(Paris) – Chaque mois, la police française expulse sommairement des dizaines d’enfants non accompagnés vers l’Italie, en violation du droit français et du droit international, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch.
Pour justifier ces expulsions, la police inscrit fréquemment sur les documents officiels des âges ou des dates de naissance différents de ceux déclarés par les enfants. Les autorités ont également expulsé sommairement des adultes, y compris des familles avec de jeunes enfants, sans leur indiquer qu’ils avaient le droit de demander l’asile en France.
« La police aux frontières française n’a pas d’autorité légale pour déterminer qui est mineur et qui ne l’est pas. », a déclaré Bénédicte Jeannerod, directrice France de Human Rights Watch. « Au lieu de jugements hâtifs fondés sur l’apparence ou l’arbitraire, elle devrait orienter ces jeunes vers les autorités de protection de l’enfance pour qu’ils reçoivent une prise en charge adéquate. »
Fin novembre 2020, Human Rights Watch s’est entretenu avec six enfants non accompagnés refoulés en Italie qui ont déclaré à la police française être âgés de moins de 18 ans. Dans chacun de ces cas, bien que les enfants aient indiqué leur âge et, dans certains cas, présenté des documents d’identité, les autorités françaises ont retenu des dates de naissance suggérant qu’ils avaient atteint l’âge adulte. Human Rights Watch s’est également entretenu avec 27 adultes sommairement expulsés de France. Aucun des enfants ou adultes interrogés n’a été informé par les autorités françaises de la possibilité pour eux de demander l’asile en France.
Entre novembre 2020 et avril 2021, Human Rights Watch a également mené des entretiens en personne et à distance avec des bénévoles et des personnels humanitaires, des avocats et d’autres personnes travaillant de part et d’autre de la frontière franco-italienne.
Beaucoup de ces expulsions ont lieu au poste-frontière situé entre Menton, une ville française à environ 30 kilomètres de Nice, et Vintimille, localité italienne du littoral méditerranéen. La police reconduit des enfants et des adultes considérés comme étant entrés irrégulièrement en France au poste-frontière français sur le pont Saint-Louis et leur ordonne de le traverser jusqu’au poste- frontière italien.
De telles situations sont fréquentes, ont déclaré à Human Rights Watch des organisations non gouvernementales travaillant à la frontière franco-italienne. Le personnel de Diaconia Valdese et WeWorld, des organisations italiennes qui fournissent un soutien juridique aux migrants à Vintimille, ont déclaré être témoins de tels cas presque quotidiennement.
Au cours des trois premières semaines de février 2021, des bénévoles de Kesha Niya, une cuisine communautaire de Vintimille offrant des repas et la possibilité de recharger leurs téléphones aux migrants expulsés de France, ont recueilli les témoignages d’une soixantaine d’enfants non accompagnés ayant déclaré avoir été refoulés de France. Les équipes ont également recueilli au moins 30 de ces témoignages d’enfants au cours de chacun des trois mois précédents, ainsi qu’en mars et en avril.
Dans chaque cas, les enfants leur ont montré des formulaires de refus d’admission sur le territoire sur lesquels la police française a inscrit de fausses dates de naissance. Human Rights Watch a examiné bon nombre de ces formulaires, y compris ceux de deux jeunes Soudanais qui ont déclaré être âgés de 17 et 16 ans, alors que la police française a estimé qu’ils avaient respectivement 27 et 20 ans.
Les personnes appréhendées le soir, y compris les enfants, sont souvent détenues la nuit dans l’une des trois unités préfabriquées, chacune de la taille d’un conteneur, avant d’être renvoyées en Italie le lendemain. Enfants et adultes ont confié avoir souvent faim et froid dans ces cellules.
La promiscuité des lieux ne permet aucunement de respecter la distanciation sociale préconisée par les directives nationales de santé publique relatives au Covid-19. Les autorités françaises ne fournissent pas aux détenus de masques ou d’autres équipements de protection, ont précisé les enfants et les adultes interrogés.
