Résumé
Après avoir perdu ses parents dans un accident, Joshua F. est parti de chez lui, au Cameroun, avec sa petite sœur. C’était en 2016, il avait 13 ans. Sa famille paternelle s’était emparée de la maison et de l’atelier de son père, mettant les deux enfants à la porte. Ils ont quitté Douala pour se rendre à Yaoundé, où ils ont vécu quelques temps dans la rue, jusqu’à ce qu'un homme propose à Joshua un travail de menuiserie dans le nord du Cameroun. En réalité, l’homme les a emmenés au Tchad et forcés à faire de longues journées de travail chez lui, sans les payer.
Puis Joshua et sa sœur ont été enlevés et emmenés en Libye. C’est alors qu’ils se sont retrouvés aux mains de trafiquants de migrants, a-t-il expliqué à Human Rights Watch. « J’étais victime d’esclavage », a-t-il précisé, décrivant de longues journées de travail forcé aux champs et sur des chantiers. Leurs ravisseurs les frappaient, lui et sa sœur, exigeant qu’ils contactent leur famille pour qu’elle leur verse une rançon. Comme il répétait aux hommes qu’il n’y avait personne qu’ils auraient pu appeler, l’un d’eux a tué sa sœur sous ses yeux.
Après plus d’une année passée en Libye, il avait travaillé assez longtemps pour que les hommes considèrent que sa rançon était payée, alors ils l’ont amené sur une plage pour se joindre à un grand groupe qui embarquait sur un Zodiac, un grand bateau pneumatique. Les hommes ont forcé le plus de gens possible à grimper dans le bateau, à un moment en tirant avec leurs armes dans l’eau à proximité du groupe. Après plusieurs jours en mer, un navire a secouru le groupe et l’a emmené en Italie.
Comme Joshua avait des blessures dues au travail forcé et aux coups reçus en Libye, à son arrivée en Italie, il a demandé au personnel du centre d’accueil s’il pouvait voir un médecin. Mais il n’a jamais reçu de soins médicaux pendant tout son séjour en Italie. Il n’a pas pu non plus être scolarisé.
Après six mois, il a décidé de quitter l’Italie. Il s’est rendu à Clavière, un village alpin à la frontière franco-italienne, et a tenté d’entrer en France cinq nuits de suite. Lors de ses quatre premières tentatives, les agents de la police aux frontières l’ont renvoyé en Italie alors qu’il leur avait déclaré son âge et tenté d’expliquer sa situation. Pourtant, selon la loi, ils auraient dû accepter son âge déclaré et, conformément aux procédures décrites à Human Rights Watch par le directeur de la police aux frontières, l’adresser aux autorités de protection de l’enfance.
À sa cinquième tentative, les policiers l’ont laissé poursuivre son chemin vers la France. Ils n’ont pas contacté les services de protection de l’enfance, ce qui fait que Joshua, en compagnie d’un autre garçon, a marché toute la nuit pour arriver à la ville de Briançon. Des bénévoles du Refuge lui ont apporté les premiers soins et organisé son transport vers Gap, la préfecture des Hautes-Alpes, où les enfants non accompagnés font l’objet d’une évaluation de leur âge pour déterminer s’ils seront pris en charge.
À Gap, il a reçu un avis défavorable quant à sa minorité, pour des motifs qu’il ne comprend toujours pas. « Il y avait des choses écrites que je n’avais pas dites », nous a-t-il dit. Avec l’aide d’avocats, il a demandé au juge des enfants de réexaminer son évaluation de l’âge négative et attend que celui-ci rende son jugement à la mi-septembre 2019.
Comme Joshua, de nombreux enfants décident de quitter l’Italie pour la France parce qu’en Italie, ils n’ont pas accès à l’éducation ou à des soins médicaux adéquats. L’hostilité perçue de la part de l’État italien et d’une partie de la population joue également un rôle important dans la décision des enfants non accompagnés de quitter l’Italie.
Il arrive que les enfants migrants non accompagnés quittant l’Italie pour les Hautes-Alpes soient renvoyés sommairement en Italie par les autorités françaises, en violation du droit français et des normes de protection des droits des enfants. Pour éviter d’être interpelés et renvoyés sommairement par la police aux frontières, beaucoup d’enfants franchissent la frontière de nuit, en marchant dans la montagne, loin des sentiers balisés.
Même en plein été, en juillet ou en août, il fait froid en montagne et il est facile de se perdre dans l’obscurité. Les enfants ont décrit avoir marché sept à dix heures pour atteindre Briançon, distante de moins de 15 km par la route. Le temps qu’il arrivent à Briançon, beaucoup étaient épuisés et certains s’étaient blessés en glissant sur des pentes escarpées ou en traversant des torrents glacés. Pendant les mois d’hiver, la traversée est encore plus dangereuse : de nombreux enfants interviewés par Human Rights Watch en janvier et février se remettaient d’engelures et certains avaient dû être hospitalisés.
Une fois en France, beaucoup se voient refuser la reconnaissance formelle de leur minorité à l’issue d’évaluations de l’âge défectueuses. Dans les dossiers examinés par Human Rights Watch, beaucoup d’enfants ont reçu une évaluation de l’âge négative parce que, de l’avis de l’évaluateur, ils n’ont pas su faire un récit clair de leur périple – c’est-à-dire qu’ils ont en réalité fait des erreurs minimes de dates ou confondu les noms des endroits traversés, ou encore qu’ils n’étaient pas enclins à évoquer avec un adulte qu’ils rencontraient pour la première fois leurs expériences les plus pénibles. Avoir travaillé dans leur pays natal ou au cours de leur parcours vers l’Europe peut être considéré comme la preuve que l’enfant est plus âgé qu'il ne l’affirme, alors que de nombreux enfants dans le monde travaillent très jeunes. Des objectifs de vie jugés irréalistes par les évaluateurs, comme une estimation trop optimiste de leurs perspectives d’avenir, peuvent aussi jouer un rôle dans le rejet de leur minorité.
La réglementation française exige que ces évaluations soient de nature pluridisciplinaire, c’est-à-dire qu’elles devraient examiner à la fois le contexte dans lequel ces enfants ont été éduqués, les facteurs psychologiques et d’autres aspects de leur vie, et appelle à adopter une démarche d’évaluation « empreinte de neutralité et de bienveillance ». Certains enfants ont en fait expliqué avoir été interrogés par des évaluateurs qu’ils qualifiaient d’indifférents ou hostiles. Les enfants ne comprenaient pas toujours l’interprète qu’on leur assignait et nous ont parfois dit que leur interprète critiquait leurs réponses. De nombreux enfants avaient le sentiment qu’on ne les écoutait pas pendant leur entretien, un constat renforcé lorsqu’ils ont lu par la suite les rapports rédigés par l’évaluateur. A l’instar de Joshua, beaucoup d’autres enfants nous ont dit que ces rapports contenaient d’importantes inexactitudes ainsi que des déclarations qu’ils n’avaient pas faites.
Un grand nombre d’enfants arrivant seuls en France, dans les Hautes-Alpes ou ailleurs, ont souffert de graves abus dans leur pays d’origine, puis connu la torture, le travail forcé et d’autres mauvais traitements en Libye, et vécu une terrifiante traversée de la mer sur des bateaux surpeuplés à destination de l’Europe. Beaucoup présentent des symptômes de trouble de stress post-traumatique (TSPT), selon ce qu’ont expliqué à Human Rights Watch des médecins travaillant avec les enfants migrants dans les Hautes-Alpes. Pourtant, le processus d’évaluation de l’âge ne semble pas tenir compte de ces circonstances, ni des effets bien connus du TSPT sur la mémoire, la concentration et l’expression des émotions.
L’une des conséquences immédiates d’un refus de reconnaissance de minorité est d’être évincé des lieux d’hébergement d’urgence réservés aux enfants non accompagnés, même pour ceux qui demandent le réexamen de leur cas par un juge. Certains trouvent refuge auprès de familles qui proposent bénévolement de les accueillir. D’autres sont hébergés dans des lieux pour adultes.
Certains enfants finissent par voir l’évaluation négative de leur âge annulée par la justice, mais la longueur des délais pour cette reconnaissance formelle de la minorité peut affecter l’éligibilité des enfants à un statut migratoire en règle à l’âge adulte.
Par ailleurs, des policiers harcèlent les travailleurs humanitaires, bénévoles et activistes qui prennent part à des opérations de recherche et de sauvetage en montagne, communément appelées « maraudes ». Ainsi, des membres de ces équipes de maraudes ont expliqué à Human Rights Watch que la police les soumettait régulièrement à des contrôles de papiers – des procédures qui sont légales en France, mais susceptibles d’être utilisées abusivement. Dans certains cas, les bénévoles et militants ont expliqué qu’ils recevaient des contraventions routières ou faisaient l’objet de fouilles intrusives ou de questionnements prolongés dans des circonstances suggérant que l’objectif réel de ces agissements policiers est de les cibler pour leurs activités humanitaires légales, et non de veiller à la sécurité routière ou d’établir leur identité. L’assistance humanitaire est protégée par la loi française, et l’Agence des droits fondamentaux (FRA) de l’Union européenne a demandé à l’UE d’émettre une orientation établissant clairement qu’apporter une aide humanitaire aux migrants ne devrait pas être criminalisé. Pourtant, les autorités françaises ont entamé des poursuites pénales contre des travailleurs humanitaires, souvent fondées sur des dispositions sanctionnant la facilitation de l’entrée irrégulière sur le territoire.
Les pratiques identifiées dans ce rapport violent les droits des enfants non accompagnés ainsi que des travailleurs humanitaires, bénévoles et militants qui aident les migrants, enfants et adultes.
Le refoulement par la police d’enfants non accompagnés vers l’Italie, dans les cas étudiés par Human Rights Watch, semble dépendre de l’humeur de l’agent de police aux frontières et ne respecte ni le droit français, ni les normes internationales relatives aux droits humains portant sur le traitement qui doit être réservé aux enfants non accompagnés, et ne leur accorde pas la protection et la prise en charge en France auxquelles ils ont droit en tant qu’enfants.
Les procédures d’évaluation de l’âge dans les Hautes-Alpes sont arbitraires et ne respectent pas le droit des enfants à une procédure équitable, tirant des conclusions défavorables d’éléments tels que le fait de voyager seul ou de travailler au cours de leur périple, les erreurs minimes de dates ou la réticence à discuter en détail d’expériences traumatisantes. En outre, comme la reconnaissance formelle de la minorité est une première étape essentielle pour entrer dans le système de protection de l’enfance et se voir accorder d’autres droits et services, comme l’accès à l’hébergement, aux soins, à l’éducation et à la régularisation du statut légal, les procédures d’évaluation de l’âge telles que mises en œuvre dans les Hautes-Alpes entraînent la négation du droit des enfants à la protection et à l’assistance.
La France, tout comme les autres États membres de l’Union européenne, a l’obligation de garantir aux enfants non accompagnés qui arrivent à ses frontières le respect de leurs droits tels que définis dans le droit européen et international. Ce rapport évalue les actions des autorités françaises visant à remplir leurs obligations, tout en reconnaissant que la France n’est pas le seul pays de l’Union européenne à avoir des difficultés à le faire de manière constante. Le fait que les enfants non accompagnés arrivant en France ont pu voir leurs droits bafoués par les autorités d’autres pays de l’UE ne réduit en rien l’obligation de la France de veiller à ce que ses politiques et pratiques relatives au traitement des enfants migrants non accompagnés respectent les normes internationales et régionales, ainsi que le droit de l’Union européenne.
Le harcèlement policier vis-à-vis des travailleurs humanitaires, bénévoles et militants entrave leur capacité à fournir aux enfants et adultes qui en ont besoin une assistance potentiellement vitale. Les poursuites en justice pour avoir apporté une assistance humanitaire violent potentiellement les droits humains, y compris le droit à la liberté d’association.
Afin de remédier aux défaillances identifiées dans ce rapport, les services français de police et d’immigration devraient mettre fin au renvoi sommaire d’enfants migrants non accompagnés vers l’Italie, et veiller plutôt à ce qu’ils soient immédiatement transférés auprès du système de protection de l’enfance pour être protégés et pris en charge comme il se doit.
Les autorités françaises devraient réformer les procédures d’évaluation de l’âge conformément aux normes internationales afin de veiller à ce que les enfants ne se voient pas refuser arbitrairement la reconnaissance formelle et la protection auxquelles ils ont droit.
Par ailleurs, les autorités devraient agir pour prévenir le harcèlement policier à l’encontre des travailleurs humanitaires et demander des comptes aux agents impliqués.
Recommandations
Au ministère de l'Intérieur et au ministère de la Justice :
- Enquêter sur les faits rapportés de refoulement d’enfants non accompagnés par la police à la frontière franco-italienne et d’intimidation à l’égard des bénévoles et militants.
- Abroger le décret donnant la possibilité aux préfectures d’utiliser les données personnelles de ceux/celles ayant reçu une évaluation administrative négative de leur minorité à des fins d’expulsion du territoire français, potentiellement avant le réexamen de cette évaluation par la justice.
- Veiller à ce que l’aide et l’assistance aux migrants ne soient pas pénalisées, en accord avec la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2018.
- En lien avec le ministère des Solidarités et de la Santé, s’assurer que les départements disposent des ressources suffisantes pour mener à bien leurs missions de protection de l’enfance.
Au ministère des Solidarités et de la Santé :
- Elaborer des directives sur la méthode à employer pour effectuer des évaluations de l’âge pluridisciplinaires accordant le bénéfice du doute dans les cas où il existe une possibilité raisonnable que la personne évaluée soit un enfant, et les diffuser à l’attention des autorités départementales de protection de l’enfance.
- En lien avec les ministères de l’Intérieur et de la Justice, s’assurer que les départements disposent des ressources suffisantes pour mener à bien leurs fonctions de protection de l’enfance.
À la préfecture des Hautes-Alpes et à la police aux frontières :
- Donner pour directive à la police aux frontières d’accepter l’âge déclaré d’une personne s’il existe une possibilité raisonnable qu’elle soit bien un enfant. Si tel est le cas, la police aux frontières devrait confier ces personnes aux soins des autorités de protection de l’enfance. En aucun cas une personne ne devrait être renvoyée en Italie s’il existe une possibilité raisonnable que ce soit un enfant.
- Veiller à ce que toutes les personnes dont on refuse l’entrée en France, y compris celles qui sont interpelées après être entrées sur le territoire de façon irrégulière, soient informées de leurs droits dans une langue qu’elles comprennent, comme l’exige l’article L.213-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
- Lors de la vérification des actes de naissance et d’autres documents d’identité émis à l’étranger, ces documents devraient, conformément à l’article 47 du Code civil, être présumés valides en l’absence d’une raison justifiée de penser le contraire.
- Ordonner aux agents de police de s’abstenir de procéder à des contrôles d’identité abusifs ciblant les militants et bénévoles humanitaires et de veiller à ce que toutes les interpellations soient motivées par une suspicion raisonnable d’infraction.
- Enquêter sur et, le cas échéant, sanctionner les agissements de la police aux frontières ne respectant pas le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ni le Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale.
À la Direction des politiques de prévention et de l’action sociale du département des Hautes-Alpes :
- Garantir que tous ceux qui attendent une évaluation de leur âge bénéficient d’un hébergement d’urgence pour la période minimale de cinq jours ou bien jusqu’à ce que l’évaluation soit terminée, comme l’exige l’article R.221-11 du Code de l’action sociale et des familles. La période d’hébergement d’urgence devrait être allongée afin de couvrir une éventuelle période de recours devant le juge des enfants contre une évaluation négative.
- Émettre et appliquer des directives claires à destination des services concernés pour qu’ils se conforment à l’arrêté du 17 novembre 2016 du ministère de la Justice. Tous les entretiens devraient être menés avec une expertise et une attention particulières, à travers une démarche d’évaluation « empreinte de neutralité et de bienveillance ». Les actes de naissance et les autres documents d’identité émis à l’étranger devraient être présumés valides en l’absence d’une raison justifiée de penser le contraire.
- Mettre en place un dépistage du trouble de stress post-traumatique (TSPT) par des psychologues expérimentés avant les entretiens d’évaluation de l’âge. Celles et ceux présentant des symptômes pouvant indiquer un TSPT devraient recevoir l’aide d’un psychologue avant d’être évalués. Par ailleurs, des protocoles spécifiques devraient être mis au point, avec l’éclairage d’experts du TSPT, pour déterminer quand, comment et par qui les enfants présentant ce trouble devraient être évalués.
- Garantir la mise à disposition d’interprètes qui parlent les langues et leurs variantes les plus couramment parlées par les enfants non accompagnés qui sont soumis à des évaluations de l’âge dans les Hautes-Alpes.
Au tribunal pour enfants :
- Les juges des enfants devraient appliquer la présomption de validité des documents d’enregistrement des naissances et autres pièces d’identité émis à l’étranger, conformément à l’article 47 du Code civil.
- Les juges des enfants devraient également exercer la responsabilité qui leur incombe d’effectuer un véritable réexamen des évaluations départementales de l’âge.
Au procureur de la République :
- Désigner au plus vite un représentant légal (administrateur ad hoc) dès lors qu’une personne affirmant être un enfant non accompagné cherche à déposer une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA).
Au gouvernement et au Parlement :
- Mettre fin au statut spécial et arbitraire de la zone frontalière de 10 km ; admettre les enfants non accompagnés arrivant à la frontière française afin que leur besoin de protection, leur vulnérabilité, leurs points de vue et leur intérêt supérieur soient convenablement évalués et pris en compte dans toute décision concernant leur avenir.
- Amender l’article 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile afin d’affirmer clairement que l’assistance humanitaire, y compris l’apport de nourriture, d’eau, de vêtements, de soins médicaux et le fait de transporter des personnes, n’est pas un délit pénal, en accord avec la décision de juillet 2018 du Conseil constitutionnel, selon laquelle la fraternité est un principe protégé par la Constitution.
- Amender le Code de I’action sociale et des familles et les autres lois qui s’appliquent afin de tenir compte des principes suivants, découlant des normes internationales :
- Toute évaluation de l’âge devrait être une mesure de dernier recours, employée uniquement lorsqu’il existe des doutes sérieux sur l’âge déclaré d’un individu et dans les cas où les autres approches, notamment les efforts de collecte de preuves documentaires, n’ont pas permis d’établir l’âge de cet individu.
- Avant d’entamer une évaluation de l’âge, les autorités devraient présenter par écrit des raisons claires pour lesquelles l’âge d’un individu est mis en doute.
- L’environnement, les questions posées et l’évaluation des réponses devraient tenir compte du fait qu’on ne peut pas attendre des enfants que leurs récits présentent le même degré de précision que les adultes, ainsi que du fait que les traumatismes que beaucoup ont subis peuvent affecter leur mémoire et leur attitude.
- Les autorités ne devraient pas tirer des conclusions défavorables du fait que les enfants ont travaillé, vécu un temps dans la rue ou encore décidé de partir seuls pour l’Europe. De telles expériences étant malheureusement courantes dans le monde, elles ne devraient pas être considérées comme remettant en question l’âge déclaré d’un enfant.
- L’évaluation de l’âge devrait accorder le bénéfice du doute, de façon à ce que, s’il existe une possibilité que la personne soit un enfant, elle soit traitée comme tel.
- Amender le Code de I’action sociale et des familles et les autres lois qui s’appliquent afin de garantir que la conclusion d’un département selon laquelle un individu a moins de 18 ans ne puisse pas être remise en question par un autre département.
