai même oublié mon nom. »
En compagnie de sa mère, Roya a commencé à voir une psychologue deux fois par mois et s’est inscrite à une thérapie de groupe organisée par la psychologue, aux côtés de plusieurs autres personnes évacuées. Elle a également participé à des séances d’art-thérapie, affirmant : « J’ai pu parler de mes émotions lorsque nous avons fait de l’art-thérapie. On m’a montré un cheminement me permettant de ne pas rester en état de choc. Cela m’a beaucoup aidée. Je vais aller mieux. »
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