Certains enfants et adultes ont également déclaré que la police française ne leur avait pas restitué la totalité de leurs effets personnels avant de les expulser, notamment des documents, des téléphones portables contenant des coordonnées et, dans quelques cas, de l’argent.
Le Conseil d'État, la plus haute juridiction administrative française, a reconnu dans une décision du 23 avril que les conditions de détention dans les préfabriqués étaient « susceptibles de porter atteinte à la dignité humaine », mais a conclu que ce risque n'atteignait pas le seuil juridique requis pour ordonner leur fermeture immédiate.
La loi française autorise la police aux frontières à user d’une procédure accélérée connue sous le nom de « refus d’entrée » pour expulser les personnes arrivant d’Italie tant que les contrôles aux frontières à l’intérieur de l’Union européenne sont en vigueur. La France a rétabli les contrôles aux frontières de l’UE en novembre 2015, juste avant qu’une série d’attaques et de fusillades à Paris et Saint-Denis ne fasse 131 morts.
Etant donné que les agents de la police aux frontières italienne n’acceptent pas les enfants non accompagnés, leurs homologues français devraient remettre ceux-ci aux autorités françaises de protection de l’enfance. La police aux frontières française est tenue de donner à toute personne, y compris aux enfants non accompagnés, la possibilité de demander l’asile en France si elle en fait la demande.
Selon des organisations travaillant à Vintimille, les autorités françaises ont expulsé entre 80 et 120 personnes – adultes comme enfants – chaque jour entre juillet et fin octobre. Lorsque l’Italie et la France ont imposé de nouvelles restrictions fin octobre en réponse à la pandémie de Covid-19, le nombre d’expulsions sommaires est tombé à une moyenne de 50 à 70 par jour, ont-elles constaté. Au cours des mois suivants, les organisations ont constaté une variation considérable du nombre d’expulsions quotidiennes, avec des expulsions sommaires dépassant la centaine certains jours. Les enfants non accompagnés font partie de ceux qui sont refoulés presque quotidiennement, ont-elles précisé.
Ces dernières années, les autorités françaises ont reçu à plusieurs reprises des avertissements selon lesquels ces refoulements enfreignaient fréquemment le droit français et le droit international des droits humains. En octobre dernier, un rapport conjoint d’Amnesty International et de 10 autres organisations non gouvernementales a révélé de nombreux cas pour lesquels la police française avait mentionné des dates de naissance incorrectes sur les formulaires de refus d’entrée, puis refoulé des jeunes ayant pourtant déclaré à la police être âgés de moins de 18 ans.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme a également documenté l’utilisation par la police de fausses dates de naissance pour refouler des enfants non accompagnés de Menton vers Vintimille. Les tribunaux français ont parfois ordonné à la police d’autoriser les enfants à rentrer en France après avoir constaté que les autorités avaient reporté de fausses dates de naissance sur les documents d’expulsion.
Les autorités françaises devraient ordonner à la police aux frontières de respecter la loi et d’accepter l’âge déclaré d’une personne s’il existe une possibilité raisonnable que celle-ci soit un mineur. Ces enfants devraient être confiés aux autorités françaises de protection de l’enfance.
Les autorités françaises devraient également veiller à ce que les centres de rétention frontaliers pour adultes respectent les normes minimales en matière de droits humains, notamment en assurant des conditions d’accueil sûres, hygiéniques et conformes à la dignité humaine. Les enfants non accompagnés et les familles avec enfants ne devraient pas être détenus dans de tels lieux.
Les autorités italiennes devraient demander aux personnes refoulées de France si les informations figurant sur leurs documents de refus d’entrée sont exactes et proposer à celles déclarant être âgées de moins de 18 ans et non accompagnées la possibilité d’être remis aux autorités italiennes de protection de l’enfance ou de retourner en France pour y être confiés à la protection de l’enfance dans ce pays, a recommandé Human Rights Watch. Les autorités italiennes devraient également veiller à ce que toute personne refoulée de France, adulte comme enfant, reçoive de la nourriture, un abri, des vêtements et les soins médicaux nécessaires pendant son séjour en Italie.