- Amender les articles L.313-11 et L.313-15 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que l’article 21-12 du Code civil, pour garantir que les enfants ne soient pas pénalisés par la lenteur du processus de détermination de l’âge. En vue de l’éligibilité aux permis de séjour et à la naturalisation à l’âge adulte, les enfants devraient être considérés comme étant pris en charge par les services de protection de l’enfance (Aide sociale à l’enfance, ASE) à compter du jour où ils ont demandé à être reconnus comme enfants auprès de la Direction des politiques de prévention et de l’action sociale des Hautes-Alpes, ou de centres d’évaluation similaires, et ce quelle que soit la durée du processus d’évaluation de l’âge.
Au Département pour les libertés civiques et l’immigration du ministère de l’Intérieur italien (Dipartimento per la Libertà civili e l’Immigrazione) :
- Garantir que tous les centres d’accueil, y compris ceux pour enfants migrants non accompagnés, leur donnent accès à l’éducation, aux soins médicaux et au soutien psychosocial, et identifier des solutions durables, de façon individuelle pour chaque enfant non accompagné, pour l’aider à établir une normalité et une stabilité à long terme, conformément à la communication de 2017 de la Commission européenne sur la protection des enfants lors des migrations ainsi qu’à l’orientation de 2018 du Bureau européen d’appui en matière d’asile portant sur les conditions d’accueil des enfants non accompagnés.
À la Commission européenne :
- Évaluer si la France et l’Italie enfreignent la Directive européenne sur les procédures d’asile, la Directive sur l’accueil et le Règlement Dublin III. En particulier, la Commission européenne devrait vérifier si les méthodes d’évaluation de l’âge utilisées par la France accordent bien le bénéfice du doute lorsqu'il y a une possibilité que le jeune soit mineur, et devraient évaluer les conditions d’accueil et les garanties accordées aux enfants en Italie. La Commission devrait effectuer la même évaluation dès que de telles préoccupations émergent à d’autres frontières intérieures de l’UE.
- Proposer une révision de la Directive relative à la facilitation pour qu’elle n’exige des sanctions contre le trafic des migrants que « lorsque les actes ont été commis intentionnellement et pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou autre avantage matériel », comme le prévoit le Protocole contre le trafic illicite de migrants des Nations Unies. La Directive relative à la facilitation révisée devrait affirmer explicitement que les États membres de l’UE ne devraient pas infliger de sanctions pour la facilitation d’une entrée ou d’un transit irréguliers dans les cas où l’objectif est d’apporter une assistance humanitaire.
- Tant que la Directive sur la facilitation n’est pas révisée, élaborer des documents d’orientation pour s’assurer que sa mise en œuvre est conforme aux normes internationales, notamment pour clarifier que l’apport d’une aide humanitaire sans contrepartie financière ou matérielle ne devrait pas être un délit pénal.
Méthodologie
Ce rapport se fonde sur des enquêtes effectuées dans le département français des Hautes-Alpes entre janvier et juillet 2019. Trois chercheurs-ses de Human Rights Watch ont interviewé 59 garçons migrants, une fille migrante et un adulte qui vient d’avoir 18 ans. Les soixante premiers s’identifient comme des enfants de moins de 18 ans, et le dernier est un majeur de 18 ans arrivé en France à l’âge de 16 ans. Vingt et un viennent de la république de Guinée (souvent appelée Guinée-Conakry pour la distinguer de la Guinée-Bissau et de la Guinée équatoriale), dix de Côte d’Ivoire, neuf du Mali, six de Gambie, quatre du Nigeria, trois du Sénégal, deux du Burkina Faso, et les six restants viennent respectivement du Bénin, du Cameroun, du Ghana, de Guinée-Bissau, du Liberia et du Niger. Cinquante-huit d’entre eux sont passés par la Libye et l’Italie avant d’arriver en France. Deux sont passés par le Maroc et l’Espagne, et un a pris un avion directement pour la France.
Parmi les enfants que nous avons interviewés, deux avaient été formellement reconnus comme mineurs suite à l’évaluation de leur âge par le Conseil départemental, tandis que 33 avaient reçu un avis défavorable quant à leur minorité de la part de ce dernier au moment de notre entretien avec eux. Parmi ceux qui ont reçu une évaluation négative de leur minorité, sept ont été formellement reconnus mineurs après un recours devant le juge des enfants, et un a été reconnu mineur par un juge des tutelles. Le jeune homme de 18 ans avait reçu une carte de séjour française une semaine avant l’entretien avec Human Rights Watch, soit onze mois après avoir été formellement reconnu mineur par le juge des enfants.
Les chercheurs-ses de Human Rights Watch ont mené les entretiens en français, anglais, italien, et dans un cas en portugais, selon la préférence des personnes interviewées. Les chercheurs-ses ont exposé à toutes les personnes interviewées la nature et l’objectif de nos recherches, notamment leur intention de publier un rapport à partir des informations collectées. Ils ont informé chaque personne susceptible d’accorder un entretien qu’elle n’avait aucune obligation de leur parler, que Human Rights Watch ne fournissait pas de services humanitaires ni d’assistance juridique et qu’elle pouvait arrêter l’entretien à tout moment, ou refuser de répondre à certaines questions, sans aucune répercussion négative. Les chercheurs-ses ont obtenu un consentement oral avant chaque entretien. Les personnes interviewées n’ont reçu aucune compensation matérielle pour leur entretien avec Human Rights Watch.
En outre, Human Rights Watch a consulté 36 rapports d’évaluation rédigés par la Direction des politiques de prévention et de l’action sociale du département des Hautes-Alpes, treize jugements en assistance éducative du juge des enfants et deux ordonnances du juge des tutelles.
Human Rights Watch s’est également entretenu avec des avocat-e-s, des professionnel-le-s de santé, des personnes travaillant pour des organisations humanitaires, des bénévoles aidant des enfants migrants, ainsi que des bénévoles et militants effectuant des missions de recherche et de sauvetage, que l’on appelle communément « maraude », dans la zone montagneuse autour de la frontière franco-italienne.
Human Rights Watch a rencontré le directeur des services du Cabinet de la Préfète des Hautes-Alpes ainsi que le directeur de la police aux frontières pour les Hautes-Alpes et les Alpes de Haute-Provence, et leur a fait connaître les conclusions de cette recherche. Nous avons adressé trois demandes de rendez-vous à la Direction des politiques de prévention et de l’action sociale des Hautes-Alpes, et deux demandes supplémentaires afin d’obtenir des réactions au sujet de nos conclusions préliminaires.[1] En réponse à notre première demande de rendez-vous, visant à entendre le département sur la façon dont il détermine la minorité des enfants, leur fournit un hébergement et s’assure de leur accès à l’éducation, le département a répondu :
Nous assurons nos responsabilités de mise à l’abri, d’évaluation dans le respect des textes, d’accompagnement des MNA [mineurs non accompagnés] reconnus mineurs, vers la scolarité, l’apprentissage ou des stages en entreprise…
Selon nous, il n’y a pas matière à être « entendus », le flux migratoire étant à la baisse dans les Hautes-Alpes et nos missions n’[ayant] pas changé.[2]
Le département a finalement apporté des réponses d’ordre général à plusieurs points que nous avons soulevés, mais refusé de répondre à nos questions spécifiques.[3] Nos questions et la réponse du département figurent dans les annexes de ce rapport.
Human Rights Watch a également transmis aux autorités italiennes un résumé des témoignages des enfants au sujet des conditions d’accueil en Italie, et leur a demandé une réaction.[4] Les autorités italiennes ont répondu par une description du système d’accueil pour les enfants non accompagnés et ont donné des éléments de réponse aux questions que nous avons posées, comme nous l’expliquons plus en détails dans le chapitre suivant.[5] Ces questions, ainsi que la réponse des autorités italiennes, figurent également dans les annexes.
Tous les prénoms des enfants cités dans ce rapport sont des pseudonymes. Human Rights Watch n’a pas non plus divulgué les noms des travailleurs humanitaires qui lui en ont fait la demande, ni d’autres informations qui auraient permis de les identifier.
Conformément aux normes internationales, le terme « enfant » désigne une personne âgée de moins de 18 ans.[6] Comme le Comité des droits de l’enfant des Nations unies et d’autres instances internationales, nous utilisons dans ce rapport le terme « enfant non accompagné » pour désigner un enfant « qui a été séparé de ses deux parents et d’autres membres proches de sa famille et n’est pas pris en charge par un adulte investi de cette responsabilité par la loi ou la coutume ».[7] Quant à « enfant séparé », ce terme désigne un enfant qui « a été séparé de ses deux parents ou des personnes qui en avaient la charge à titre principal auparavant en vertu de la loi ou de la coutume, mais pas nécessairement d’autres membres de sa famille »,[8] ce qui signifie qu’il peut être accompagné par un autre membre adulte de sa famille.
I. Enfants non accompagnés arrivant dans les Hautes-Alpes
Comme dans le cas de Joshua F. décrit au début de ce rapport, de nombreux enfants non accompagnés ont expliqué à Human Rights Watch qu’ils étaient arrivés dans les Hautes-Alpes après avoir quitté leur pays, soit seuls, soit avec des frères et sœurs ou des amis de leur âge, soit en compagnie d’adultes, afin d’échapper à des abus commis au sein de leur famille ou à des violences ciblées de la part de bandes criminelles ou de groupes armés.
Presque tous ont décrit les dangers auxquels ils ont été confrontés lors de leur voyage. En particulier, 58 d’entre eux nous ont indiqué avoir transité par la Libye, où la détention arbitraire par les autorités, des milices, des passeurs et des trafiquants, ainsi que la torture, les mauvais traitements et le travail forcé sont fréquemment dénoncés, pour les migrants adultes comme pour les enfants. Certains nous ont confié qu’ils avaient vu des amis ou des proches se faire tuer dans leur pays d’origine. Un jeune garçon nous a dit avoir vu des passeurs tuer sa sœur lorsqu’ils étaient en Libye. D’autres ont vu des gens se noyer en Méditerranée après que leur embarcation eut été malmenée par les vagues ou chaviré. Les risques de ce périple, surtout en Libye et lors de la traversée de la Méditerranée, sont si élevés que le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) décrivent la voie par la Méditerranée centrale comme « particulièrement dangereuse » et l’une des routes migratoires les plus risquées du monde.[9]
La plupart des enfants interviewés pour ce rapport ont passé entre six mois et plus d’une année en Italie avant de décider de se rendre en France. Nombre d’entre eux ont cité le manque d’accès à l’éducation et aux soins médicaux comme la principale raison ayant motivé leur décision de quitter l’Italie. Certains enfants ont déclaré que les attitudes discriminatoires des représentants du gouvernement et d’une partie de la population avaient pesé dans leur décision de quitter l’Italie et de partir en France. En outre, les enfants originaires de pays francophones ont souvent indiqué le facteur de la langue, ainsi que des liens historiques entre leur pays natal et la France, comme motifs supplémentaires de quitter l’Italie pour la France.
La plupart des enfants ont expliqué à Human Rights Watch qu’ils avaient essayé de traverser la frontière entre l’Italie et la France en traversant la montagne entre Clavière, du côté italien, et Montgenèvre, en France. Ils sont passés par la montagne pour éviter d’être arrêtés et renvoyés sommairement vers l’Italie, choisissant ce chemin parce qu’ils avaient entendu dire qu’il était moins dangereux que d’autres itinéraires montagneux.
Il est vrai que le trajet entre Clavière et Montgenèvre est relativement plus sûr que d’autres itinéraires alpins, mais les conditions climatiques imprévisibles, la distance à parcourir et la nécessité de se frayer un chemin de nuit dans un relief montagneux inconnu et escarpé le rendent tout de même très risqué. Les températures peuvent vite chuter la nuit et les chemins peuvent être enneigés jusqu’à début juin. Les jeunes nous ont expliqué que pour éviter d’être arrêtés, ils montaient le plus haut possible, se cachant lorsqu’ils voyaient des lumières au loin ou entendaient des motoneiges. Siaka A., un garçon ivoirien de 16 ans, nous a dit qu’avec ses compagnons de voyage, ils se jetaient derrière un monticule de neige chaque fois qu’ils voyaient ou entendaient des gens.[10] Louis M., un garçon de 16 ans originaire du Mali, a expliqué : « Il y avait beaucoup de neige. Elle m’arrivait aux genoux. Nous devions tout le temps nous arrêter à cause de la neige ».[11] C’est pourquoi de nombreux enfants, lorsqu’ils arrivent à Briançon, souffrent d’engelures, de diverses blessures et des effets de l’épuisement.
En 2018, un tiers des migrants accueillis au refuge à Briançon s’identifiaient comme enfants, nous ont indiqué les bénévoles du refuge.[12] La plupart sont originaires d’Afrique de l’Ouest, les pays d’origine les plus courants étant la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Mali.[13]
Les raisons les poussant à partir de chez eux
Les enfants que nous avons interviewés ont évoqué divers motifs pour expliquer qu’ils étaient partis de chez eux et voyageaient seuls. Beaucoup d’entre eux ont indiqué qu’ils avaient fui des situations familiales violentes, souvent du fait de beaux-parents ou de membres de la famille élargie suite au décès d’un parent. D’autres ont expliqué qu’ils avaient été soumis à l’exploitation par le travail. Certains ont dit qu’ils étaient la cible de groupes armés ou de membres de la communauté à cause de leur religion ou de celle de leur famille, de leur tendance politique supposée ou pour d’autres raisons encore. Enfin, certains ont décrit des circonstances suggérant qu’ils avaient été victimes de traite.
Nombre d’expériences décrites par les enfants constituent des motifs potentiels d’asile ou d’autres protections contre un retour dans leur pays, en vertu du droit international.[14] La loi française offre aux enfants non accompagnés une protection immédiate ainsi que la possibilité d’un statut migratoire en règle à l’âge adulte, pour ceux dont la minorité est formellement reconnue et qui sont pris en charge par le système de protection de l’enfance, sans qu’ils aient besoin de passer par le processus distinct de demande d’asile. La plupart des enfants non accompagnés en France ne demandent ainsi pas l’asile, même si rien ne les empêche de le faire.[15]
Abus dans le cadre familial
Les enfants ont fréquemment mentionné la maltraitance et la négligence de la part de leur famille comme la raison principale de leur départ de leur pays d’origine.
En particulier, des enfants ayant emménagé chez un membre de leur famille après le décès d’un parent ont expliqué qu’ils subissaient une maltraitance physique de la part de leurs nouveaux tuteurs, généralement des membres de la famille élargie. Par exemple, Kebba S., un garçon de 16 ans de père gambien et de mère sénégalaise, a expliqué : « Quand mon père est mort, je suis parti avec ma maman au Sénégal, chez mon oncle. Mon oncle n’était pas gentil avec moi. Un autre oncle, qui m’aime beaucoup et qui est au Gabon, m’a aidé à partir ».[16] D’autres garçons, comme Malick I., ont décrit une maltraitance physique de la part de leur famille élargie dans des circonstances similaires.[17]
Outre les abus physiques, certains enfants ont décrit des situations d’exploitation par le travail dans leurs nouveaux foyers, comme Louis M., un Malien de 16 ans, qui nous a expliqué que son oncle l’avait forcé à travailler dans les champs après la mort de son père et de sa mère. Le travail était exténuant, a-t-il déclaré, ajoutant : « J’étais très, très mal ».[18] Ramatoulaye M., un garçon de 16 ans de Côte d’Ivoire, a déclaré qu’après la séparation et le remariage de ses parents, les membres de sa famille l’avaient envoyé travailler dans la rue à Abidjan.[19]
D’autres, comme Yatma K., un Guinéen de 16 ans, ont rapporté que leurs nouveaux tuteurs ne les laissaient pas aller à l’école.[20]
Plusieurs enfants ont simplement expliqué qu’ils n’étaient pas les bienvenus après le remariage ou le décès d’un parent. Samuel A., 16 ans, du Nigeria, a déclaré : « Ma belle-mère ne voulait pas me voir. Alors mon père m’a dit qu’il était temps que je me prenne en charge tout seul ».[21] Boubacar Y., un Guinéen de 15 ans, a fait un récit similaire.[22] Quant à Ismaël K., un garçon de 16 ans, Guinéen lui aussi, il nous a confié qu’après la mort de son père, la deuxième épouse de son père ne voulait pas qu’il reste à la maison.[23]
D’autres enfants ont décrit la violence subie de la part d’un parent après un divorce ou une séparation.[24]
D’autres encore ont expliqué que leur religion, ou la religion d’un parent, était source de tensions dans leur famille. Ainsi, Malik R., un Sénégalais de 16 ans, a expliqué que sa mère était chrétienne et son père musulman. « Lorsque j’ai eu 12 ans, j’ai choisi la religion de ma mère. Mon père n’a pas pu l’accepter. »[25] Fabrice M., un garçon guinéen de 17 ans, nous a dit qu’il avait été élevé dans la religion catholique, celle de sa mère. Après la mort de son père, sa famille paternelle avait fait pression sur lui pour qu’il se convertisse à l’islam. Quand il a refusé, il a été frappé et même une fois brûlé avec un fer chaud.[26] Joshua F., jeune Camerounais de 16 ans, de père musulman et de mère chrétienne, nous a raconté ce qu’il a vécu lorsque ses parents sont décédés lors d’un accident : « Du côté de mon père, on ne m’aimait pas […]. Ils ont vendu la maison et l’atelier de menuiserie de mon père, dans lequel je travaillais. J’étais à la rue avec ma petite sœur. »[27]
Dans le cas de Joshua, même s’il met les actions de sa famille sur le compte du désaccord religieux, elles pouvaient aussi simplement être motivées par le désir de s’approprier les biens de son père. D’autres enfants ont mentionné que des membres de leur famille convoitaient les biens d’un parent décédé. Par exemple, Ousmane A., 17 ans, a quitté la Guinée avec son frère après que ses demi-frères l’ont agressé, lui fracturant la rotule pendant une dispute à propos de l’héritage.[28] Adama M., un Ivoirien de 17 ans, a déclaré qu’après la mort de son père, ses oncles avaient chassé sa mère et lui de leur maison d’Abidjan.[29]
D’autres sont partis car ils n’avaient plus personne pour s’occuper d’eux, comme Abdullah S., 16 ans, du Liberia.[30] Un autre garçon de 16 ans, Louis M., du Mali, a résumé : « Mon père et ma mère sont morts, il n’y a plus de vie pour moi là-bas. »[31] Assane B., 15 ans, a expliqué qu’en Guinée, il vivait dans la rue.[32]
Ces récits de maltraitance et de négligence de la part des familles, importants motifs de migration, concordent avec d’autres recherches sur les enfants non accompagnés qui font le trajet vers l’Europe de l’Ouest. Ainsi, un rapport de juin 2017 publié par l’UNICEF et REACH a constaté que sur 720 enfants non accompagnés ou séparés de leur famille (dont 97 % de garçons) interrogés en Italie en 2016 et 2017, près d’un tiers – et près de la moitié des enfants gambiens – avaient quitté leur pays à cause de problèmes à la maison ou avec leur famille.[33]
Conflits armés et violences
Certains enfants ont expliqué à Human Rights Watch qu’ils étaient la cible de groupes armés ou de gangs.
Par exemple Aliou M., 16 ans, a expliqué qu’il avait fui le Niger à cause des attaques de Boko Haram, un groupe armé extrémiste dont le nom signifie en langue hausa « l’éducation occidentale est interdite ». « Boko Haram a posé une bombe à la mosquée où priaient mon père et ma mère, et ils sont morts. Boko Haram est venu deux fois à la maison. Ils m’ont frappé à la mosquée », a-t-il témoigné, nous montrant une cicatrice.[34]
Siaka A., un Ivoirien de 16 ans, nous a raconté qu’il avait été ciblé par un gang local. « Mon grand frère était dans un gang […]. Il y a eu un malentendu, donc il est parti. Un lundi soir, [le gang] est venu chercher mon frère chez lui, mais il n’était pas là. Ils voulaient nous faire du mal. Ils m’ont coupé un bout de doigt avec une machette », a-t-il dit, nous montrant son doigt sectionné.[35]
Parfois, les enfants ont expliqué à Human Rights Watch qu’eux ou leurs familles étaient ciblés à cause de leur religion, leur origine ethnique, leur opinion politique ou d’autres raisons de ce type. Ainsi, Ismaïla D., un garçon de 16 ans, explique avoir quitté la Guinée parce que selon lui, les membres de son groupe ethnique sont la cible de violences incitées par l’État.[36]
Musa G., qui avait 18 ans au moment de notre entretien avec lui, nous a dit avoir fui la Guinée-Bissau en 2012, en compagnie d’un oncle, lorsque son père, membre des forces armées, a été tué lors d’une tentative de coup d’État.[37]
Fode A., un garçon de Guinée âgé de 16 ans, nous a expliqué être parti lorsque sa famille a été décimée par le virus Ébola. Comme il était le seul survivant, la communauté l’accusait d’être responsable de cette tragédie :
Mon père est décédé quand j’étais encore bébé, c’était ma maman qui faisait tout. Mais fin 2013, Ébola a touché toute ma famille. Maman et ses frères sont morts alors qu’ils faisaient tout [pour s’occuper de nous]. J’ai perdu mon école car mes amis disaient que j’avais Ébola. Ils m’ont dit qu’ils allaient me tuer. Ils ont dit que c’était moi qui avais amené Ébola [à la communauté].[38]
Traite des personnes
Dans certains cas, les enfants nous ont dit qu’ils n’étaient pas partis de chez eux avec l’idée de se rendre en Europe. Certains ont déclaré avoir été emmenés à l’étranger contre leur volonté. D’autres ont expliqué qu’ils avaient été trompés sur l’endroit où on les emmenait ou le type de travail qu’ils feraient. Dans ces cas, les circonstances décrites semblent indiquer qu’ils ont fait l’objet de traite d’êtres humains.[39]
Par exemple, Joshua F., un garçon camerounais de 16 ans, nous a dit qu’il avait quitté Douala avec sa petite sœur et qu’il s’était rendu à Yaoundé, mais qu’il n’avait jamais eu l’intention de quitter son pays natal. Comme il l’a expliqué :
Un patron m’a proposé un travail de menuiserie dans le nord du Cameroun. Je suis parti avec ma sœur de 12 ans. Mais il nous a kidnappés et nous a emmenés au Tchad. Il nous a confiés à quelqu’un d’autre pour qu’on travaille chez lui. On faisait le ménage mais il ne nous payait pas. Ma sœur a beaucoup travaillé.
Ce n’est pas moi qui ai décidé de partir du Cameroun. Le monsieur m’a dit que c’était un travail dans le nord du Cameroun. Je n’aurais pas accepté d’aller au Tchad.[40]
Après quelques mois au Tchad, un groupe d’hommes armés l’a enlevé, avec sa sœur, et les a emmenés en Libye.[41]
D’autres enfants n’avaient pas l’intention de partir en Europe depuis la Libye. Ainsi Kebba S., un Gambien de 16 ans, s’est échappé d’un centre de détention de Tripoli en compagnie d’environ neuf autres personnes, hommes et garçons. Ils se cachaient dans un champ lorsqu’un homme les a approchés pour leur proposer d’arranger leur transport vers la Tunisie contre paiement. Au total, une cinquantaine de personnes sont montées à bord d’un bateau pneumatique. « [Nous avions] une boussole pour aller en direction de la Tunisie. Puis il s’est mis à pleuvoir. La boussole ne marchait plus », a-t-il raconté. Après deux ou trois jours en mer, un grand navire est venu au secours de leur embarcation et les a emmenés à Catania, en Italie.[42]
Mauvais traitements subis en Libye
La quasi-totalité des 58 enfants que nous avons interviewés nous ont dit être passés par la Libye, où ils ont décrit avoir été kidnappés en vue d’obtenir des rançons et détenus dans des conditions dégradantes et abusives, forcés à travailler, frappés ou soumis à d’autres formes de maltraitance.
Même si les enfants parlaient généralement des endroits où ils étaient détenus comme de « prisons », la plupart ont affirmé qu’ils n’étaient pas détenus par des agents de l’État, et les autres, qu’ils ne savaient pas qui les gardait prisonniers. Dans un de ces récits, Anthony L., un garçon de 15 ans originaire du Ghana, nous a raconté :
En Libye, je dormais dans un camp du désert, à Sabha [à environ 780 km au sud de Tripoli]. C’était comme une prison. Il n’y avait aucun [représentant du] gouvernement, aucun officiel. J’étais emprisonné par des bandits. J’y suis resté une semaine. C’était horrible.
Il y avait beaucoup de gens, 700 personnes. Ils vous gardent dans une pièce sans nourriture. Ils vous frappent. Ils me frappaient pour avoir de l’argent. Ils m’ont frappé pendant quatre jours.
Dans la pièce, il n’y avait pas de place, on ne pouvait même pas s’allonger. Il faisait très chaud. On pouvait juste rester debout, on ne pouvait pas dormir.[43]
Un garçon gambien de 16 ans, Moses P., a lui aussi fait le récit de ses trois mois de détention dans l’ouest de la Libye : « C’était très difficile, il y avait des gens qu’on tabassait et qu’on tailladait avec des lames. En prison, j’ai tellement souffert ! On nous frappait chaque jour. » Il nous a montré des cicatrices sur son corps, qui selon lui datent de la période qu’il a passée en détention.[44] Quant à Gabriel F., 17 ans, du Nigeria, il a rapporté que dans l’endroit où il était détenu à Tripoli, ses ravisseurs « prenaient des filles pour coucher avec elles ».[45]
D’après les témoignages que nous avons recueillis, les conditions de surpopulation et d’insalubrité, ainsi que la nourriture insuffisante et souvent très mauvaise, étaient habituelles dans les lieux où étaient détenus les enfants. « Il y avait 10 à 15 personnes par pièce, il faisait chaud, tellement chaud ! Il y avait seulement une petite fenêtre », nous a raconté Sékou M., un Malien de 16 ans.[46] Quant à Louis M., un autre Malien de 16 ans, il a livré un récit similaire du lieu où on l’a gardé enfermé pendant un mois en Libye : « Dans la prison, il n’y avait pas de fenêtre, il y avait beaucoup de personnes. Je n’ai pas beaucoup mangé, que des petits pains. »[47] Ousseynou A., un garçon de 16 ans de Guinée qui a dit avoir passé un an à Sabratha, à environ 80 km à l’est de Tripoli, sur la côte méditerranéenne, nous a raconté : « En Libye, on ne mangeait pas tous les jours. Même l’eau n’était pas bonne. C’était très difficile. »[48]
Les enfants ont expliqué qu’ils étaient forcés de travailler aux champs ou sur des chantiers s’ils ne parvenaient pas à obtenir le versement d’une rançon par des proches. Joshua F., un Camerounais de 16 ans, nous a dit que lorsque lui et sa petite sœur ont été enlevés au Tchad, on les a emmenés en Libye – il ne se souvenait pas exactement où – et détenus par des hommes armés. Il a raconté :
J’étais victime d’esclavage. On me faisait travailler dans les champs, sur des chantiers. J’ai réussi à m’échapper [du premier endroit où j’étais détenu], mais on m’a attrapé et mis dans une autre prison. Les [hommes] nous maltraitaient et nous demandaient d’appeler nos parents pour qu’ils envoient de l’argent. Mais moi, je n’ai pas de parents, donc un jour, un [homme] a tué ma petite sœur devant moi. Dans l’autre prison, je travaillais dans les champs d’olives pour payer la prison. La prison prenait l’argent.[49]
De même, Siaka A., un garçon ivoirien de 16 ans, nous a dit que comme il n’avait personne à appeler pour payer une rançon, « on m’a vendu à quelqu’un pour travailler. On ne me donnait pas d’argent. J’ai travaillé deux mois, je coupais de l’herbe pour les moutons ».[50]
Beaucoup d’enfants nous ont dit qu’ils subissaient des maltraitances physiques lorsqu’ils travaillaient. Aliou M., un Nigérien de 16 ans, nous a dit que pendant dix mois, il a travaillé sans être payé en Libye, et que l’homme pour qui il travaillait le battait régulièrement. « Il me tapait beaucoup, avec un câble de moto, des bâtons », a-t-il précisé.[51]
Un garçon nous a confié que pendant plus d'un an, et de façon répétée, il a été agressé sexuellement par un homme qui l’avait installé chez lui.[52]
Comme Joshua, le garçon de 16 ans du Cameroun qui a vu sa sœur tuée devant lui, d’autres enfants nous ont dit que des frères et sœurs, ou d’autres proches, étaient décédés suite à des accidents ou de maladie alors qu’ils étaient en Libye. « J’ai été séparé de mon grand frère en Libye et j’ai appris plus tard qu’il était décédé », a raconté Ousmane A., un Guinéen de 17 ans. Il ne connaissait pas les circonstances de la mort de son frère.[53]
Dans d’autres cas, les enfants ont été séparés de membres de leur famille lorsqu’ils étaient détenus en Libye et ne savaient toujours pas, au moment de notre entretien, ce qu’il était advenu de leurs proches. Ajuma L., un garçon gambien de 16 ans, nous a confié qu'il n’avait pas vu son frère depuis leur détention en Libye en 2018.[54]
Même s’il semble que les enfants interviewés dans le cadre de cette recherche ont subi des abus alors qu’ils étaient détenus par des trafiquants, ceux qui sont prisonniers dans les centres de détention officiels du gouvernement, dans l’ouest du pays, subissent des conditions et traitements similaires. Human Rights Watch et d’autres organisations ont documenté les abus commis à l’égard des enfants dans ces centres officiels, notamment la détention avec des adultes qui ne sont pas de leur famille, le travail forcé, les coups infligés par les gardiens, ainsi que le manque de soins médicaux, de nourriture correcte et d’accès à l’éducation.[55]
Malgré les abus contre les migrants en Libye, largement documentés, l’Union européenne poursuit sa coopération migratoire avec le Gouvernement d’union nationale, l’une des deux autorités se disputant le contrôle territorial et politique de la Libye. L’UE – et la France – apporte son appui aux garde-côtes libyens pour leur permettre d’intercepter en mer les migrants et les demandeurs d’asile, après quoi ils les ramènent en Libye pour les placer en détention arbitraire, ce qui les expose à des conditions inhumaines et dégradantes, au risque de torture, de violence sexuelle, d’extorsion et de travail forcé.[56]
Une étude de 2017 sur 19 enfants non accompagnés âgés de 16 et 17 ans arrivés en Italie a montré qu’ils avaient tous subi des abus physiques et psychologiques au moins une fois dans leur pays d’origine et au cours de leur périple, surtout en Libye. La moitié des enfants qui ont participé à l’étude avaient également subi des abus sexuels.[57] De même, une analyse du bureau de l’UNICEF en Libye a observé en 2016 qu’une forte proportion de migrants, enfants et adultes, avaient été victimes de graves violences sexuelles, d’extorsion et d’enlèvement lorsqu’ils se trouvaient dans le pays.[58]
Dangers de la traversée de la mer
Nous étions sur un Zodiac qui est fait pour transporter 70 personnes, mais nous étions 185, serrés comme des sardines. Dieu merci, il n’y a pas eu de morts. C’est un gros bateau de MSF, l’Aquarius, qui nous a sauvés.
—Ousmane A., 17 ans, de Guinée
Le bateau était [gonflable], comme un ballon. J’ai commencé à pleurer. Je me sentais très faible. Il y avait des tas de gens à bord. Il y avait une femme enceinte et six ou sept bébés. Le bateau a commencé à prendre l’eau. J’avais tellement peur !
—Gabriel F., 17 ans, du Nigeria
Des enfants ont décrit comment ils ont été amenés à des bateaux, en général des canots pneumatiques de type Zodiac, et forcés à embarquer malgré leur crainte qu’il y ait déjà trop de gens à bord. Ismaïla D., un Guinéen de 16 ans, a déclaré qu’alors que son groupe était sur la plage, des hommes armés les ont frappés jusqu’à ce qu’ils embarquent.[59] Tahirou B., 16 ans lui aussi, du Mali, a fait une description similaire : « Un monsieur a refusé de monter dans le bateau, donc quelqu’un l’a frappé avec une matraque. » Et d’ajouter : « C’était la première fois que je voyais la mer et je ne voulais pas monter. Mais comme on nous frappait, je suis monté. »[60] De même, Joshua F., Camerounais de 16 ans, a témoigné : « Il y avait beaucoup d’Arabes qui tiraient dans l’eau, pour nous forcer à aller dans l’eau et monter dans le bateau. J’ai perdu beaucoup d’amis. »[61]
Nous avons recoltés de nombreux témoignages selon lesquels les passeurs désactivaient ou retiraient les moteurs puis laissaient les bateaux pleins à craquer partir à la dérive. « Lorsque le bateau était dans la mer, les Arabes ont pris le moteur. Je pensais qu’ils voulaient nous tuer […]. Nous avons passé beaucoup de temps sur l’eau. Il y avait des blessés par balle, d’autres par couteau. Il y avait des femmes enceintes », a témoigné Ismaïla, 16 ans.[62]
Dans certains cas, les enfants nous ont dit que le bateau était tombé en panne de carburant ou que le moteur avait simplement cessé de fonctionner. Issa B., jeune Malien de 15 ans, a fait la traversée en 2018, dans un bateau qui contenait plus de 100 personnes. « On n’avait plus d’essence, on ne pouvait pas bouger », a-t-il déclaré.[63]
Dans d’autres cas, les enfants ont expliqué que les passeurs étaient simplement partis après avoir donné des téléphones aux migrants ou leur avoir indiqué la direction de l’Europe. « Les Arabes nous ont accompagné jusqu’à un certain point, puis ils sont montés sur des jet-skis et sont partis », a rapporté Joshua F., Camerounais de 16 ans.[64]
Sidiki A., un garçon guinéen de 16 ans, a décrit le sauvetage de son bateau après cinq heures en mer :
Les gens vomissaient à cause des vagues. Les femmes pleuraient. J’avais peur car je ne savais pas où j’allais, et je ne sais pas nager.
Vers 8 heures du matin, on a vu un hélicoptère dans le ciel. Quelques minutes après, un petit bateau avec deux personnes, qui allait vite, est venu. Ils nous ont dit de ne pas bouger. Vers 10 heures, ils sont revenus, et nous ont donné des gilets de sauvetage. Puis ils sont repartis. À 11 heures, le gros bateau est arrivé et nous a secourus.[65]
Quant à Sékou M., un Malien de 16 ans, il nous a confié que son frère était mort lorsque leur bateau a chaviré en Méditerranée.[66] Issa B., 15 ans, lui aussi du Mali, nous a raconté qu’un autre garçon qui voyageait avec lui s’est noyé lors de la traversée. « On était dans le même bateau, mais il est décédé », nous a-t-il dit. Lorsque le bateau a été soulevé par de fortes vagues, « beaucoup de gens sont tombés, tous sont décédés », a-t-il ajouté.[67]
Dans certains cas, les enfants secourus en mer sont restés sur les navires de sauvetage pendant des jours ou des semaines avant que les bateaux ne soient autorisés à accoster en Italie. Ousseynou K., un Guinéen de 16 ans, a déclaré qu’après avoir été secouru en mer, avec d’autres personnes, il avait attendu sur un navire, qu’il décrivait comme « un grand bateau international », avant que les autorités italiennes ne les laissent débarquer.[68]
Négligence et abus subis en Italie
J’ai essayé d’aller à l’école [en Italie], mais les gens du centre ont refusé. J’ai essayé de demander une formation en informatique : ils ont refusé. Ça ne sert à rien de rester à ne rien faire. On faisait deux choses : manger et dormir, rien d’autre. Plus rien à faire.
Les gens t’insultent dans la rue : vaffanculo [« va te faire foutre »], negro di merda [« Noir de merde »]… C’est insupportable pour nous.
—Amadin N., 17 ans, qui a passé 12 mois dans un centre d’accueil pour enfants non accompagnés à Naples[69]
Tous les enfants interviewés ayant passé du temps en Italie avant de venir en France ont déclaré qu’ils avaient quitté l’Italie en grande partie à cause d’une combinaison de facteurs : le manque d’accès à l’éducation et aux soins médicaux, les conditions de vie inadéquates dans les centres d’accueil où ils étaient hébergés (qu’ils désignent par le mot italien campo, « camp ») et les attitudes discriminatoires. Ces facteurs ne sont pas les seuls évoqués par les enfants pour expliquer leur choix de se rendre en France : les enfants originaires de pays francophones en particulier ont fréquemment mentionné la langue et ce qu’ils voient comme une histoire commune entre leur pays natal et la France. Mais il est frappant de constater que la majorité des enfants avec qui nous avons parlé ont passé au moins six mois en Italie avant de décider de partir, ce qui laisse entendre qu’ils ne sont pas arrivés en Europe en ayant en tête la France comme destination bien définie.
Ce dont les enfants se plaignaient le plus à propos de leur vie en Italie, c’est de ne pas pouvoir être scolarisés. Presque tous ont déclaré qu’ils n’avaient pu s’inscrire qu’à des cours d’italien. Les enfants qui y ont assisté ont expliqué que ces cours étaient irréguliers, et de si courte durée qu’après une année ou plus dans le pays, ils ne parlaient pas italien.