« Les conditions de rétention dans les centres frontaliers de Menton sont abusives pour les personnes de tout âge. Pour les enfants, elles peuvent être traumatisantes », a conclu Bénédicte Jeannerod.
Informations complementaires et témoignages
Le chercheur de Human Rights Watch a interviewé des enfants et des adultes migrants en anglais, français et italien, selon leur préférence, aidés dans certains cas par une application de traduction. Par exemple, un garçon somalien âgé de 17 ans a répondu oralement aux questions en anglais après les avoir entendues en anglais et les avoir lues en somali ; de même, Human Rights Watch a vérifié sa compréhension du récit donné en anglais par un homme en provenance d’Azerbaïdjan en se servant de l’application pour traduire des questions complémentaires en russe. Tous les noms d’enfants ont été modifiés par souci de confidentialité.
La préfecture des Alpes-Maritimes, n’a pas répondu au courrier de Human Rights Watch lui demandant de commenter les conclusions de cette enquête.
Falsification des dates de naissance par la police française
Asif F., âgé de 17 ans et originaire du Pakistan, a déclaré s’être enregistré comme étant âgé de moins de 18 ans auprès des autorités italiennes en Sicile. « Lorsque la police française m’a arrêté, j’ai dit que j’étais mineur », a-t-il relaté. Mais, la police française a inscrit comme année de naissance 2000 – soit trois ans avant celle qu’il leur avait donnée – sur le document de refus d’entrée, l’a détenu pendant la nuit, avant de le refouler.
Deux garçons afghans, tous deux âgés de 15 ans, ont déclaré que la police française les avait enregistrés comme ayant 18 et 19 ans, avant de les renvoyer en Italie. Tawfiiq M., âgé de 17 ans, et originaire de Somalie, a indiqué que la police française n’avait pas tenu compte de ses efforts pour expliquer qu’il n’était pas un adulte et qu’elle avait indiqué sur son formulaire de refus d’entrée qu’il avait 20 ans. Human Rights Watch a consulté les formulaires de refus d’entrée de deux Soudanais ayant donné comme âges 17 et 16 ans, la police française ayant estimé qu’ils avaient 27 et 20 ans.
De tels cas sont courants, d’après ce qui a été rapporté à Human Rights Watch. Costanza Mendola, de Diaconia Valdese, a indiqué que son organisation, chargée de fournir une assistance juridique à Vintimille, a enregistré plus de 50 refoulements sommaires d’enfants non accompagnés en octobre, « presque tous avec de fausses dates [de naissance] sur le refus d’entrée ». WeWorld, l’autre organisation d’assistance juridique interrogée, a également documenté de tels cas.
Au cours de la première quinzaine de novembre, des bénévoles de Kesha Niya, la cuisine communautaire qui sert quotidiennement des repas sur un site en bordure de la route près du poste-frontière, ont vu au moins 14 garçons non accompagnés qui affirmaient avoir entre 14 et 17 ans. Parmi eux, quatre jeunes garçons originaires respectivement de Côte d’Ivoire, de Guinée, du Soudan et de Tunisie, ont déclaré avoir été enregistrés en Italie comme mineurs, sans que les autorités italiennes n’aient vérifié la base de données après leur expulsion du territoire français. Trois Ivoiriens ont souligné que la police française n’avait pas tenu compte des photos figurant sur les actes de naissance qu’ils leur avaient montrés. Deux autres ont déclaré que la police ne leur avait pas rendu leurs certificats de naissance avant de les refouler sommairement.
Pendant trois jours fin novembre, les bénévoles de Kesha Niya ont vu 12 garçons non accompagnés déclarer être âgés de moins de 18 ans. Un groupe de six garçons afghans a déclaré que la police des frontières française n'avait pas rendu les documents montrant que les garçons avaient indiqué aux autorités qu'ils étaient mineurs à leur arrivée en Autriche. Les autres garçons – originaire de Côte d’Ivoire, d’Iran et du Soudan – ont tous déclaré que la police française avait inscrit des dates de naissance inexactes sur leurs formulaires de refus d’entrée.