« Si j’[avais pu] avoir l’école, ça m’[aurait fait] plaisir. Au campo, il y avait école deux fois par semaine pendant une heure. Ce n’est pas suffisant. Je suis resté au campo pendant six mois. J’ai quitté le campo car j’ai besoin d’étudier et de faire une formation », a témoigné Sékou M., un garçon malien de 16 ans, évoquant son centre d’accueil de Foggia, près de Bari.[70] Fode A., de Guinée, 16 ans lui aussi, a fait un récit similaire : « On voulait aller à l’école. Mais on n’y est pas allé pendant six mois. Et même quand on est allé à l’école [pour des cours d’italien], ce n’était pas la manière [pour apprendre] : seulement deux fois par semaine. »[71]
Les enfants se sont montrés particulièrement sensibles au fait qu’ils n’allaient pas en classe avec des élèves italiens. Beaucoup y voyaient le signe que l’enseignement qu’on leur dispensait n’était pas le même que celui reçu par les enfants italiens. « Cette école, c’était juste pour apprendre à écrire la langue. Elle était à l’intérieur du campo et il n’y avait que des élèves noirs », nous a fait remarquer Ajuma L., un Gambien de 16 ans.[72]
Beaucoup d’enfants nous ont aussi raconté qu’en Italie, ils ne recevaient pas les soins médicaux dont ils avaient besoin. Ainsi Mbaye T., un Sénégalais de 15 ans, nous a dit qu’il avait expliqué au personnel de son campo, dans la province de Cuneo, au sud de Turin, qu’il souffrait de drépanocytose, mais qu’il n’avait pas reçu de traitement.[73] Nous avons entendu les récits de plusieurs autres enfants déclarant ne pas avoir reçu de soins médicaux en Italie. Par exemple :
- « En Italie, j’ai demandé plusieurs fois de voir un docteur, mais je ne l’ai vu qu’une seule fois et le docteur ne m’a pas donné de médicaments », a témoigné Louis M., un garçon malien de 16 ans, qui raconte avoir passé six mois dans un centre d’accueil près de Milan.[74]
- « Au campo, j’avais mal à la tête et le pied blessé. Mais je n’ai pas vu le docteur, pas eu de médicaments », a témoigné Issa B., 15 ans, lui aussi du Mali, qui a dit avoir été placé dans un centre d’accueil à Enna, une ville de Sicile, près de Catania, où il est resté environ six mois.[75]
- « J’avais mal au ventre, je pleurais, mais on ne m’a pas emmené à l’hôpital. J’ai demandé un docteur, je pleurais, mais on ne me regardait pas. Je n’ai jamais vu de docteur », pendant les six mois où il vivait dans un centre d’accueil à Catania en Sicile, a expliqué Joshua F., un Camerounais de 16 ans.[76]
Selon les propos recueillis par Human Rights Watch, les insultes racistes et d’autres attitudes discriminatoires ont été une autre raison dans la décision de certains enfants de quitter l’Italie.[77]
Certains enfants ont également décrit des conditions de surpopulation et d’insalubrité dans les centres d’accueil.[78] Enfin, certains ont rapporté que les centres d’accueil dans lesquels ils se trouvaient hébergeaient à la fois des adultes et des enfants, tous mélangés.[79]
Ces récits correspondent aux faits rapportés par des organisations non gouvernementales et le défenseur des enfants italien. Le système d’accueil pour enfants non accompagnés en Italie est engorgé, avec un peu plus de 3 700 places disponibles en janvier 2019, alors qu’il y a plus de 10 000 enfants non accompagnés dans le pays.[80] Par conséquent, les enfants non accompagnés sont également hébergés dans des centres temporaires[81] et parfois dans les mêmes centres d’accueil que les adultes.[82] Même si les conditions dans les centres sont très variables d’une région à l’autre, l’accès à l’éducation et la santé posent problème dans beaucoup de centres.[83] En Sicile en particulier, les enfants non accompagnés sont souvent placés dans des centres situés loin des zones urbaines, avec peu d’accès aux établissements scolaires et médicaux, a rapporté l’organisation non gouvernementale INTERSOS en avril 2019.[84]
Les orientations de 2018 du Bureau européen d'appui en matière d'asile sur les conditions d'accueil des enfants non accompagnés demandent que ces derniers aient accès à l'éducation, aux soins de santé et au soutien psychosocial dès lors qu’ils se trouvent dans les États membres de l'Union européenne.[85] De plus, la Commission européenne a appelé les États membres à « instaurer des procédures et des dispositifs permettant de trouver des solutions durables au cas par cas […] afin d’éviter que les enfants ne soient laissés trop longtemps dans l’incertitude quant à leur statut juridique ».[86]
En 2017, l’Italie a adopté une nouvelle loi de protection des enfants migrants non accompagnés,[87] applaudie par certains groupes de défense des droits humains et par l’UNICEF.[88] Néanmoins l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione, ASGI) a identifié d’importantes lacunes de protection qui persistent avec la nouvelle loi,[89] tandis qu’Oxfam a souligné de nombreux problèmes dans la mise en œuvre de la loi, notamment pour accéder à l’éducation et à l’information sur les demandes d’asile en Italie ou demander le regroupement familial avec des proches situés dans d’autres États membres de l’Union européenne.[90]
Avant l’adoption de la loi, les groupes de défense des droits humains rapportaient que les enfants non accompagnés ne recevaient pas assez de nourriture et de vêtements dans certains centres d’accueil[91] et que certains enfants étaient placés dans des centres pour adultes.[92]
Par ailleurs, plusieurs enfants ont évoqué la nouvelle loi italienne sur l'immigration, souvent appelée « décret Salvini », qui a mis fin aux titres de séjour humanitaires pour les demandeurs d’asile adultes, limité l’accès aux refuges pour les demandeurs d’asile, allongé le temps de détention légalement autorisé avant une expulsion et facilité le retrait du statut de réfugié par les autorités italiennes.[93] Même si la nouvelle loi n’affecte pas directement la situation des enfants non accompagnés – ils ont toujours droit au refuge dans les centres d’accueil dédiés et, à leur majorité, continuent à être hébergés jusqu’à ce que leur demande d’asile soit traitée[94] –, les enfants qui la mentionnaient y voyait surtout le signe qu’on ne voulait pas d’eux en Italie.
En réponse à nos demandes de commentaires sur ces témoignages, le ministère de l’Intérieur italien a affirmé que tous les enfants non accompagnés sont placés dans des centres d’hébergement dédiés, où ils ont accès à l’éducation, et que tous les enfants non accompagnés ont le droit d’accéder aux services de santé en Italie, y compris avant qu’ils ne reçoivent un permis les autorisant à séjourner en Italie. Le ministère a également indiqué avoir publié en 2016 des normes écrites pour les centres d’accueil et être sur le point de les réviser pour refléter les changements adoptés dans la loi de 2018 sur l’immigration. Enfin, le ministère nous a dit avoir effectué de nombreuses visites dans des centres d’accueil, notant que les problèmes observés lors de ces visites pourront potentiellement mener à des mesures disciplinaires et, dans les cas graves, à la fermeture du centre et l’ouverture de procédures judiciaires.[95]
Comme l’a résumé une bénévole de Tous Migrants à Oulx, dernière ville italienne avant la frontière française : « Les enfants nous disent : ‘En Italie, on n’a plus d’espoir’’ ».[96]
II. Refoulement par la police
La traversée à la frontière, c’est une question de chance avec la police. Ça dépend de leur humeur.
—Amadin N., 17 ans, du Bénin, interrogé à Gap en janvier 2019
La police aux frontières française renvoie parfois sommairement les enfants non accompagnés vers l’Italie, sans leur accorder les protections légales auxquelles ils ont droit en vertu de la loi française.
Human Rights Watch a recueilli neuf témoignages d’enfants qui nous ont dit avoir été sommairement renvoyés en Italie par la police aux frontières française, notamment des enfants qui ont tenté de franchir la frontière entre Bardonecchia et Modane, dans le département de la Savoie, ou entre Vintimille et Menton, dans le département des Alpes-Maritimes, outre ceux qui avaient été interpelés dans les Hautes-Alpes. Deux de ces enfants ont dit à Human Rights Watch que la police aux frontières ne leur avait pas demandé leur âge avant de les renvoyer sommairement, tandis que les sept autres ont dit avoir été renvoyés alors qu’ils avaient déclaré avoir moins de 18 ans. Ces neuf enfants ont fini par franchir la frontière lors de tentatives ultérieures.
Nous avons aussi eu connaissance de six cas où la police aux frontières a accepté l’âge déclaré des enfants. Le cadre de ces décisions n’apparaît pas de manière évidente : certains des enfants acceptés par la police avaient des actes de naissance, d’autres non. Certains figuraient parmi les enfants les plus jeunes que nous avons rencontrés, d’autres avaient 17 ans. Et même si tous avaient l’air très jeunes, beaucoup des enfants renvoyés sommairement avaient l’air tout aussi jeunes. Cela semble plutôt dépendre du bon vouloir de chaque agent sur le moment.
Lorsque nous avons évoqué ces cas auprès de la préfecture des Hautes-Alpes, Jérôme Boni, le directeur de la police aux frontières des Hautes-Alpes et des Alpes de Haute-Provence, nous a répondu : « Toute personne qui affirme être mineure est traitée en tant que telle, qu’elle soit à un poste-frontière ou interceptée sur une route, un sentier, en montagne ».[97] Pourtant, les documents de refus d’entrée consultés par Human Rights Watch ne corroborent pas cette description des procédures de la police aux frontières : par exemple, en octobre 2018, deux migrants qui avaient déclaré aux policiers avoir moins de 18 ans se sont vu délivrer des refus d’entrée indiquant qu’ils avaient « refusé de déclarer une identité cohérente » et notant que la police aux frontières jugeait qu’ils avaient une « apparence ‘Majeur’ ».[98] L’organisation non gouvernementale Anafé a elle aussi observé des documents de refus d’entrée « portant l'indication ‘apparence majeur’ ».[99]
La loi française permet une procédure accélérée, appelée « refus d’entrée », pour les enfants et les adultes qui sont interpelés à moins de 10 km d’une frontière terrestre et dont les autorités constatent qu’ils se trouvent en France de façon irrégulière. La police aux frontières a refusé l’entrée à 315 personnes en 2016, 1 899 en 2017 et 3 787 en 2018, a indiqué la préfecture à Human Rights Watch. Pendant les cinq premiers mois de 2019, la police a refusé l’entrée à 781 personnes – à peu près autant que l’année précédente pendant la même période, où 718 se sont vu refuser l’entrée.[100] Le directeur de la police aux frontières nous a affirmé que tous les refus d’entrée concernaient des adultes, ajoutant qu’en 2018, la police avait également interpelé 635 personnes qui se sont identifiées comme des enfants, ainsi que 147 pendant les cinq premiers mois de 2019. Aucune de ces personnes affirmant être mineures ne se sont vu refuser l’entrée, nous a-t-il assuré.[101]
Dans les cas d’un refus d’entrée, la police doit informer la personne par écrit, dans une langue qu’elle comprend, des raisons du refus d’entrée et de ses droits à demander l’asile et à faire appel du refus. Quant aux enfants, on doit leur désigner un administrateur ad hoc, les traiter comme « vulnérables » et leur accorder « une attention particulière ».[102] Le document de refus d’entrée contient des informations sur l’identité de la personne, y compris sa date de naissance. La police française donne une copie de l’avis aux autorités italiennes, nous a expliqué le directeur de la police aux frontières, ajoutant que les autorités italiennes du Piémont n’acceptait pas les retours d’enfants.[103]
En effet, les réglementations européennes n’exigent pas de l’Italie qu’elle accepte de tels retours d’enfants non accompagnés et de fait, interdisent le retour d’enfants non-accompagnés qui demandent l’asile en France ou ont de la famille en France. Selon la loi française, les enfants non accompagnés qui ne font pas l’objet d’un refus d’entrée devraient être adressés aux autorités françaises de protection de l’enfance. Les interviews menées par Human Rights Watch indiquent que la police aux frontières et d’autres forces de l’ordre françaises ne suivent pas toujours les procédures que nous a décrites le directeur de la police aux frontières.
Par exemple, Amadin N., 17 ans, du Bénin, nous a dit qu’il avait été renvoyé par la police aux frontières française lors de sa première tentative d’entrer en France. « J’ai montré mes papiers qui disaient que j’étais mineur, mais la police ne voulait rien entendre », a-t-il dit à Human Rights Watch. Selon lui, les agents de la police aux frontières ne lui ont pas remis de copie du refus d’entrée.[104]
Ibrahim F., un garçon gambien de 17 ans, qui est l’un des deux enfants qui nous ont dit avoir été sommairement renvoyés sans qu’on leur demande leur âge, a expliqué à Human Rights Watch qu’il avait entendu d’autres enfants de son groupe dire que la police aux frontières avait demandé leur âge à deux autres garçons et les avaient laissés continuer leur chemin vers la France. Il ne s’était pas rendu compte sur le moment de ce que les policiers demandaient aux garçons, car il ne comprenait pas le français. La police les a gardés pendant deux heures, lui et le reste du groupe, avant de les renvoyer vers l’Italie.[105]
L’autre garçon dans ce cas, Ismaïla D., 16 ans, de Guinée, a dit que lorsqu’il avait tenté d’entrer en France par la route, en compagnie d’un groupe, les policiers les avaient tous renvoyés sans leur demander leur âge : « On a marché par la route, on était nombreux. Il y avait le barrage de la police française, donc on est retourné en Italie. Ils ne m’ont pas demandé mon âge. »[106]
Quant à Issa B., un jeune Malien de 15 ans, il nous a dit que la police aux frontières française l’avait renvoyé, en compagnie d’un autre garçon, alors qu’il essayait d’entrer en France en bus :
On a pris le bus pour passer la frontière par Bardonecchia. La police nous a attrapés à la frontière à Bardonecchia. Ils nous ont emmenés dans un bureau. Ça a duré de 8 à 14 heures. La police française a appelé la police italienne. Ils ne sont pas venus vite. La police française a demandé si j’étais mineur. J’ai dit que oui. Ils m’ont dit que si je n’[avais] pas de documents ou de passeport, je ne [pouvais] pas passer. Ils ont écrit quelque chose sur un papier, mais ils ne me l’ont pas donné à moi, ils l’ont donné à la police italienne.[107]
Dans un autre cas, un garçon nous a dit que la police aux frontières française avait indiqué une année de naissance erronée dans le document de refus d’entrée, de façon à ce qu’il apparaisse comme adulte. Cela est arrivé à Kebba S., 16 ans, de Gambie, lors de sa première tentative d’entrer en France :
Hier, une fois à Oulx [en Italie], j’ai pris le train jusqu’à Modane [en France]. Quand je suis descendu du train, je me suis fait attraper par la police. Ils m’ont demandé mon pays d’origine et mon âge. Puis ils ont rempli un document comme quoi je ne pouvais pas entrer sur le territoire. Je leur ai donné ma date de naissance, 2002, mais j’ai vu que quand le policier a rempli le document, il a mis une autre année de naissance, 2000. J’ai refusé de signer le document. Les policiers m’ont alors mis dans le train pour retourner en Italie.[108]
Six enfants au contraire nous ont dit qu’on les avait laissés continuer leur chemin vers la France après leur interpellation par la police. Dans la majorité des cas, la police aux frontières a organisé un moyen de transport pour les enfants. Ainsi Mbaye T., un garçon sénégalais de 15 ans, a raconté comment il a franchi la frontière entre l’Italie et la France : « Je suis parti pour Clavière. Je suis passé par le poste de police [à l’entrée de Montgenèvre]. En me voyant, le policier a dit qu’il allait appeler quelqu’un pour m’emmener à Briançon ».[109] De même Sayo A., 16 ans, sénégalais lui aussi, nous a dit que les policiers avaient fait en sorte qu’il soit amené à l’hôpital lorsqu’il leur a dit qu’il avait du mal à marcher :
Je suis arrivé tout seul à la frontière, à Clavière. C’était la nuit, j’ai commencé à marcher tout seul, dans la neige. J’ai marché dans la montagne de 1 à 7 heures du matin. A 7 heures, j’ai vu le poste de la police française à la frontière. Je me suis présenté à la police, j’avais trop mal aux pieds. Ils m’ont demandé mon âge, j’ai dit que j’avais 16 ans. J’ai dit que mes pieds me faisaient beaucoup mal. Ils ont appelé une ambulance, qui m’a emmené à l’hôpital de Briançon.[110]
De la même façon, Malick I., un Gambien de 15 ans, a expliqué à Human Rights Watch que lorsqu’il avait montré à la police aux frontières une photo de son acte de naissance sur son téléphone, elle avait appelé le centre de santé de Briançon pour qu’on vienne le chercher.[111] Un autre garçon, Ramatoulaye M., 16 ans, de Côte d’Ivoire, a dit que lorsque la police aux frontières l’avait interpelé dans la montagne près de Montgenèvre, elle avait appelé un bénévole pour le conduire jusqu’au Refuge.[112]
Dans d’autres cas, les policiers ont simplement laissé les enfants continuer à marcher, comme pour Habib F., du Sénégal, et Fakkeba S., de Gambie, tous deux âgés de 17 ans.[113]
Parmi les cas d’enfants que la police n’a pas renvoyés sommairement vers l’Italie, trois avaient 15 ans et avaient l’air très jeunes. Trois d’entre eux, dont un garçon de 17 ans, avaient des copies imprimées de leur acte de naissance.[114] Enfin, dans un cas, il semble que le garçon ait réussi à entrer du fait de sa persévérance :
La police française m’a renvoyé quatre fois, alors que je disais que j’étais mineur. La cinquième fois, quand nous sommes arrivés au poste frontière français, un policier nous a remarqués, c’était la même personne à chaque fois. Il a dit que les mineurs pouvaient rentrer, mais a dit à l’adulte : « Les mineurs sont prioritaires », donc l’adulte a été renvoyé.[115]
Lorsque 13 organisations non gouvernementales ont documenté les pratiques policières à la frontière entre Clavière et Montgenèvre, lors d’une mission d’observation en octobre 2018, elles ont constaté pour l’essentiel les mêmes abus.[116] « Nous avons recueilli des témoignages sur des modifications des années de naissance, des documents d’identité jetés par terre ou déchirés par la police », a déclaré Agnès Vibert-Guigue, une avocate ayant pris part à l’observation.[117] Des organisations non gouvernementales françaises et italiennes ont rapporté des comportements similaires de la police aux frontières française opérant à Menton et aux alentours – la ville française du département des Alpes-Maritimes qui fait face à Vintimille, en Italie.[118]
Les bénévoles et activistes qui prennent part aux maraudes dans les Hautes-Alpes ont fait des récits similaires. « Il y a des refus [de reconnaissance] de minorité par la PAF, des suppressions de papiers, parfois des destructions de papiers d’identité, notamment de certificats de naissance. Le dernier exemple, c’était hier », a dit un bénévole à Human Rights Watch fin janvier. « On a aussi des exemples de mineurs malades laissés sur la voie publique. »[119]
Afin d’éviter d’être interpelés par la police aux frontières, et peut-être renvoyés sommairement, des enfants nous ont expliqué qu’ils montaient haut dans la montagne, ce qui augmente le risque de souffrir d’engelures et d’épuisement. « J’étais inquiet parce qu’ils ont dit que si la police nous attrape, elle nous ramène en Italie », nous a dit Issa B., un garçon malien de 15 ans, pour expliquer pourquoi le groupe avec lequel il marchait était passé par les hauteurs.[120] « On a fait une longue marche dans la montagne pour éviter la police », a également expliqué Eva L., une jeune Guinéenne de 17 ans.[121]
Protection contre les renvois sommaires
La France a rétabli les contrôles à ses frontières terrestres avec les autres États membres de l’UE en décembre 2015, après les attentats à Paris et à Saint-Denis, et a régulièrement renouvelé les contrôles aux frontières depuis lors.[122] Tant que le rétablissement de ces contrôles aux frontières terrestres est en vigueur, les autorités françaises peuvent effectuer des interpellations en lien avec l’immigration dans une zone allant jusqu’à 20 km de la frontière avec un autre État membre de l’UE, ainsi que dans les gares ferroviaires, ports maritimes et aéroports internationaux.[123] Lorsque la police aux frontières ou d’autres autorités effectuent ces contrôles, ils vérifient l’identité, y compris les nom, prénom, date et lieu de naissance. La loi française dispose que si une personne déclare avoir moins de 18 ans, le doute doit lui bénéficier, ce qui signifie qu’en l’absence de raison fondée de penser qu’elle est majeure, cette personne doit être traitée comme un enfant.[124]
Ceux dont on constate qu’ils se trouvent en France de façon irrégulière peuvent faire l’objet d’une procédure accélérée, qu’on appelle le « refus d’entrée », s’ils sont interpelés par la police à moins de 10 km de la frontière avec un autre État membre de l’UE tant que le rétablissement des contrôles frontaliers terrestres est en vigueur.[125] Si tel est le cas, les autorités doivent émettre un refus par écrit à toute personne qui se trouve en France irrégulièrement,[126] en utilisant une langue qu’elle comprend, et l’informer, entre autres droits, de son droit de demander l’asile et de son droit à faire appel du refus d’entrée.[127] Les enfants peuvent se voir refuser l’entrée, mais on devrait leur désigner un administrateur ad hoc.[128] La loi exige aussi qu’une « attention particulière [soit] accordée aux personnes vulnérables, notamment aux mineurs, accompagnés ou non d’un adulte ».[129]
Un enfant qui est interpelé en dehors de la zone frontalière de 10 km ne peut faire l’objet de la procédure de « refus d’entrée », ni d’une procédure d’expulsion ou de renvoi.[130] Les autorités devraient traiter les enfants non accompagnés interpelés en dehors de la zone frontalière de 10 km comme des enfants nécessitant une protection et les adresser aux autorités de protection de l’enfance.[131]
Les enfants interpelés par la police, que Human Rights Watch a interviewés, semblaient tous l’avoir été à moins de 10 km de la frontière italienne. Mais dans le cas des enfants qui ont décrit avoir été sommairement renvoyés en Italie, les policiers n’ont apparemment pas octroyé les protections procédurales limitées que prescrit la loi : ils n’ont pas toujours notifié aux enfants par écrit les motifs du refus d’entrée, ne semblent pas avoir pris les dispositions nécessaires à la désignation d’un administrateur ad hoc, n’ont pas demandé aux enfants leur âge de façon systématique, et dans un cas, ont inscrit une date de naissance différente de celle fournie par l’enfant. Ces récits vont à l’encontre des procédures que nous a décrites le directeur de la police aux frontières des Hautes-Alpes et des Alpes de Haute-Provence.[132]
Selon la Directive européenne sur les procédures d’asile et le Règlement de l’UE Dublin III, les enfants non accompagnés qui ont déposé une demande d’asile en France ne doivent pas être renvoyés en Italie.[133] Renvoyer un enfant non accompagné sans l’informer de son droit à demander l’asile et lui donner la possibilité de le faire est une violation de la Directive sur les procédures d’asile.[134] De plus, les enfants non accompagnés ayant de la famille en France ont droit au regroupement familial en vertu du Règlement Dublin III, ce qui signifie que ces enfants ne devraient pas non plus être renvoyés en Italie.[135]
Les témoignages que nous avons recueillis auprès des enfants ainsi que des bénévoles et activistes concordent avec les conclusions de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté et du Défenseur des droits. En 2018, la CNCDH a constaté que de nombreux enfants non accompagnés étaient renvoyés sans que soient mises en place les protections procédurales prescrites par la loi française, notamment la désignation d’un administrateur ad hoc, et a également pris note des informations portées à sa connaissance sur des policiers qui modifient les dates de naissance sur les documents de refus d’entrée.[136] En ce qui concerne les pratiques dans le département des Alpes-Maritimes, la Contrôleure général des lieux de privation de liberté a constaté en 2017 que la police française renvoyait sommairement des enfants non accompagnés vers l’Italie.[137] Toujours à propos des pratiques dans les Alpes-Maritimes, le Défenseur des droits a quant à lui observé que le renvoi d’enfants non accompagnés vers l’Italie, sans ces protections procédurales, était « contraire à la convention internationale des droits de l’enfant et ne respect[ait] pas les garanties procédurales prévues par le droit européen et le droit français ».[138]
III. Procédures arbitraires d’évaluation de l’âge
Tu prends ton courage à deux mains pour raconter ton histoire [pendant l’évaluation] et on te dit que tu mens. Ça ne peut pas être juste.
—Amadin N., 17 ans, du Bénin, interrogé à Gap en janvier 2019
Dans les cas étudiés par Human Rights Watch, les enfants migrants non accompagnés arrivant dans le département des Hautes-Alpes se sont fréquemment vu refuser la reconnaissance formelle de leur minorité à l’issue de procédures d’évaluation de l’âge accordant une importance excessive à de minimes incohérences de dates, à des motifs tels que le fait d’avoir travaillé dans leur pays d’origine, ou à une estimation ad hoc de leur « maturité » physique et psychologique par les évaluateurs – autant de facteurs qui ont peu ou pas d’incidence sur l’âge déclaré, ou qui ne permettent pas de déterminer l’âge avec précision.
Beaucoup d’enfants interviewés pour ce rapport ont déclaré qu’ils ne comprenaient pas les interprètes désignés pour les entretiens d’évaluation de leur âge. Beaucoup ont également affirmé qu’ils ne pouvaient pas répondre correctement aux questions parce qu’ils n’en comprenaient pas l’objectif, qu’ils avaient le sentiment que l’évaluateur ne voulait pas d’eux en France, ou qu’ils étaient épuisés par leur voyage, voire blessés dans certains cas. Les rares enfants qui avaient des actes de naissance ou d’autres documents d’identité nous ont raconté que ces papiers étaient presque toujours envoyés à la police aux frontières pour authentification, malgré la présomption, inscrite dans la loi française, selon laquelle les documents étrangers sont valides en l’absence de raison substantielle de douter de leur légitimité.
Les enfants ont accès à un hébergement d’urgence et autres services sociaux une fois qu’une évaluation a établi qu’ils ont moins de 18 ans.[139] La reconnaissance formelle de leur minorité est donc un premier pas crucial pour que les enfants non accompagnés soient protégés et pris en charge en France. Entrer dans le système de protection de l’enfance peut également permettre d’accéder à un statut migratoire régulier à l’âge adulte.[140]
Comme beaucoup d’enfants arrivent sans acte de naissance ni autre document d’identité, les procédures d’évaluation devraient permettre aux autorités d’établir leur âge à travers des entretiens exhaustifs réalisés par des psychologues, des assistants sociaux et d’autres professionnels.[141] La réglementation française stipule que l’évaluation de l’âge doit être « une démarche empreinte de neutralité et de bienveillance ».[142] Conformément aux normes internationales, les évaluations de l’âge devraient accorder le bénéfice du doute dès lors qu’il existe une possibilité raisonnable que l’âge déclaré soit correct.[143]
Dans les Hautes-Alpes, c’est la Direction des politiques de prévention et de l’action sociale du Conseil départemental qui effectue ces évaluations de l’âge.[144] Ailleurs en France, certains départements délèguent cette fonction à des organisations non gouvernementales.[145]
La préfecture des Hautes-Alpes a déclaré à Human Rights Watch qu’en 2018, le Conseil départemental avait pris en charge 2 503 enfants non accompagnés suite à l’évaluation de leur âge.[146] La Direction des politiques de prévention et de l’action sociale du Conseil départemental a quant à elle indiqué à Human Rights Watch qu’elle avait entrepris au total « près de » 2 846 évaluations de l’âge en 2017 et 2018, soit une moyenne de 1 423 par an.[147] Le nombre d’enfants formellement reconnus et pris en charge fourni par la préfecture est également nettement plus élevé que celui rapporté par le ministère de la Justice, selon lequel le département des Hautes-Alpes a reconnu la minorité de 381 enfants non accompagnés en 2018, dont 351 ont été transférés vers d’autres départements en vertu du système dit de « répartition nationale ». Quatre enfants non accompagnés supplémentaires ont été transférés vers les Hautes-Alpes depuis d’autres départements, toujours selon le ministère.[148]
Human Rights Watch a interviewé 35 enfants qui ont vu leur minorité évaluée par le département des Hautes-Alpes. Deux d’entre eux ont été formellement reconnus mineurs lors de ces évaluations de l’âge, tandis que les autres ont reçu des évaluations négatives. Sept de ceux dont les évaluations étaient négatives ont été par la suite formellement reconnus comme mineurs lorsqu’un juge des enfants a examiné leur cas. De plus, nous avons consulté 36 rapports d’évaluation rédigés par le Conseil départemental expliquant le résultat des évaluations de l’âge, ainsi que 13 décisions du juge des enfants réexaminant les évaluations négatives de l’âge effectuées par le Conseil départemental.
L’évaluation de l’âge devrait normalement prendre la forme d’un entretien « pluridisciplinaire » avec des questions sur le contexte familial du jeune, les raisons qui l'ont poussé à quitter son pays et ses projets d’avenir.[149] Si les évaluations de l’âge menées dans le département des Hautes-Alpes portent bien sur ces sujets, elles ne semblent toutefois pas remplir l’exigence réglementaire de pluridisciplinarité, dans les cas que Human Rights Watch a examinés. Les enfants nous ont dit avoir été interrogés par un seul évaluateur, parfois avec l’assistance d’un interprète. Les rapports d’évaluation ne mentionnent pas les critères employés pour évaluer les réponses faites par l’enfant, ni même si de tels critères existent. Ils n’indiquent pas non plus si les décisions sont le résultat d’une évaluation menée par une équipe pluridisciplinaire ou par un seul individu, ni, dans le cas où il s’agirait d’un seul individu, comment le Conseil départemental veille à ce que l’évaluation remplisse le critère de pluridisciplinarité.
Le Conseil départemental a décliné nos demandes de rendez-vous visant à échanger au sujet de ces constatations et, en réponse à nos demandes de commentaires, a écrit :
Bien que particulièrement concernée et impliquée dans l’accueil [et] la mise à l’abri des MNA sur son territoire, l’institution départementale n’apportera pas de réponses détaillées aux nombreuses questions posées dans votre courriel. Leur lecture révèle une approche et une interprétation manifestement orientées et injustement critiques des procédures mises en place par le département. Elles semblent soutenir que le Conseil départemental des Hautes-Alpes méconnaîtrait les principes les plus fondamentaux en matière de respect des droits des jeunes accueillis et évalués. Ces allégations, formulées à l’égard d’une institution dont l’une des missions essentielles est la solidarité, sont indignes.[150]
Les autorités départementales devraient communiquer une « décision motivée » aux jeunes qu’elles considèrent avoir plus de 18 ans à l’issue de cet entretien.[151] En réalité, ces derniers reçoivent généralement une lettre-type les informant seulement qu’ils n’ont pas été reconnus comme mineurs.[152] Ils ne peuvent consulter le rapport d’évaluation complet que si leurs avocats ou eux-même en font la demande.[153]
Ils peuvent alors demander que la décision négative quant à leur minorité soit réexaminée, une procédure auprès du juge des enfants qui prend souvent des mois.[154] Un juge des tutelles peut également déterminer qu’une personne est un enfant nécessitant une protection, une décision qui inclut une détermination de l’âge de la personne, via une procédure que certains avocats ont employée avec succès dans les Hautes-Alpes.[155]
Même si ce rapport se concentre sur le département des Hautes-Alpes, Human Rights Watch a observé des décisions tout aussi inconséquentes à Paris[156] et recueilli des récits de pratiques arbitraires d’évaluation de l’âge ailleurs en France.
Piètre qualité de l’interprétation
De nombreux enfants avec lesquels nous nous sommes entretenus se sont plaints de la qualité de l’interprétation pour toutes les langues, même l’anglais. Les enfants nous ont dit que l’interprétation par téléphone – pratique habituelle dans les Hautes-Alpes – était particulièrement difficile à comprendre. Les enfants nous ont notamment expliqué les choses suivantes :
- « Le traducteur ne pouvait pas venir, donc il faisait la traduction au téléphone. Je ne l’entendais pas bien. Il ne comprenait pas mon anglais et souvent, moi non plus, je ne comprenais pas ce qu’il disait », nous a expliqué Gabriel F., un garçon nigérian de 17 ans.[157]
- « À ce moment-là, je ne comprenais rien au français, même si on me demandait mon nom. La traductrice au téléphone essayait de parler ma langue. Elle disait qu’elle comprenait, mais elle ne comprenait rien du tout. Elle parlait peul sénégalais et moi je parle peul guinéen », a expliqué Sidiki A., 16 ans, de Guinée. Lorsqu’il a reçu la décision l’informant que le département ne reconnaissait pas sa minorité, il a constaté que le rapport d’évaluation rapportait de façon inexacte ce qu’il avait dit dans l’entretien. « Dans le rapport d’évaluation, il y avait beaucoup de différences. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Moi, je n’ai pas dit ça », nous a-t-il dit.[158]
- Ismaïla D., un autre Guinéen de 16 ans, nous a dit : « Il y avait un traducteur en peul au téléphone, mais c’était du peul sénégalais, donc je ne comprenais pas trop ».[159]
Une avocate qui représente des enfants non accompagnés après que le département refuse de reconnaître leur minorité nous a fait part de ses observations :
Les traductions se font par téléphone, presque toujours avec le même interprète, dont les traductions sont apparemment très défaillantes. Par exemple, une jeune fille ivoirienne qui parlait assez bien le français a quand même demandé une traduction. Elle a dit pendant l’évaluation que l’interprète ne traduisait pas bien ses propos. Elle s’est agacée pour cette raison et cela a été retenu contre elle.[160]
Lors du processus d’évaluation de l’âge, les évaluateurs demandent aux jeunes de raconter leur histoire personnelle en détail, y compris leur parcours migratoire. S’ils ne parviennent pas à fournir un récit complet, cela est fréquemment retenu contre eux, comme nous l’expliquons plus loin dans ce rapport. Néanmoins, nous avons eu connaissance de cas où les interprètes semblaient refuser de traduire certains éléments des récits des jeunes. Par exemple, un jeune de 17 ans qui a subi des abus sexuels pendant un an en Libye, alors qu’il avait 13 ans, a déclaré qu’il avait essayé à plusieurs reprises de parler à l’évaluateur des abus sexuels qu’il a subis :
J’étais fatigué, vraiment fatigué, et j’ai commencé à pleurer. Je lui ai dit ce qui m’est arrivé en Libye, qu'un homme a couché avec moi. Mais le traducteur m’a dit que ce n’était pas important. Il a dit aussi qu’il n’avait pas beaucoup de temps. J’étais choqué. L’entretien a duré à peu près 45 minutes.
Ils ont refusé de [reconnaître ma minorité]. Quand j’ai reçu le rapport, j’ai vu qu’ils y avaient mis des choses que je n’avais pas dites, mais que beaucoup de choses importantes que j’avais dites n’y étaient pas. Je n’ai pas compris. J’étais tellement choqué que j’ai montré le rapport à [un membre du Réseau Hospitalité]. Je pense que c’est la faute de l’interprète.[161]
Entretiens stressants, déroutants, souvent intimidants
Les enfants nous ont souvent dit qu’ils n’étaient pas sûrs de bien comprendre ce qu’on leur demandait, ni pourquoi, et qu’ils étaient intimidés par des évaluateurs qui semblaient indifférents ou hostiles. Certains ont expliqué avoir eu du mal à se concentrer sur l’entretien à cause de blessures qu’ils avaient subies pendant leur périple. D’autres nous ont dit qu’ils ne se sentaient pas à l’aise pour répondre à des questions sensibles posées par une personne inconnue qui semblait plus attentive à l’écran de son ordinateur qu’à l’enfant assis de l’autre côté du bureau.
Certains jeunes ont décrit des questions ou des commentaires qui étaient déplacés ou, selon eux, exprimés de façon agressive. Une Guinéenne de 17 ans a qualifié de « méchante » l’évaluatrice qui l’avait interrogée en 2018, expliquant :
Elle me mettait la pression. Elle me demandait de dire des choses que je ne voulais pas dire. Elle me disait : « Dis-moi la vérité. Dis-moi que tu es majeure ». Mais la vérité c’est que je suis mineure. Je lui ai dit que je ne pouvais pas augmenter mon âge. Que ma maman [avait] 34 ans, mon papa 36 ans […]. Et [que moi] j’avais 16 ans et demi.[162]
Kojo D., un garçon ghanéen de 15 ans qui a reçu une évaluation négative quant à son âge trois jours après son entretien, a relaté à Human Rights Watch :
La dame m’a demandé pourquoi je ne partais pas en Angleterre, vu que je parlais anglais, mais j’ai répondu que je voulais rester en France […]. Elle m’a dit qu’ici, ils n’avaient pas besoin de gens [qui parlent] anglais, que ça n’était pas notre place. Je lui ai dit que ce n’était pas juste, car nous sommes tous humains, et que je voulais apprendre. Elle me mettait la pression pour que je dise que j’étais majeur.[163]
Les enfants nous ont souvent dit qu’ils constataient des divergences importantes entre le rapport d’évaluation et ce qu’ils avaient réellement dit pendant l’entretien. « J’ai vu le rapport, et je n’ai jamais dit les choses qui y sont écrites », nous a ainsi dit Ousmane A., 17 ans, de Guinée.[164]
Ceux qui avaient des documents d’identité étaient particulièrement contrariés par le fait que les autorités semblaient trouver naturel de ne pas tenir compte de ces documents. Comme l’a expliqué un jeune garçon : « Ce qui m’énerve, c’est que même si j’ai des papiers, ça ne leur suffit pas. Pourtant j’ai un acte de naissance avec un jugement supplétif », faisant référence à un processus d’authentification par un tribunal de son pays.[165]
Certains enfants ont déclaré que des blessures ou des problèmes de santé avaient affecté leur capacité à répondre pleinement aux questions. Ainsi Ousmane, le garçon de 17 ans de Guinée, a expliqué qu’il avait la rotule fracturée depuis une agression subie dans son pays et que ce jour-là, il avait tellement mal qu’il ne pouvait pas se concentrer sur les questions durant l’entretien d'évaluation de l’âge : « J’avais toujours mal au genou. Le département a dit qu’ils ne pouvaient rien faire. Pendant l’entretien d’évaluation, j’avais trop mal […]. Je n’arrivais pas à répondre aux questions car je souffrais trop ».[166]
La réglementation française exige que les entretiens d’évaluation de l’âge soit « une démarche empreinte de neutralité et de bienveillance ».[167] Quant aux normes internationales, elles appellent à mener ces entretiens dans « une atmosphère sûre » et « équitablement », et d’une manière adaptée à l’âge, au sexe, à la maturité psychologique et à l’état émotionnel de l’enfant.[168]
Lorsque nous avons demandé au département de réagir aux témoignages que nous avons collectés, il a répondu :
En matière de conduite des entretiens, l'équipe pluridisciplinaire d'évaluation de la Cellule mineurs non accompagnés du département des Hautes Alpes applique strictement les procédures telles que définies dans le cadre du décret n°2016-840 du 16 juin 2016 et l’arrêté du 17 novembre 2016. […]
Par ailleurs et avant les entretiens, chacun des évaluateurs rappelle aux jeunes les objectifs de leur évaluation afin de s’assurer qu’ils appréhendent correctement la démarche et, si besoin, répondre à leurs questions.
Enfin, la recherche de neutralité dans la tenue de l’entretien est une consigne permanente que l’équipe applique sans établir de différences entre les jeunes. L’environnement est « sûr » puisqu’il s’agit de locaux dédiés à l’activité de la Cellule mineurs non accompagnés.[169]
Fondements arbitraires des décisions
Human Rights Watch a consulté 36 rapports d’évaluation de l’âge émis par les autorités départementales des Hautes-Alpes entre juillet 2017 et juin 2019. Tous sauf un étaient des évaluations négatives, c’est-à-dire que les autorités avaient conclu que la personne n’était pas mineure.
Dans les rapports que nous avons consultés, un motif récurrent de refus porte sur les confusions ou incohérences du récit, que ce soit au sujet du trajet vers l’Europe, la scolarité ou d’autres aspects de la vie dans le pays d’origine.