Les bénévoles de Kesha Niya ont vu au moins 30 enfants non accompagnés sommairement expulsés de France chaque mois en décembre, janvier, février, mars et avril. En une seule journée fin février, des bénévoles se sont entretenus avec neuf garçons non accompagnés qui avaient été sommairement refoulés ce matin-là.
C’est après janvier 2018 que les organisations travaillant à Vintimille ont commencé à être témoins d’un nombre important de refoulements sommaires, lorsque des décisions du tribunal administratif de Nice ont conclu que la police des frontières française ne respectait pas les garanties de protection de l’enfance. Cette année-là, l’Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione (ASGI), Diaconia Valdese et Oxfam ont qualifié de « systématiques » les expulsions sommaires d’enfants non accompagnés.
Human Rights Watch a documenté de telles pratiques ailleurs le long de la frontière franco-italienne, mais pas avec la fréquence signalée dans le département des Alpes-Maritimes.
Les autorités italiennes ont parfois vérifié leur base de données pour s’assurer qu’une personne s’était inscrite comme étant mineure à son arrivée. Dans de tels cas, elles ont refusé d’accepter l’enfant remis par les autorités françaises. Dans un cas, cependant, lorsque Human Rights Watch a accompagné un représentant de WeWorld au poste-frontière italien pour l’informer qu’un enfant avait été expulsé de manière abusive, l’officier responsable a déclaré qu’il considérait comme exacte la date de naissance communiquée par les autorités françaises à moins que la personne ne soit en possession d’un certificat de naissance ou d’une autre preuve d’âge.
Jacopo Colomba, un conseiller juridique de WeWorld, a indiqué : « La plupart du temps, lorsque nous reconduisons un mineur au poste-frontière [italien] dans des cas comme celui-ci, la police accepte de vérifier ses empreintes digitales. Ils ramènent le mineur du côté français si cette recherche démontre qu’il s’est inscrit [en Italie] comme mineur. Après le Covid-19, cependant, nous avons vu un changement. La police refuse souvent de vérifier la base de données. »
Bien qu’il n’y ait aucune raison évidente pour laquelle la pandémie affecterait la capacité des autorités italiennes à vérifier leur base de données, Colomba a déclaré qu’elles semblaient se servir du Covid-19 comme prétexte pour ne pas le faire.
Si de tels efforts échouent, des avocats en France ont obtenu des ordonnances judiciaires enjoignant à la police française d’accepter les enfants non accompagnés précédemment refusés. La procédure juridique peut prendre plusieurs semaines.
Comme les enfants ne donnent pas toujours leur âge réel à leur arrivée en Europe, la vérification de l’âge par la seule base de données italienne est insuffisante. Par exemple, Jamal I., un Soudanais de 17 ans, a expliqué à Human Rights Watch avoir déclaré être un adulte lorsqu’il est arrivé en Italie, estimant qu’il serait en mesure de voyager et de travailler plus facilement si les autorités pensaient qu’il avait 18 ans. D’autres peuvent donner des réponses incorrectes ou être mal compris si les autorités les interrogent en l’absence d’interprètes compétents.
Détention nocturne dans des cellules bondées sans nourriture
Après 19 heures, lorsque les agents frontaliers italiens cessent d’accepter ceux qui se voient refuser l’entrée en France, les autorités françaises transfèrent les personnes appréhendées au poste frontière de Saint-Louis, où elles sont détenues pour la nuit. Les hommes d’âge adulte sont placés dans des « unités modulaires » préfabriquées, soit des structures temporaires de la taille de conteneurs. Le contrôleur général français des lieux de privation de liberté a observé lors d’une visite en 2017 que les unités modulaires faisaient chacune 15 mètres carrés.