Les évaluateurs citent des erreurs de dates, en particulier des périodes de scolarisation,[170] l’incapacité à se souvenir du nom des villes traversées pendant le parcours migratoire[171] ou le moyen de transport exact utilisé d’une ville à l’autre,[172] et d’autres erreurs similaires, comme fondements pour refuser de reconnaître la minorité d’un jeune. Des récits désorganisés ou répétitifs sont également retenus en défaveur des enfants.[173]
De nombreux rapports rejettent aussi des récits raisonnablement détaillés en les qualifiant d’imprécis. Dans l’un de ces récits critiqués pour leur manque de détails, un garçon malien de 15 ans raconte qu’à la mort de sa mère, alors qu’il était tout jeune, il a vécu avec sa grand-mère, jusqu’à ce qu’elle décède à son tour lorsqu’il avait 9 ans. À ce moment-là, il a commencé à vivre chez sa belle-mère. Il décrit une journée-type de sa vie chez sa grand-mère, activité par activité, depuis le moment où il se réveillait et lui disait bonjour, en passant par des explications de ce qu’il mangeait généralement à chaque repas, jusqu’aux tâches qu’il l’aidait à accomplir avant d’aller au lit. Son récit d’une journée-type chez son père et sa belle-mère, après la mort de la grand-mère, n’est pas moins précis, évoquant notamment son habitude de jouer avec ses amis après avoir apporté le fourrage aux moutons que possédait la famille. Par ailleurs, il décrit les coups que sa belle-mère lui infligeait, indiquant les parties de son corps où elle le frappait et montrant sur son torse des cicatrices encore visibles. Résumant cette partie de son récit, le rapport d’évaluation conclut : « [Il] est en mesure de donner des repères et des détails avant l’âge de 9 ans, mais pas après, ce qui crée une incompréhension. Le discours est confus, succinct et peu détaillé, ce qui crée de la confusion ».[174]
Dans un autre récit, un garçon malien de 15 ans explique à l’évaluateur que sa mère n’était pas mariée lorsqu’elle lui a donné naissance et qu’il a grandi chez sa grand-mère, où vivaient aussi une vingtaine de personnes. Il n’est jamais allé à l’école. Au lieu de cela, il travaillait aux champs et effectuait des tâches domestiques. Il ne prenait pas ses repas avec le reste de la famille et dormait dans la pièce commune, et non pas avec les autres enfants du foyer. De manière générale, il n’avait pas le sentiment de faire partie de la famille. Évaluant cet aspect du récit du garçon, l’évaluatrice conclut qu’« [il] livre un récit avec peu de détails. Il donne peu de précisions sur son mode de vie et sur les tâches qu’il effectuait aux champs ».[175]
Dans un troisième cas, un garçon ivoirien de 16 ans décrit sa maison à Abidjan (en briques, avec l’électricité et l’eau courante), son apprentissage chez un tailleur et son recrutement forcé par deux gangs. Ce récit de sa vie dans son pays d’origine, l’évaluateur le juge « trop peu détaillé ».[176]
Mais une grande précision du récit peut tout aussi bien être interprétée comme une indication de majorité. Ainsi, un garçon malien de 16 ans ayant quitté l’école au cours de sa quatrième année de scolarité, à environ 11 ans, donne une description détaillée des endroits où il s’est rendu avec son oncle, en Mauritanie et au Maroc, mais affirme qu’à chaque fois qu'ils se déplaçaient, il ne savait pas où ils allaient, puisqu’il n’avait jamais vu de carte d’Afrique ou du monde. Analysant son récit, l’évaluatrice écrit qu’il « comporte des repères temporels et géographiques particulièrement précis. Dès lors, il semble étonnant qu’il prétende ne pas connaître la géographie de l’Afrique, ni de la France, comme pays où on parle le français ».[177]
Le fait d’avoir travaillé dans le pays d’origine ou sur le trajet vers l’Europe peut aussi être considéré comme un signe que le jeune est un adulte,[178] alors que de nombreux enfants dans le monde travaillent, parfois dès leur plus jeune âge.
Parfois, les évaluateurs parviennent à une conclusion négative quant à la minorité des enfants en partant de la supposition apparente que leur vécu devrait se conformer aux exigences légales formelles, comme l’âge minimal requis pour travailler ou l’âge de scolarisation. Par exemple, une évaluatrice estime que le récit d’un jeune Guinéen, selon lequel il a commencé à apprendre un métier à l’âge de 12 ans, n’était pas crédible « [puisque] l'article 142.4 du Code du Travail de Guinée stipule que ‘nul ne peut être apprenti s’il n’est âgé d’au moins quatorze ans révolus’ ».[179]
Dans un autre cas, une évaluatrice fonde en partie son évaluation négative de l’âge sur le fait qu’un garçon « dit commencer à 12 ans en première année [d’école], alors qu’ordinairement les enfants sont scolarisés dès l’âge de 5 ans en Guinée ».[180] Pour rejeter la minorité du garçon, cette évaluatrice s’est également appuyée sur les aspects suivants de son récit :
- « Une fois en Algérie, [le garçon] travaille, ce qui est ordinairement réservé aux majeurs […]. »[181]
- « En Italie, [il] est dans un camp de mineurs et de majeurs, or depuis la loi ‘Zampa’ […] pour la protection des mineurs non accompagnés, il n'est pas possible qu'ils soient tous dans le même camp. »[182]
- « Il décide de partir en France pour être protégé, alors qu'il est accueilli dans un camp en Italie, ce qui décrédibilise ses propos. »[183]
- « Lorsqu'il traverse la frontière, il se fait arrêter et reconduire en ltalie, ce qui montre que la police reconnaît sa maturité physique. »[184]
De même que le travail, le fait d’avoir pris la décision de voyager seul,[185] de quitter l’Italie[186] ou de traverser seul les montagnes entre l’Italie et la France[187] peut être retenu comme un signe de maturité, même si d’autres aspects de leur récit concordent avec l’âge que les enfants disent avoir. Dans un cas, l’évaluateur écrit que la décision d’un garçon ivoirien de passer par la montagne est un signe de maturité puisque « [cela] est d’habitude fait par les majeurs, car les mineurs peuvent se présenter au poste frontière sans risque ».[188] En réalité, comme on l’a évoqué dans le chapitre précédent de ce rapport, les agents de la police aux frontières renvoient parfois sommairement les personnes qu’ils jugent adultes, sans se soucier de l’âge qu’elles déclarent.
Même les choix qu’ils ont pu faire en matière de religion ou d’éducation peuvent être considérés comme indiquant l’âge adulte. Ainsi dans le cas d’un garçon sénégalais qui expliquait qu’à l’âge de 12 ans, il avait choisi d’être catholique comme sa mère, le département a estimé qu’il faisait preuve d’« autonomie et [de] maturité psychique [...] qui ne sont pas compatibles avec son âge ».[189] Pour étayer cette conclusion, l’évaluatrice écrit que « le Sénégal est composé à 94 % de musulmans et traditionnellement c'est le chef de famille, donc le père, qui transmet le culte [aux enfants] ».[190] Dans un autre cas, un garçon ivoirien déclare qu’il a quitté une école coranique contre la volonté de son père, parce qu’il voulait s’inscrire dans une école française – une décision que l’évaluateur a considérée comme un signe évident de maturité et d’autonomie.[191]
Même la décision de fuir une situation violente peut être vue comme un signe de maturité. Par exemple, un Malien de 15 ans a expliqué à l’évaluatrice qu’il est parti de chez sa belle-mère et a vécu quelques temps dans la rue parce qu’elle le battait régulièrement. Le rapport en conclut : « Il semble qu’il ait fait preuve d’une certaine autonomie psychique, notamment quand il s’est débrouillé, seul, plusieurs jours dans les rues ».[192]
Dans un autre cas, un jeune a vu sa minorité rejetée parce qu’il a voyagé seul et qu’il a évoqué un projet pour gagner sa vie que l’évaluateur jugeait irréaliste :
[Il] a relaté son histoire familiale de façon claire et précise. Le motif de son départ est exposé. Son parcours migratoire est également présenté de façon cohérente, tant concernant son itinéraire que sa durée. [Il] nous a confirmé son isolement en France et en Europe. Son aspect physique peut correspondre à la date de naissance qu’il nous indique, mais son projet d’ouvrir un « télécentre » à 15 ans ½, et l’autonomie dont il a fait preuve durant sa migration, interrogent sa minorité. Un refus administratif est proposé.[193]
Dans certains cas, les évaluateurs trouvent que les récits démontrent de l’« autonomie » et de la « maturité » même dans des circonstances qui suggèrent le contraire, comme pour un enfant qui « [a suivi] des personnes qu’il ne connaî[ssait] pas pour des destinations inconnues, au seul motif qu'il souhaite étudier ».[194]
Certains rapports qualifient d’autres aspects des récits d’« inhabituels », sans préciser quelles sources (si tant est qu’il y en ait) ont consulté les évaluateurs pour les vérifier. Pourtant, certains de ces éléments remis en question n’ont rien d’invraisemblable et, dans tous les cas, ne sont pas pertinents pour la question de l’âge du jeune. Ainsi, selon le rapport d’évaluation de l’âge d’un garçon malien de 15 ans, lorsqu’il explique qu’il ne dormait pas dans la même chambre que son oncle, qui vivait à Tripoli depuis des années, cela constitue un des « faits inhabituels » qui ont contribué à conclure à une évaluation négative.
D’autres aspects, rejetés parce que considérés comme des « faits inhabituels », sont plutôt des déductions défavorables tirées de récits jugés trop imprécis. Mais le rapport d’évaluation ne dit pas clairement si l’évaluateur a demandé des précisions sur ces points. Le même garçon de 15 ans, par exemple, a indiqué à l’évaluatrice que son oncle s’était arrangé pour qu’un carreleur soudanais le prenne comme apprenti. Le garçon explique également que l’homme qui l’avait pris en apprentissage s’était absenté de Tripoli pendant plusieurs mois et qu’en attendant, son oncle lui a appris à lire et à écrire en français, et lui a fait étudier des versets du Coran. Parlant de ces aspects du récit du garçon, le rapport conclut : « Il est incapable de donner des détails sur son apprentissage en Libye ».[195]
Un jeune garçon a dit qu’il était hébergé dans un centre d’accueil en Italie qui hébergeait également des adultes, ce que l’évaluateur a considéré comme n’étant pas crédible[196] alors même que des associations de défense des droits humains en Italie ont fait état du fait que dans certains centres, adultes et enfants étaient mélangés.[197]
Les évaluateurs semblent parfois ne pas tenir compte des explications données par les enfants quant à leur départ de leur pays. Ainsi, évaluant le récit du garçon ivoirien de 16 ans qui a expliqué avoir décidé de fuir lorsque des gangs l’avaient forcé à travailler pour eux, l’évaluateur écrit qu’il « ne donne aucune justification sur ce qui l’amène à passer de la couture à faire partie de deux gangs ».[198]
Le fait d’hésiter à répondre, même aux questions sur des événements traumatisants, comme les abus subis en Libye ou les dangers de la traversée de la Méditerranée, peut être considéré comme une attitude évasive.[199] De même, lorsque dans certains cas les enfants demandent que l’interprète reformule la question, ou affirment qu’ils ne comprennent pas ce que l’interprète dit, cela peut être vu comme un signe de dissimulation de leur part.[200]
D’un autre côté, les réponses faisant preuve de confiance en soi ou de certitude sont elles aussi retenues contre les enfants. Une évaluatrice mentionne le fait que le garçon « emploie un ton ferme »[201] parmi les motifs utilisés pour conclure à une évaluation négative quant à sa minorité. Un autre garçon avait « une attitude assurée et confiante ».[202] Plusieurs rapports citent les tentatives de corriger les erreurs de l’interprète comme un signe qu’ils sont des adultes :
- Dans le cas d’un jeune Malien, l’évaluateur estime qu’il « montre une certaine maturité psychique » lorsque, comprenant le français, « il reprend l'interprète quand il n'est pas d'accord avec la traduction faite des noms de villes ».[203]
- De même, au sujet d’une fille, « lorsqu’[elle] comprend que ses réponses ne sont pas suffisamment argumentées [dans l’interprétation], elle s’agace vis-à-vis du traducteur avec un aplomb témoignant d’une maturité certaine ».[204]
- Comme dans le cas de cette jeune fille, les mouvements d’irritation ou d’impatience peuvent être considérés comme des signes de maturité,[205] de même que, à l’opposé, une « attitude nonchalante » et « peu sérieuse ».[206]
Plusieurs rapports d’évaluations consultés par Human Rights Watch citent comme preuves de maturité la « distance émotionnelle »[207] et l’absence du « registre des émotions » lorsque les enfants racontent qu’ils ont été séparés de leurs amis ou de leurs proches pendant leur voyage[208] ou décrivent les abus qu’ils ont subis,[209] ou encore tout au long de l’entretien.[210] En fait, comme on l’abordera plus en détail dans la section suivante, ce type de réaction est un indice des traumatismes subis, une réalité qui n’est aucunement reconnue dans les rapports d’évaluation que Human Rights Watch a consultés.
Des associatifs ont suggéré que les évaluateurs du département des Hautes-Alpes ne prenaient pas en compte les effets des traumatismes sur les enfants parce qu’ils n’avaient pas reçu la formation spécialisée indispensable pour mener des évaluations de l’âge dans le cadre « pluridisciplinaire » exigé par la réglementation.[211] À notre question sur la façon dont une évaluation pluridisciplinaire devrait être menée, Yassine Djermoune, avocat à Gap, a répondu :
Les évaluations devraient être conduites, à notre sens, par une équipe qui intègre des psychologues, des éducateurs et des personnes qui ont des connaissances en géopolitique, parce que c’est important aussi de savoir d’où vient le jeune, les raisons qui l’ont conduit à quitter son pays, la situation de ce pays. Et on n’a pas affaire à ça à Gap, on ne connaît pas la qualité de ceux qui procèdent aux évaluations, on n’a pas affaire à une équipe pluridisciplinaire qui conduit les évaluations – donc on n’a pas de psychologues, on n’a pas d’experts en géopolitique, on n’a pas d’éducateurs spécialisés qui interviennent, en tout cas on n’est pas mis en mesure d’apprécier leur qualité.[212]
Et d’ajouter : « [L]es évaluations devraient se dérouler en principe dans un esprit de bienveillance. La loi précise que le doute doit profiter au mineur. En l’espèce, le doute est totalement occulté. On n’admet jamais que le doute puisse lui profiter. Donc la moindre incohérence dans le récit sera retournée contre le jeune, et on conclura à la majorité ».[213]
Conséquences des traumatismes
Les conclusions défavorables des évaluateurs, fondées sur les raisons décrites dans la section précédente, semblent ne pas tenir compte comme il se doit du fait que de nombreux enfants et adultes ne font pas forcément un récit chronologique et bien organisé de leur vie et qu’ils peuvent souvent se concentrer sur des détails qui peuvent sembler sans importance – surtout s’ils ne comprennent pas ce qu'on leur demande et pourquoi. Il n’apparaît pas évident que les personnes effectuant les évaluations soient en mesure d’apprécier les différentes manières dont les enfants peuvent répondre aux autorités lorsqu’elles les interrogent – notamment des réponses écourtées parce qu’ils sont intimidés ou confus, ou des réponses ajustées en fonction de ce qu’ils perçoivent être la réponse attendue par l’évaluateur.
Ce type de difficulté peut intervenir avec n’importe quel enfant. De surcroît, les enfants migrants non accompagnés ont souvent vécu des situations où ils ont été menacés, où on leur a fait du mal, où ils ont pu être traumatisés – on pense en particulier aux sévices subis dans leur pays, ainsi qu’à l’exploitation par le travail, à la détention arbitraire et aux mauvais traitements subis en Libye, sans oublier le terrifiant voyage en mer.
Les médecins du Réseau Hospitalité qui ont ausculté des enfants non accompagnés à Gap observent une fréquence élevée de symptômes qui correspondent à un trouble de stress post-traumatique (TSPT), à de l’anxiété, et dans certains cas à une dépression. Certains enfants ont même fait des tentatives de suicide.[214] Ces répercussions n’ont rien d’étonnant à la lumière des expériences que les enfants nous ont rapportées. Elles concordent aussi avec les travaux portant sur les enfants demandeurs d’asile non accompagnés ailleurs en Europe.[215]
Le trouble de stress post-traumatique a des implications non négligeables pour les entretiens d’évaluation de l’âge. Les adultes et enfants souffrant du TSPT présentent fréquemment des troubles de la mémoire, de la concentration, de l’attention, de la capacité à planifier et du jugement.[216] Comme l’explique Dr. Françoise Martin-Cola, du Réseau Hospitalité, « les incohérences dans les récits donnés par les jeunes, c’est à cause du stress post-traumatique. Ils sont dans un état confusionnel avec un refus de mémorisation des moments les plus difficiles ».[217]
Les évaluateurs devraient être conscients de ces répercussions – surtout des troubles de la mémoire associés au TSPT – lors des entretiens d’évaluation de l’âge et lorsqu’ils analysent les réponses obtenues. Ils devraient reconnaître que les erreurs portant sur des dates ou d’autres détails ne prouvent pas une volonté de dissimulation et devraient s’attendre à ce que beaucoup des personnes qu’ils interrogent aient du mal à fournir un récit chronologique cohérent. Les évaluateurs devraient savoir que le fait d’éviter ce qui pourrait rappeler un traumatisme, des difficultés de concentration, une apparente insensibilité au plan des sentiments et des émotions, ou au contraire, l’irritabilité, sont des signes de traumatisme.[218]
Plus généralement, la procédure d’évaluation de l’âge devrait prendre en compte le fait que les personnes examinées souffrent très probablement d’un TSPT. Un examen médical par des psychiatres qualifiés, ainsi qu’un soutien psychologique avant toute évaluation pour les enfants présentant des syndromes indiquant un TSPT, amélioreraient la qualité des évaluations et rendraient le processus plus équitable. De plus, des protocoles spécifiques devraient être développés, avec la contribution d’experts en TSPT, pour déterminer quand, comment et par qui l’âge des enfants présentant un TSPT devrait être évalué.
Lenteurs de la justice et déférence excessive à l’égard de l’avis des évaluateurs du département
Le tribunal pour enfants peut réexaminer les décisions négatives sur la minorité rendues par le Conseil départemental. Mais ce processus prend six à huit mois, parfois plus. Par exemple, Amadin N., un Béninois de 17 ans, a été formellement reconnu comme mineur en juin 2019, dix mois après avoir reçu une évaluation de l’âge négative du Conseil départemental et demandé au tribunal pour enfants de se prononcer.[219] Gabriel F., du Nigeria, et Joshua F., du Cameroun, ont tous deux vu le juge des enfants en avril 2019, six mois après en avoir fait la demande. Ils ont appris en juin que le juge se prononcerait sur leur cas en septembre, ce qui signifie qu’ils auront attendu 11 mois en tout pour que leur dossier soit réexaminé.[220]
À propos du temps nécessaire pour que le tribunal pour enfants se prononce, un avocat de Gap a dit à Human Rights Watch :
En principe, toute personne a le droit de voir son affaire traitée dans ce qu’on appelle un délai raisonnable. Lorsqu’on vous dit que les mineurs attendent parfois près d’un an avant de voir leur minorité reconnue, on a clairement affaire à un délai qui est déraisonnable [pour ces affaires].[221]
Si le juge annule la décision du Conseil départemental, l’enfant est pris en charge par le système de protection de l’enfance. Comme la date d’effet de l’entrée de l’enfant dans le système de protection de l’enfance est la date de la décision du juge, l’éligibilité de cet enfant à un statut migratoire en règle lors de sa majorité peut être affectée, comme nous l’expliquons plus en détail dans la section suivante. Si le 18e anniversaire de l’enfant tombe avant la décision du juge, ou peu de temps après, les conséquences de ce jugement sont en pratique négligeables.