Les femmes et les enfants, y compris les enfants non accompagnés, devraient être détenus dans une cellule séparée à l’intérieur du poste frontière, mais les garçons que la police française considère comme ayant plus de 18 ans passent la nuit avec les hommes adultes. Tawfiiq M., un Somalien âgé de 17 ans, a déclaré avoir passé la majeure partie de la nuit dans une cellule pour hommes adultes. « Ils ne nous ont donné aucune nourriture », a-t-il dit, ajoutant qu’il avait passé une grande partie de la nuit en larmes à cause du stress que lui a provoqué sa rétention avec des inconnus.
Décrivant les cellules réservées aux hommes adultes, un Tunisien de 19 ans a indiqué : « Il fait froid. Il n’y a pas beaucoup de nourriture. Il n’y a pas de place pour s’asseoir. » Un homme de 29 ans originaire du Mali a décrit de son côté : « Imaginez un coffre-fort à la banque. Ce n’est pas grand. Nous étions au moins 20 à l’intérieur. Il n’y a pas assez d’espace pour pouvoir nous tenir à distance, pas de possibilité de distanciation sociale. Nous n’étions pas en sécurité. »
« Les jeunes peuvent passer jusqu’à 13 heures dans cet endroit, sans couverture, sans lit, sans éclairage la nuit, sans prise électrique pour recharger leur téléphone », a déclaré Zia Oloumi, un avocat basé à Nice. « En moyenne, les gens passent cinq heures et demie dans cet endroit, privés de liberté et ignorant tout de leurs droits. »
« En détention, il n’y a pas d’interprète ni d’informations sur les droits », selon Émilie Pesselier, qui suit la situation aux frontières de la France avec les autres pays de l’UE au sein de l’organisation non gouvernementale Anafé. « Qu’ils souhaitent appeler un avocat ou un proche, recevoir des soins médicaux ou demander l’asile à la frontière, la plupart du temps, ces demandes sont ignorées. »
Les enfants et les adultes détenus en cellules ont indiqué ne pas avoir reçu de soins médicaux lorsqu’ils en ont fait la demande, ce qui a été confirmé par d’autres organisations. « Les gens qui demandent des médecins ou des avocats ne peuvent pas les voir », a déclaré Agnès Lerolle, chargée de projet à la Cafi, une initiative conjointe pour les droits des migrants réunissant Amnesty International, La Cimade, Médecins du Monde, Médecins sans Frontières et le Secours Catholique.
« S’ils veulent avoir accès à des médicaments se trouvant dans leurs propres bagages, ça leur est refusé », selon un bénévole de Kesha Niya. Une ordonnance du tribunal administratif de Nice en date du 30 novembre a relevé, entre autres insuffisances, le manque d’accès aux soins médicaux pour les personnes en cellule.
Dans un rapport daté de 2018 sur l’état des centres de rétention frontaliers de Menton, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a constaté que les préfabriqués et la pièce réservée aux femmes et enfants non accompagnés « ne bénéficient pas des équipements de base (éclairage, chauffage, climatisation, chaises, matelas, couvertures) ». De même, un document d’information de 2018 de l’ASGI, de Diaconia Valdese et d’Oxfam a noté que des adultes et des enfants avaient été détenus « dans des conditions de surpopulation, en l’absence de nourriture et d’eau, de couvertures et de matelas, sans recevoir la moindre information sur ce qui se passait » avant leur refoulement vers l’Italie le lendemain matin. En 2019, la Commission nationale consultative des droits de l’homme de la France s’est dite favorable à la fermeture des préfabriqués.
D’après les témoignages recueillis par Human Rights Watch, il semble que peu de choses aient changé les années suivantes. Une vidéo datant de novembre et tournée à l’intérieur de l’une de ces cellules – vidéo visionnée par Human Rights Watch puis publiée sur la page Facebook de Kesha Niya –, montre des personnes assises et allongées sur des bancs métalliques sans couverture ni matelas, des conditions d’accueil correspondant aux observations faites par le Contrôleur général en 2018.
Un juge du tribunal administratif de Nice a décidé, en juillet 2017, que personne ne devait être détenu plus de quatre heures dans les unités préfabriquées, la durée maximale autorisée par la loi française pour permettre aux autorités de mener une vérification d’identité. Le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française, a confirmé cette conclusion. « Ce ne sont pas des lieux de détention légaux pour des périodes plus longues. Juridiquement parlant, ils représentent un trou noir », a résumé Colomba, conseiller juridique de WeWorld.
Dans un effort manifeste pour éviter de devoir appliquer la décision de justice, les autorités françaises décrivent désormais les cellules comme des lieux de « mise à l’abri » plutôt que de détention. Cette requalification en forme d’euphémisme est sans fondement juridique, a déclaré Zia Oloumi, l’avocat de Nice, une conclusion partagée par d’autres avocats avec qui Human Rights Watch s’est entretenu. « En fin de compte, nous pouvons clairement voir qu’il s’agit de détention », a déclaré Emilie Pesselier, de l’Anafé. « Les personnes qui y sont détenues ne sont pas libres de partir. »
« Pour les personnes se trouvant fragilisées psychologiquement, la détention dans ces conditions peut être particulièrement difficile », selon Agnès Lerolle.
Confiscation par la police française de documents, de téléphones et d’argent
Human Rights Watch s’est vu indiqué par six adultes sommairement expulsés de France que la police française ne leur avait pas restitué leurs papiers d’identité. Leurs récits concordent avec d’autres informations faisant état d’expériences similaires.
Un Nigérian âgé de 21 ans qui avait demandé l’asile en France a déclaré que lorsque la police française l’a appréhendé à son retour d’un bref séjour en Italie, « la police a confisqué ma lettre indiquant que j’avais une demande d’asile ».
« Il est assez courant pour la police française de saisir ces papiers », a indiqué Colomba. « Nous avons entendu également que la police française a pris des cartes d’identité et des titres de séjour italiens et d’autres pays de l’UE. » Amnesty International, l’Anafé, La Cimade, Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, le Secours Catholique et d’autres organisations ont également signalé la confiscation et la destruction de pièces d’identité par la police française à Menton et dans les environs.
Quatre personnes, dont un garçon de 17 ans, ont indiqué que la police avait confisqué leurs téléphones, leur argent ou d’autres effets personnels, qui ne leur ont pas été restitués. Dans l’un des cas, un adulte en provenance d’Azerbaïdjan a déclaré que la police française lui avait pris son argent et son téléphone quand elle l’a interpellé alors qu’il marchait le long de la voie ferrée entre Vintimille et Menton. « Dans le téléphone, se trouvaient tous mes contacts », a-t-il déploré.
Services limités à Vintimille pour les migrants
Un centre d’accueil à Vintimille administré par la Croix-Rouge, le camp de la Roya, a cessé d’accepter de nouveaux arrivants en mai 2020 pour empêcher la propagation du Covid-19. Le camp a fermé ses portes en juillet. Depuis, les enfants et les adultes refoulés en Italie ont souvent dû dormir dans les rues de la ville.
Limités, les services pour les migrants à Vintimille sont en grande partie des initiatives d’organisations religieuses ou humanitaires. Un refuge pour familles avec enfants fonctionne dans un bâtiment appartenant à la paroisse catholique locale. La cuisine communautaire de Kesha Niya est une initiative bénévole soutenue par des dons. Save the Children et Caritas ont ouvert un centre de jour pour les enfants non accompagnés et les familles fin février.
Conformément au droit de toute personne à un niveau de vie suffisant et à la recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, selon laquelle les États « devraient reconnaître, dans leur législation et leur pratique, un droit à la satisfaction des besoins matériels élémentaires à toute personne en situation d’extrême précarité », l’Italie devrait veiller à ce que les enfants et les adultes expulsés de France aient accès à des vivres, un abri, des vêtements et des soins médicaux adéquats, y compris à Vintimille.