Des avocats et des bénévoles ont dit à Human Rights Watch que le tribunal pour enfants de Gap s’en remettait fréquemment aux décisions du Conseil départemental, sans examiner si les évaluateurs respectaient les procédures fixées par la réglementation française, notamment s’ils tenaient compte comme il se doit des effets des traumatismes sur la mémoire, la concentration et l’attitude des enfants.[222]
Notre propre analyse des dossiers a confirmé que le tribunal pour enfants de Gap avait accepté les conclusions des évaluations départementales, apparemment sans se pencher sur ces facteurs et sans considérer le principe exigeant que l’on accorde le bénéfice du doute s’il existe une possibilité raisonnable que la personne soit un enfant. Par exemple, dans une décision de novembre 2018 examinant l’évaluation négative de l’âge d’un garçon sénégalais de 16 ans, le juge des enfants écrit : « Il n’appartient pas au juge des enfants, non formé à l’analyse sociologique, ethnologique et psychologique, de substituer sa propre analyse au travail d’évaluation réalisé par le Conseil départemental ».[223] Le juge prend note du rapport d’une médecin expliquant que le garçon présente des symptômes correspondant à un trouble de stress post-traumatique et que par conséquent, à la lumière et sur la base des observations faites lors de multiples consultations, le comportement, l’apparence physique et l’état mental du garçon correspondent à ceux d’un enfant. Le juge conclut néanmoins : « Ces éléments, à eux seuls et même s’ils apportent un éclairage utile sur [sa] situation, ne suffisent pas à démontrer la minorité du requérant ».[224]
Dans un autre cas, le tribunal pour enfants reconnaît « [les] souffrances et [les] traumatismes » des mineurs et majeurs, « liés à un parcours migratoire long et difficile, souvent dramatique ».[225] Mais le tribunal écrit ensuite :
L’équipe spécialisée du Conseil départemental des Hautes Alpes, ayant été formée à l’analyse des récits migratoires pour en éprouver leur crédibilité, estime que la maturité physique et psychique et le manque de cohérence du récit [du requérant] démontrent [sa] majorité. Il n’appartient pas au juge des enfants, non formé à l’analyse sociologique, ethnologique et psychologique, de substituer sa propre analyse au travail d’évaluation réalisé par le Conseil départemental.[226]
D’autres jugements du tribunal pour enfants de Gap analysés par Human Rights Watch ne contiennent aucune argumentation de la conclusion du tribunal selon laquelle les nouveaux éléments présentés par l’enfant sont « insuffisants pour établir la minorité ». Elles ne font que répéter, en une formulation quasi identique, que le juge ne saurait substituer son analyse à celle du Conseil départemental.[227]
Certains des jugements que nous avons examinés invoquent, comme motifs de refus de la minorité, des éléments précis tirés des conclusions de l’évaluation du Conseil départemental – éléments qui, comme nous l’avons expliqué plus haut, ne sont pas des indicateurs fiables de l’âge. Par exemple :
- Neuf jugements s’appuient en partie sur l’incapacité des enfants à fournir des réponses bien organisées aux questions des évaluateurs sur leur voyage, sans que rien n’indique que les évaluateurs ou les juges ont tenu compte des effets de l’âge, de l’éducation et du traumatisme sur la capacité d’un enfant à faire un récit structuré et cohérent.[228]
- Cinq jugements affirment que l’enfant « a fait preuve d’autonomie dans la décision de quitter son pays d’origine seul »[229] alors que des enfants voyagent fréquemment non accompagnés en Europe et ailleurs, comme Human Rights Watch et d’autres organisations l’ont rapporté.
- Cinq jugements s’en remettent à l’appréciation des évaluateurs sur la « maturité physique et psychique », des caractéristiques très variables d’un adolescent à l’autre.[230]
Un jugement note avec désapprobation que la description qu’un enfant a faite au tribunal de son parcours migratoire est plus détaillée que celle qu’il avait fournie lors de la première évaluation de son âge, sans prendre en considération les effets que pourraient avoir l’opportunité de se reposer et de réfléchir, l’aide psychologique, et le fait de mieux comprendre l’importance d’un récit détaillé et précis que l’aide d’un avocat peut apporter.[231]
Il est possible de faire appel du jugement du tribunal pour enfants, mais c’est un processus qui peut prendre une année supplémentaire.[232] Eva L., une fille guinéenne de 17 ans, a dit à Human Rights Watch qu’elle avait fait appel de la décision du juge des enfants la concernant, mais que « le temps que ce soit fini, [elle serait] devenue adulte ».[233]
Une solution alternative, que plusieurs avocats de Gap ont employée avec succès, est de demander à un juge des tutelles de se prononcer sur le fait qu'une personne est un enfant ayant besoin de protection.[234]
Conséquences d’une évaluation incorrecte de l’âge
Les enfants considérés à tort comme des adultes peuvent rencontrer de graves obstacles pour accéder aux services d’éducation et de santé, même si la scolarité est en principe ouverte à tous en France[235] et que certaines formes de couverture santé devraient être accessibles quel que soit le statut migratoire d’une personne.[236] En outre, comme ceux qui ne sont pas formellement reconnus comme mineurs ne relèvent pas du système de protection de l’enfance, ils dépendent du système d’hébergement d’urgence pour adultes, déjà saturé, ou de la générosité des citoyens. Cela concerne aussi ceux qui ont déposé un recours auprès du juge des enfants afin que l’évaluation négative de leur âge soit réexaminée.
Les bénévoles du Réseau Hospitalité ont réussi à persuader les établissements scolaires de la région d’inscrire de nombreux enfants auprès desquels ils travaillent à Gap.[237] Ils ont également trouvé un hébergement pour beaucoup de ces enfants chez des particuliers, des citoyens qui ont accepté d’ouvrir leur porte à des enfants dans le besoin. Sans ces initiatives privées, un grand nombre de ces enfants seraient sans abri et probablement non scolarisés en attendant que le juge se prononce sur leur cas. Aussi louables que soient ces initiatives privées, elles ne dispensent pas l’État de sa responsabilité de donner accès à l’éducation à tous et de veiller à ce que des enfants ne soient pas sans abri pendant qu’ils exercent leur droit à contester auprès d’un juge le refus de reconnaissance de leur minorité.
La non-reconnaissance de la minorité a des conséquences importantes sur le statut légal. En effet, si les enfants n’ont pas l’obligation d’obtenir un visa ou un titre de séjour, quelle que soit la façon dont ils sont entrés en France et la longueur de leur séjour,[238] les adultes en revanche – et tous les enfants dont la minorité n’a pas été formellement reconnue – peuvent être détenus et expulsés s’ils ne peuvent pas produire de preuve de résidence légale. Un récent décret prévoit le transfert systématique des données personnelles de tous ceux dont la minorité n’est pas reconnue aux préfectures, qui dépendent du ministère de l’Intérieur, qui peuvent ensuite lancer une procédure d’expulsion du territoire français – potentiellement avant que les jeunes n’aient eu l’opportunité de faire un recours auprès du tribunal pour enfants.[239]
Les évaluations négatives de l’âge et les longs délais avant réexamen par un juge peuvent également affecter le futur statut migratoire, même si la minorité est formellement reconnue par la suite, la date à laquelle l’enfant est pris en charge par le système de protection de l’enfance ayant un impact sur son éligibilité à un titre de séjour et à la nationalité française. Un enfant pris en charge avant l’âge de 15 ans peut demander la nationalité française à 18 ans[240] et un enfant entrant dans le système de protection de l’enfance avant ses 16 ans a droit, à 18 ans, à un permis de séjour pour continuer à étudier ou pour travailler.[241] Ceux pris en charge après leur 16ème anniversaire pourront peut-être obtenir un titre de séjour d’études ou de travail, mais le processus est plus compliqué.[242] Quant à ceux qui atteignent la majorité pendant le processus d’évaluation de l’âge, ils n’ont pas droit à ces permis de séjour.
Droit des enfants à une procédure équitable
Comme pour les adultes, les enfants ont le droit d’être entendus de manière équitable lorsqu’on se prononce sur leurs droits,[243] y compris dans le cadre de toute procédure d’évaluation de l’âge – qui peut déterminer si une personne jouira des droits octroyés aux enfants. Lorsqu’il existe de sérieux doutes sur le fait qu’une personne soit un enfant, les autorités françaises peuvent évaluer son âge. Mais des procédures d’évaluation de l’âge arbitraires portent atteinte au droit des enfants à être entendus équitablement et peuvent aussi violer leur droit à l’identité.[244]
De façon générale, l’intérêt supérieur de l’enfant devrait être « un principe directeur dans la détermination du degré de priorité des besoins en matière de protection et du calendrier des mesures à appliquer à l’enfant non accompagné ou séparé ».[245]
L’évaluation de l’âge devrait être une mesure de dernier recours, lorsqu’il existe des doutes sérieux sur l’âge déclaré d’un individu et dans le cas où les autres approches, notamment les efforts de collecte de preuves documentaires, n’ont pas permis d’établir l’âge de cet individu.[246] Dans ces cas-là, les autorités devraient présenter clairement et formellement les raisons pour lesquelles l’âge d’un individu est mis en doute, et ce avant d’entamer les procédures d’évaluation de l’âge. Au sujet des documents, le Comité pour la protection des droits des travailleurs migrants et le Comité des droits de l’enfant stipulent que « les documents qui sont disponibles devraient être considérés comme authentiques, sauf preuve du contraire […] ».[247]
Lorsque des procédures d’évaluation de l’âge sont utilisées, elles devraient être de nature pluridisciplinaire. L’évaluation de l’âge devrait être un processus exhaustif qui « ne devrait pas se fonder uniquement sur l’apparence physique de l’individu, mais aussi sur son degré de maturité psychologique ».[248] Le HCR note que « le principe directeur doit être ‘l'immaturité’ et la vulnérabilité d'un individu, qui exigent un traitement particulier ».[249]
Pour faciliter l’exhaustivité des évaluations, une experte a recommandé d’établir des « équipes pluri-institutionnelles, basées dans des centres régionaux d’évaluation de l’âge. L’équipe pluri-institutionnelle devrait inclure des assistants sociaux, des pédiatres, des psychologues, des enseignants et d’autres professionnels, capables de contribuer au processus d’évaluation ».[250] Le Bureau européen d’appui en matière d’asile recommande que deux évaluateurs soient impliqués dans la procédure d’évaluation de l’âge, si possible.[251]
Les enfants devraient recevoir une assistance adéquate, notamment la désignation de tuteurs avant le début des procédures d’évaluation de l’âge,[252] ainsi que l’assistance d’interprètes qualifiés[253] tout au long de la procédure.
Les entretiens avec des enfants, que ce soit dans le cadre d’un processus d’évaluation de l’âge ou pour d’autres raisons, nécessitent une expertise et une attention particulières. Le HCR met en garde sur le fait qu’« on ne peut pas attendre des enfants qu’elles et ils racontent ce qu’elles et ils ont vécu comme le feraient des adultes »[254] et que « prendre son temps est crucial pour établir la confiance et permet de collecter et échanger correctement des informations sur l’histoire propre à chaque enfant, ce qui s’avère utile pour déterminer son âge ».[255] En particulier, comme le note le Comité des droits de l’enfant, les enfants qui ont vécu dans la rue « se méfient souvent de l’intervention des adultes dans leur vie ».[256] Pour toutes ces raisons, les entretiens devraient être adaptés aux besoins des enfants et menés par des évaluateurs ayant la formation et les compétences nécessaires.[257]
Les évaluateurs devraient faire particulièrement attention de ne pas imposer leur propre représentation de l’enfance, qui peut être spécifique à leur culture ou stéréotypée, lorsqu’ils effectuent des évaluations de l’âge. Par exemple, si le travail des enfants n’est pas courant en Europe, il l’est dans de nombreux endroits du monde. Le fait de travailler, y compris dans des conditions dangereuses, difficiles ou pendant des horaires prolongés, n’est pas en soi un indicateur de majorité.
Les normes internationales appellent à ce que le bénéfice du doute soit accordé dans les cas où l’âge est incertain ou contesté. Le Comité des droits de l’enfant a conclu que lors des procédures d’évaluation de l’âge, « le bénéfice du doute doit être accordé à l’intéressé – qu’il convient de traiter comme un enfant si la possibilité existe qu’il s’agisse effectivement d’un mineur ».[258] En des termes similaires, le HCR observe que « la marge d’appréciation inhérente à toutes les méthodes d’évaluation de l’âge doit s’appliquer de manière à ce que, en cas d’incertitude, la personne soit considérée comme un(e) enfant ».[259]
Les procédures d’évaluation de l’âge telles que mises en œuvre dans les Hautes-Alpes – et, comme le montre un rapport précédent de Human Rights Watch, à Paris[260] – ne protègent pas l’intérêt supérieur des enfants, ne leur accordent pas le bénéfice du doute, et à d’autres égards, ne leur garantissent pas une procédure équitable. Par conséquent, dans les Hautes-Alpes, le droit de nombreux enfants non accompagnés à la protection et à l’assistance est bafoué.
IV. Harcèlement policier des travailleurs humanitaires, bénévoles et militants
La police aux frontières et autres agents des forces de l’ordre soumettent régulièrement les travailleurs humanitaires, bénévoles et militants à des contrôles des papiers et des inspections de leurs véhicules, dans des circonstances suggérant qu’ils ne font pas cela à des fins de sécurité publique ni dans un but légitime de maintien de l’ordre. Dans de nombreux cas, la police semble recourir à ces procédures de façon sélective, à des fins d’intimidation et de harcèlement ou pour entraver les activités humanitaires. Ces pratiques créent un environnement hostile pour les travailleurs humanitaires et peuvent porter atteinte à la confiance de la population à l’égard de la police.
De plus, dans certains cas, des bénévoles et des militants ont fait l’objet de poursuites, apparemment pour avoir participé à des maraudes dans les montagnes à la frontière ainsi qu’à d’autres actions humanitaires pourtant autorisées par la loi.
De telles formes de harcèlement ne sont pas propres aux Hautes-Alpes : les travailleurs humanitaires, bénévoles et militants opérant à Calais et aux alentours ont décrit des pratiques similaires à Amnesty International, au Défenseur des droits, à Human Rights Watch et aux Rapporteurs spéciaux de l’ONU.[261] En France, la police fait usage de pouvoirs excessivement étendus pour interpeler et fouiller des personnes dans l’espace public, même en l’absence de suspicion d’infraction raisonnable et individualisée, ce qui entraîne des abus, notamment à l’encontre des « minorités visibles » du pays.[262]
Contrôles d’identité abusifs
Les bénévoles et militants prenant régulièrement part aux recherches en montagne ont confié à Human Rights Watch qu'ils subissaient des vérifications de papiers à une fréquence indiquant que ces contrôles ne visent pas seulement à établir leur identité. « [Ils nous ont contrôlés] plusieurs fois dans la soirée. Il y a une espèce de harcèlement », nous a expliqué une bénévole.[263]
D’autres bénévoles ont fait des récits semblables : « Systématiquement, lorsqu’on part en maraude à Montgenèvre, il y a des contrôles [...], souvent plusieurs fois dans la soirée. C’est fréquent qu’on soit contrôlé par les mêmes policiers dans la même soirée », nous a expliqué l’un d’entre eux.[264] « Je suis contrôlée par les gendarmes quasiment à chaque fois que je monte » pour participer à une maraude, a rapporté une autre bénévole.[265]
Un bénévole nous a décrit ces contrôles d’identité :
Ils nous arrêtent. Ils restent 20 minutes avec nous. Ils sont au téléphone [pour vérifier les identités]. Ils posent plein de questions sur ce qu’on est en train de faire. Ils veulent prendre des photos des passeports. En avril, tout le monde s’est fait arrêter deux ou trois fois dans la [même] soirée.[266]
D’autres personnes interviewées par Human Rights Watch ont livré des récits similaires de contrôles de papiers à répétition : « Il y a des contrôles d’identités plusieurs fois dans la soirée », a expliqué un autre bénévole.[267]
Les bénévoles interviewés par Human Rights Watch ont dit être convaincus qu’ils étaient ciblés en raison de leurs activités humanitaires. Ainsi, un bénévole a expliqué à Human Rights Watch :
C’est ciblé, très ciblé. On voyait bien qu’ils n’arrêtaient pas de touristes, ni de piétons. […] J’ai eu des contrôles d’identité sur la route du retour. C’est très ciblé. Ils savaient très bien à qui ils s’adressaient. C’est régulier, pas systématiquement, mais quasi. C’est tous les soirs quasiment. Il y avait vraiment une période, là, au mois de février, [où les contrôles d’identité étaient particulièrement fréquents].[268]
Les policiers faisaient souvent des commentaires montrant qu’ils connaissaient déjà les identités que ceux qu’ils interpelaient, ont rapporté les bénévoles. Ainsi une des bénévoles a décrit une interpellation à Montgenèvre en août 2018 :
J’ai baissé la vitre et le policier m’a dit : « Ah, t’es de retour, elle est où ta voiture ? » Et il a cité la marque et le modèle de ma voiture. Ce jour-là, je conduisais la voiture de quelqu’un d’autre. Quand je lui ai dit que je ne voyais pas de quoi il parlait, il m’a répondu : « Arrête de te foutre de notre gueule, on sait que tu étais là tout l’été. »[269]
Des bénévoles qui remettaient en cause les vérifications d’identité ou le comportement des policiers lors de ces contrôles ont décrit des fouilles particulièrement longues, assorties de commentaires suggérant qu’il s’agissait de représailles. Par exemple, en mai 2019, un groupe de bénévoles ont vu leur voiture fouillée de fond en comble par la police après que l’un d’entre eux a demandé pourquoi ils avaient été interpelés. Les agents qui fouillaient le véhicule leur ont même dit qu’ils « leur faisaient la totale » pour avoir remis en cause leur autorité, ont témoigné deux bénévoles présents lors de la fouille.[270]
Les bénévoles du Refuge pour migrants de Briançon, même ceux qui ne participent pas aux maraudes, ont expliqué faire eux aussi souvent l’objet de contrôles des papiers. « On se fait arrêter plus facilement, nos voitures sont connues », a expliqué une bénévole du Refuge à Human Rights Watch.[271] Des bénévoles qui amènent régulièrement des enfants non accompagnés au commissariat, le matin suivant leur arrivée au Refuge, nous ont dit que les policiers vérifiaient fréquemment leurs papiers, même s’ils étaient venus au poste plusieurs jours de suite.[272]
Amendes à répétition pour des infractions mineures
Des bénévoles et des militants, que ce soit ceux qui travaillent au Refuge ou ceux qui participent aux maraudes, ont expliqué que la police les verbalisait souvent pour des infractions routières mineures. « Pendant les contrôles, ils regardent tout. À la moindre chose que la voiture a, tu te prends des amendes », nous a dit un bénévole.[273] « Il faut que nos véhicules soient nickels, car on peut se prendre des amendes pour n’importe quoi », a précisé une bénévole du Refuge de Briançon.[274]
Les bénévoles et les militants nous ont donné les exemples suivants, en nous montrant dans la plupart des cas des copies des contraventions qu’ils ont reçues :
- Un groupe de bénévoles humanitaires a reçu une amende de 90 euros parce que leurs pneus étaient trop usés.[275]
- « La semaine passée, ils ont mis un PV à une voiture parce qu’elle avait mis les antibrouillards », nous a dit un bénévole en mai 2019.[276]
- « J’ai eu une amende pour ne pas avoir mis l’autocollant pour dire que j’avais des pneus cloutés », a raconté un autre. « C’est une forme d’intimidation tacite. »[277]
- Un bénévole qui a emmené un groupe d’enfants du Refuge de Briançon au commissariat a reçu une contravention entraînant la perte de « quatre points de permis, et une amende de 90 euros. Pour rien du tout... pour franchissement de ligne blanche. Il n’y a pas de ligne blanche à cette adresse-là ».[278]
- Un autre cas est celui d’un bénévole qui s’est garé derrière le Refuge pour décharger des courses du coffre, en roulant brièvement en sens interdit dans la rue à sens unique menant à ce parking. « Le sens interdit fait 5 mètres […] Oui, je l’ai pris. J’ai eu tort. Les policiers étaient cachés là, un peu plus loin. Dès qu’on est sorti, ils sont arrivés sur nous. » Lorsque les policiers lui ont demandé ses papiers, il a enlevé sa ceinture de sécurité pour les attraper dans sa poche. Pour avoir pris le sens interdit, « j’ai eu une amende de 250 euros, et ils m’ont enlevé trois points de permis », a-t-il dit. « Et j’ai reçu une deuxième amende, pour ne pas avoir mis la ceinture de sécurité ! Donc encore 250 euros et encore quatre points de permis. Bref, j’ai eu 500 euros d’amende et ils m’ont enlevé sept points d’un coup. »[279]
- Une autre bénévole, qui elle aussi a reçu une contravention pour avoir pris le sens interdit amenant au parking du Refuge, a raconté que les policiers l’avaient traitée comme si elle avait commis un crime grave. « Ils mettent la pression, tu le sens », nous a-t-elle dit.[280]
Nous avons aussi reçu des témoignages de bénévoles ayant reçu des amendes pour un essuie-glace défectueux, un feu arrière cassé ou une pression des pneus trop faible.[281]
Certains bénévoles ont expliqué qu’ils avaient reçu des contraventions routières après avoir mis en doute le bien-fondé des contrôles d’identité à répétition. C’est le cas d’un groupe de bénévoles, emmenés au poste par les policiers et retenus pendant une heure après avoir demandé pourquoi ils étaient soumis à ces contrôles d’identité. Une des bénévoles a raconté à Human Rights Watch :
Quand on a pu quitter le poste avec la voiture, on voulait repartir vers l’Italie, mais j’ai franchi la ligne blanche pour tourner à gauche, et on a été à nouveau arrêté au poste-frontière. Ils nous ont dit : « Vous, vous allez passer une très mauvaise soirée. On a le pouvoir de t’enlever six points de permis, là. » Ils voulaient mon adresse à Briançon. Ils m’ont dit : « Un jour, on va réussir à t’avoir. » J’ai eu 180 euros d’amende et six points en moins sur mon permis.[282]
Il n’est pas anormal que la police inspecte des véhicules et inflige des contraventions en cas d’infraction. Mais les circonstances d’un grand nombre de ces verbalisations, en particulier la description des propos tenus par les policiers, suggèrent qu’ils ont ciblé les travailleurs humanitaires, bénévoles et militants de Briançon et de Montgenèvre, afin de les harceler en raison de leurs activités humanitaires.