Contrôles exceptionnels aux frontières et refus d’admission
La libre circulation au sein de l’Union européenne signifie, en principe, que les personnes qui se déplacent entre l’Italie et la France ne sont pas soumises aux contrôles aux frontières. Mais la France a rétabli ces contrôles en novembre 2015, juste avant les attaques à Paris et Saint-Denis au cours desquelles 131 personnes ont été tuées. Les autorités ont initialement justifié leur rétablissement par précaution avant la Conférence de Paris sur le climat de 2015. Depuis, elles les ont régulièrement renouvelés tous les six mois, en invoquant diverses justifications. Les personnes trouvées irrégulièrement en France peuvent faire l’objet d’une procédure accélérée, un « refus d’entrée », si elles sont arrêtées par la police à moins de 10 kilomètres de la frontière avec un autre État membre de l’UE tant que les contrôles aux frontières terrestres sont en vigueur.
En septembre 2018, une réforme des lois sur l’immigration et l’asile a éliminé une protection procédurale connue sous le nom de « jour franc », qui accordait aux personnes détenues à la frontière ou à proximité pour des violations des lois sur l’immigration une journée pour faire la demande d’une assistance juridique avant leur refoulement.
En outre, les autorités françaises peuvent effectuer des contrôles dans un rayon de 20 kilomètres d’une frontière terrestre avec un autre État membre de l’UE ainsi que dans les gares internationales, les ports maritimes et les aéroports. Les personnes trouvées en situation irrégulière en France ne devraient pas se voir refuser l’entrée si elles se trouvent à plus de 10 kilomètres de la frontière, mais les autorités françaises peuvent appliquer une « procédure de réadmission » distincte, en vertu d’un accord bilatéral contesté entre la France et l’Italie connu sous le nom d’accord de Chambéry, pour les refouler en Italie. Toutes les personnes interrogées semblent avoir été expulsées dans le cadre du processus de refus d’entrée.
Ce processus repose sur la fiction juridique selon laquelle les personnes qui se trouvent sur le territoire français à moins de 10 kilomètres de la frontière ne sont pas « entrées » en France, de la même manière que le droit français considère les personnes détenues dans les aéroports français comme se trouvant dans des « zones de transit », en attente d’entrée légale en France, même si elles sont transférées dans des hôpitaux ou des hôtels. En théorie, les personnes qui se voient refuser l’entrée ont le droit de demander l’asile en France.
Avant février 2018, la police française refoulait des personnes sans suivre aucune procédure. Après que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a recommandé en septembre 2017 de « mettre immédiatement fin » à ce qu’il a identifié comme des « pratiques illégales de refoulement », la préfecture a ordonné que toute personne appréhendée pour de possibles violations migratoires soit conduite au poste-frontière de Saint-Louis pour une enquête et, le cas échéant, la délivrance d’un document de refus d’entrée.
Avant de refuser l’entrée, les autorités devraient délivrer un refus écrit à une personne en situation irrégulière en France, dans une langue qu’elle comprend, et informer celle-ci de ses droits de demander l’asile et de faire appel du refus d’entrée, entre autres. Les enfants peuvent se voir refuser l’entrée, mais devraient se voir désigner un tuteur. Une protection qui ne semble pas mise en œuvre.
En vertu de la directive européenne sur les procédures d’asile et du règlement européen Dublin III, les enfants non accompagnés qui ont demandé l’asile en France ne doivent pas être renvoyés en Italie. En outre, les enfants non accompagnés ayant des membres de leur famille en France ont le droit au regroupement familial, en vertu du règlement Dublin III, ce qui signifie que ces enfants ne devraient pas non plus être renvoyés en Italie.
En juillet 2020, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française, a confirmé que les personnes demandant l’asile ne devraient pas se voir refuser l’entrée tant que leur demande d’asile n’a pas été examinée.
Les enfants et les adultes interviewés par Human Rights Watch n’ont pas été informés de leur droit de demander l’asile et n’ont pas eu la possibilité de le faire. « Les personnes qui disent vouloir demander l’asile sont refoulées de la même manière que les autres à la frontière », a assuré Mireille Damiano, avocate à Nice. « Dans la très grande majorité des cas, la réponse de la police consiste à dire que les personnes venant d’Italie auraient dû demander l’asile en Italie », a-t-elle ajouté.
« Concrètement, personne ne peut revendiquer le droit d’asile », a souligné Agnès Lerolle, de la Cafi.
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