Le « délit de solidarité »
Depuis 2016 au moins, des procureurs français poursuivent des militants et des bénévoles ayant aidé des migrants et demandeurs d’asile dans la région frontalière entre l’Italie et la France. Même si la plupart des poursuites ayant donné lieu à un procès ont débouché sur des peines avec sursis, elles ont eu de lourdes conséquences sur les accusés et contribué à créer un environnement hostile pour le travail humanitaire dans la région. En juillet 2018, le Conseil constitutionnel français a jugé que « tout acte d’aide apportée dans un but humanitaire » ne pouvait pas faire l’objet de sanctions, quelle que soit la situation migratoire de la personne qui a reçu l’aide. La décision précisait également que l’aide apportée à la circulation de migrants en situation irrégulière en France ne devrait pas être pénalisée, « si elle est motivée par un but humanitaire ».[283]
Ce jugement, qui faisait suite au procès contre Cédric Herrou, un agriculteur qui a aidé des centaines de migrants et de demandeurs d’asile, a finalement mené à une reconnaissance constitutionnelle de la protection de l’aide humanitaire. En février 2017, Herrou a écopé d’une amende de 3 000 euros avec sursis pour avoir aidé des demandeurs d’asile à franchir la frontière et, une fois qu’ils étaient en France, les avoir abrités, nourris et transportés.[284] La cour d’appel a augmenté sa peine à quatre mois de prison, également avec sursis.[285]
Avant l’affaire Herrou, on compte de nombreux autres cas de poursuites contre des personnes ayant apporté une assistance humanitaire aux migrants. En octobre 2016, Pierre-Alain Mannoni, un enseignant-chercheur en écologie marine, a été arrêté dans le département des Alpes-Maritimes après avoir pris en voiture trois Érythréennes qui venaient d’arriver en France, avec l’intention de les conduire à Nice.[286] « Elles avaient peur, elles avaient froid, elles étaient épuisées, elles avaient des pansements aux mains, aux jambes », a-t-il écrit, décrivant le moment où il a rencontré les trois femmes.[287] Au départ il a été acquitté, puis, comme le parquet avait fait appel, il a été reconnu coupable et condamné à deux mois de prison avec sursis.[288] En décembre 2018, la Cour de cassation, plus haute juridiction de l’ordre judiciaire en France, a annulé les condamnations de Herrou et Mannoni.[289]
Martine Landry, une bénévole d’Amnesty International à Menton, ville frontalière située en face de Vintimille en Italie, a elle aussi été poursuivie pour aide à l’entrée illégale pour avoir, en juillet 2017, accompagné deux garçons guinéens de 15 ans jusqu’à un poste-frontière français.[290] Dans ce cas, jugé après la décision du Conseil constitutionnel, le tribunal correctionnel a relaxé Martine Landry, concluant qu’« elle n’[avait] à aucun moment cherché à se soustraire à la loi » et évoquant « une action fraternelle dans un but humanitaire ».[291] Le parquet a annoncé qu’il ferait appel de son acquittement.[292] Fin août 2019, cette procédure en appel était toujours en cours, mais sans date fixée.[293]
Plus récemment, en avril 2018, un groupe de manifestants s’est rendu à pied de Clavière (Italie) à Montgenèvre (France), distantes de trois kilomètres, puis jusqu’à Briançon. Cette marche était organisée en partie en réaction aux activités d’un groupe anti-immigration qui se livrait à des actions destinées à empêcher les migrants de franchir la frontière près de Montgenèvre. Dans un premier temps, les autorités ont affirmé qu’une vingtaine de migrants avaient franchi la frontière en même temps que les manifestants, mais ont par la suite parlé d’un seul migrant ayant pénétré sur le territoire au moment de la manifestation. Le procureur a inculpé sept manifestants au motif qu’ils s’étaient servis de la manifestation pour aider des migrants à entrer en France de manière irrégulière. Deux militants ont écopé de peines de prison ferme et les cinq autres, de peines avec sursis. Leurs appels sont en cours.[294]
Human Rights Watch a eu connaissance d’autres menaces de poursuites pour des activités humanitaires dans les Hautes-Alpes et ailleurs. Par exemple, en juin 2018, sur la route entre Clavière et Montgenèvre, deux hommes ont pris en voiture un enfant non accompagné, qu’ils ont décrit comme « visiblement en détresse », et l’ont conduit au commissariat pour demander qu’on l’emmène à l’hôpital. Les policiers leur ont alors dit qu’ils pouvaient faire des déclarations sur-le-champ, en vue d’une enquête judiciaire qui serait lancée contre eux, ou bien qu’ils seraient placés en garde à vue en attendant leur interrogatoire.[295]
Dans une affaire en dehors des Hautes-Alpes, une bénévole a expliqué qu’après avoir amené des enfants non accompagnés au Conseil départemental de l’Isère en juillet 2018, elle a reçu une convocation pour se présenter en garde à vue dans l’attente d’un interrogatoire. Elle a expliqué :
Ils m’ont gardée pendant cinq heures, le 31 juillet, pour me poser des questions : « Est-ce que vous les connaissez ? Pourquoi les avez-vous accompagnés ? » Ce genre de trucs. C’était tellement absurde ! Je n’ai pas répondu aux questions.[296]
Elle n’a rien su de l’aboutissement de cette enquête. « Je pense qu’ils ont laissé tomber », en a-t-elle conclu.[297] Il est possible qu’à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel, la police ait décidé de ne pas poursuivre la procédure judiciaire.
Néanmoins, en janvier 2019, malgré la décision du Conseil constitutionnel, dans des procès distincts, deux autres bénévoles ayant participé à des maraudes ont été inculpés et condamnés pour aide à l’entrée irrégulière. Tous deux ont fait appel de leur condamnation.[298] Une de ces affaires en appel doit être entendue fin octobre 2019.[299]
En mars 2019, sept militants de Roya Citoyenne, une association qui milite pour les droits des migrants à la frontière franco-italienne, ont été placés en garde à vue pendant plus de 24 heures et leurs ordinateurs et téléphones ont été saisis. Un de leurs avocats a déclaré aux journalistes que cette longue garde à vue était justifiée par les besoins d’une enquête sur une possible « aide à l'entrée, à la circulation et au séjour d'étrangers en situation irrégulière pour la période du 10 septembre 2018 au 5 mars 2019 ».[300]
Ces poursuites, ces enquêtes judiciaires et ce harcèlement policier surviennent à un moment où l’on observe une hostilité croissante envers les militants et les bénévoles apportant une assistance vitale aux migrants et demandeurs d’asile dans les pays européens. Une récente étude de la Plateforme sociale de recherches sur la migration et l’asile (ReSoma) a constaté qu’entre 2015 et 2019, au moins 83 personnes avaient fait l’objet d’une enquête ou de poursuites judiciaires pour aide à l’entrée et à la circulation irrégulières, et 18 pour aide au séjour irrégulier.[301] Pour ce qui est de la France, l’étude a comptabilisé que pour la même période, 31 personnes avaient fait l’objet d’une enquête ou de poursuites pour aide à l’entrée, à la circulation et/ou au séjour de migrants.[302]
Étant donné que l’objectif déclaré des maraudes par les bénévoles et militants est humanitaire, beaucoup disent qu’ils sont poursuivis pour « délit de solidarité ». Dans une interview au Dauphiné Libéré, un journal régional, le procureur de Gap a expliqué qu’il n’était pas d’accord avec cette expression. D’après lui, « le reste des règles fondamentales s’applique. Quelqu’un, même en maraude, trouve un étranger dans la neige, qui est de l’autre côté de la frontière ou qui vient de la franchir ou qui est côté français, et constate que l’intéressé est en grande détresse, son devoir c’est de lui porter assistance. On n’est même pas sûr “est-ce que vous avez le droit”, vous avez le devoir de lui porter assistance ».[303]
Presque tous les bénévoles et militants auxquels nous avons parlé estimaient que les poursuites judiciaires de 2018 avaient renforcé leur indignation et leur détermination, mais qu’en même temps, elles semblaient avoir enhardi les policiers à intensifier le harcèlement à leur égard. Un militant a fait remarquer que les poursuites avaient eu un « double effet » :
[Les procès ont] remotivé les gens à lutter, malgré les peines qui sont tombées. [Et] la police a changé de technique en nous harcelant. Les contrôles d’identités, c’est même à pied à Montgenèvre, et sur le trajet bien sûr [entre l’Italie et la France]. Et même ici [à Briançon], on nous attendait derrière le Refuge. Et puis, c’est vérification des papiers [d’identité], des papiers de la voiture, et ils nous ont mis des amendes.[304]
D’autres militants ont confirmé que le harcèlement policier s’était accru après les procès. Faisant le bilan, l’un d’eux a commenté : « Tout ça, les procès, [ça a] changé nos vies. Cet été, il n’y avait plus moyen [pour moi] de marcher autour de Briançon sans être contrôlé. J’ai maintenant des difficultés à passer la frontière ».[305]
Et même si tous les militants qui ont été inculpés et condamnés nous ont dit que les affaires judiciaires les avaient motivés à poursuivre leurs activités humanitaires, ils ont également avoué que cela avait été difficile sur le plan personnel. Ainsi, une militante a témoigné :
Entre la garde-à-vue et le procès, j’avais l’impression que la police pourrait débarquer chez moi. Ça crée un tas de tensions de sentir qu’ils ont le pouvoir de faire ce genre de choses. Ça nous a, je pense, tous pas mal tendus.[306]
Un autre a simplement constaté : « C’est épuisant. On s’épuise physiquement et moralement ».[307]
Protections légales trop faibles vis-à-vis de l’aide humanitaire
En vertu de la loi française, la facilitation de l’entrée, de la circulation ou du séjour irréguliers en France est passible d’une peine maximale de 5 ans de prison et 30 000 euros d’amende.[308] Même si le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) contenait déjà une vague clause d’exemption humanitaire portant sur l’aide au séjour irrégulier, suite à la décision du Conseil constitutionnel, le Parlement a adopté un amendement afin d’exempter l’aide à la circulation et au séjour des migrants en situation irrégulière si aucune contrepartie n’était reçue et que l’aide était apportée « dans un but exclusivement humanitaire ».[309] En revanche, l’assistance contribuant à faire entrer quelqu’un sur le territoire français de façon irrégulière – par exemple lorsqu’on porte secours à quelqu’un perdu en montagne et qu’on l’amène en France en voiture – n’est pas couverte par l’exemption humanitaire.[310]
Le droit de l’Union européenne laisse aux États membres une grande latitude dans la façon de mettre en œuvre les règles communes pour lutter contre le trafic de personnes et les autres infractions relevant des lois nationales sur l’immigration. À cet égard, la Directive européenne relative à la facilitation de 2002 dispose que les États membres « peuvent décider de ne pas » infliger de sanctions à une personne qui en aide sciemment une autre à pénétrer ou transiter irrégulièrement sur son territoire, si le but est d’apporter une aide humanitaire.[311] Les États n’ont pas l’obligation de garantir une exemption humanitaire et la directive sur la facilitation autorise à poursuivre quelqu’un même en l’absence d’avantage financier ou matériel.[312] Seuls sept États membres ont explicitement exempté de poursuites l’aide à l’entrée et/ou au transit irréguliers si elle a été apportée dans un but humanitaire.[313]
Le Protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants n’exige de criminaliser le trafic des migrants que « lorsque les actes ont été commis intentionnellement et pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou autre avantage matériel ».[314]
Bien qu’il apparaisse clairement que les activités humanitaires sont de plus en plus criminalisées, et malgré les pressions exercées par les organisations de la société civile, en 2017 la Commission européenne n’a pas voulu envisager de réviser la directive sur la facilitation, jugeant que les risques que ces activités fassent l’objet de poursuites étaient liés à des problèmes d’interprétation et de mise en œuvre, plutôt qu’au texte lui-même.[315] En 2018, le Parlement européen a appelé la Commission européenne à adopter des lignes directrices « précisant les formes d’aide aux migrants qui ne devraient pas être criminalisées », afin, entre autres, de « limiter les poursuites injustifiées ».[316] De même, l’Agence des droits fondamentaux (FRA) de l’Union européenne a réclamé une orientation de l’Union européenne qui « exclut explicitement de punir l’aide humanitaire à l’entrée [...] de même que l’assistance humanitaire à but non lucratif (par exemple donner de la nourriture, un abri, des soins médicaux, des conseils juridiques) aux migrants en situation irrégulière ».[317]
Le fait que la France et l’Union européenne refusent d’adopter une position claire, affirmant que l’aide humanitaire ne devrait pas être considérée comme un crime si on n’en tire pas de bénéfice, notamment financier, contribue à créer un environnement où la police se sent autorisée à harceler les travailleurs humanitaires, bénévoles et militants. Les contrôles d’identité abusifs, le fait de cibler les bénévoles et militants pour des infractions routières mineures qui dans des circonstances ordinaires n’aboutiraient qu’à un avertissement, les menaces de gardes à vue et les gardes à vue effectives, ainsi que les poursuites pénales qui découlent de ces activités humanitaires, tout cela viole le droit à la liberté personnelle et la liberté d’association, et, dans le cas des gardes à vue, peut relever de la détention arbitraire.[318]
Remerciements
Ce rapport a été rédigé par Michael Garcia Bochenek, conseiller juridique senior auprès de la division Droits des enfants de Human Rights Watch, en se fondant sur les recherches qu’il a effectuées dans le département français des Hautes-Alpes de janvier à juillet 2019, aux côtés de Helen Griffiths, coordonnatrice de la division Droits des enfants, de Bénédicte Jeannerod, directrice France, et de Camille Marquis, coordonnatrice de plaidoyer. Sara Chollet et Loan Torondel, stagiaires au bureau de Paris, ont analysé des dossiers et apporté leur aide aux recherches juridiques. Elisabeth Dotter, stagiaire au bureau de Paris, a également apporté son aide aux recherches.
Zama Neff, directrice exécutive de la division Droits des enfants, Judith Sunderland, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale, Aisling Reidy, conseillère juridique senior, et Tom Porteous, directeur adjoint de la division Programmes, ont revu et corrigé le rapport. Joe Amon, directeur de la division Santé et Droits humains et professeur clinicien en santé communautaire et prévention à la Dornsife School of Public Health de l’Université Drexel, a revu la section sur les conséquences des traumatismes. Philippe Dam, directeur du plaidoyer de la division Europe et Asie centrale, Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest, Bill Frelick, directeur de la division Droits des réfugiés, Bénédicte Jeannerod, Camille Marquis, Hanan Salah, chercheuse senior sur la Libye, et Jim Wormington, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest, ont également revu le rapport. Fitzroy Hepkins, manager administratif, et José Martínez, coordonnateur senior, ont assuré la production du rapport. Zoé Deback a traduit le rapport en français et Camille Marquis a revu la traduction.
Nous remercions les responsables de la préfecture de bien avoir voulu nous rencontrer pour discuter de nos observations.
Human Rights Watch a une reconnaissance particulière à l’égard des organisations non gouvernementales et des personnes qui ont généreusement apporté leur aide au cours de cette recherche, notamment des bénévoles dévoués du Refuge de Briançon, du Réseau Hospitalité Gap, du CHUM et de Tous Migrants, ainsi que des organisations non gouvernementales Amnesty International France, Anafé, Médecins du Monde et Médecins Sans Frontières.
Enfin, nous voudrions remercier les enfants et jeunes adultes qui ont bien voulu nous faire part de leurs expériences dans l’espoir de contribuer, à l’avenir, à une vie meilleure pour les enfants non accompagnés.
Glossaire
AME Aide médicale d’État, une couverture santé pour les migrants en situation irrégulière.
ASE Aide sociale à l’enfance, le service français de protection de l’enfance.
Carabiniers Gendarmerie nationale italienne, faisant fonction à la fois de force de police nationale et de police militaire.
Césaï Centre social autogéré de l’Imprimerie, à Gap.
CESEDA Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, la loi française sur l’immigration et l’asile.
Département Division administrative française. La ville de Gap est la préfecture du département des Hautes-Alpes.
Conseil départemental Instance dirigeante d’un département, à laquelle incombe notamment la responsabilité d’évaluer l’âge des enfants non accompagnés et d’assurer leur prise en charge et leur protection.
Juge des enfants Juge chargé des mineurs, exerçant une vigilance vis-à-vis des enfants en danger.
Jugement supplétif Procédure permettant à un juge d’ordonner l’émission d’un acte de naissance tardif ou de remplacement, généralement suite à la présentation de témoins qui peuvent attester de la naissance de l’enfant et de l’identité de ses parents.
115 Numéro d’urgence que peuvent utiliser les personnes sans abri en France pour trouver un refuge temporaire.
PAF Police aux frontières.
Préfecture Ville où est sise l’administration d’un département ; désigne également l’autorité administrative départementale elle-même.
Tiers digne de confiance Dans le cas d’un enfant migrant non-accompagné, une famille désignée par le tribunal pour le prendre en charge temporairement.
Zodiac Grand canot pneumatique équipé d’un moteur, souvent utilisé pour traverser la Méditerranée de la Libye vers l’Italie.