(Toronto) – Les autorités du Canada empêchent une femme et un jeune enfant de nationalité canadienne détenus dans le nord-est de la Syrie d’être rapatriés pour recevoir des soins médicaux vitaux, en dépit d’une politique canadienne qui autoriserait un tel retour, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cette politique autorise le Canada à rapatrier des citoyens canadiens détenus dans le nord-est de la Syrie en raison de liens présumés avec l’État islamique (EI), ainsi que des membres de leurs familles, s’ils sont atteints d’une maladie potentiellement mortelle qui ne peut être soignée dans les camps ou les prisons où ils sont détenus.
Un ancien ambassadeur des États-Unis, qui a facilité le rapatriement de plusieurs étrangers détenus dans le nord-est de la Syrie par leurs pays d’origine, a affirmé à Human Rights Watch qu’il avait mené avec les autorités canadiennes des discussions ayant pris fin le 15 février ; finalement, elles ont refusé son offre d’escorter cette femme et cet enfant jusqu’à un consulat canadien en Irak, pays voisin de la Syrie. Les familles de ces deux Canadiens, qui ne sont pas apparentés, ont à maintes reprises imploré les autorités gouvernementales de rapatrier cette femme et cet enfant, et leur ont envoyé des certificats médicaux attestant de leur besoin de soins vitaux.
« Ces Canadiens doivent-ils être sur le point de mourir pour que leur gouvernement décide qu’ils remplissent les conditions d’un rapatriement ? », a demandé Letta Tayler, directrice adjointe de la division Crises et conflits de Human Rights Watch. « Le Canada devrait aider ses ressortissants illégalement détenus dans le nord-est de la Syrie, au lieu de faire obstacle à leurs chances d'obtenir des soins médicaux vitaux. »
Les deux détenus sont parmi un groupe d’une quasi-cinquantaine de Canadiens qui sont détenus depuis au moins trois ans comme suspects d’appartenance à l’EI, avec des membres de leurs familles, dans le nord-est de la Syrie. Ils y vivent dans des conditions dangereuses pour leur survie, profondément dégradantes et souvent inhumaines Aucun d’entre eux n’a été présenté à un juge afin de déterminer la légalité et la nécessité de leur détention, comme l’exigerait pourtant le droit international. Plus de la moitié de ces Canadiens sont des enfants, pour la plupart âgés de moins de sept ans.
Les autorités kurdes qui détiennent ces Canadiens et d’autres étrangers dans le nord-est de la Syrie ont à plusieurs reprises exhorté les pays d’origine à rapatrier leurs ressortissants. Le Canada n’a autorisé que trois de ses ressortissants détenus à revenir au pays : une fillette orpheline âgée de 5 ans en 2020, une fillette de 4 ans en mars 2021 et, huit mois plus tard, la mère de cette dernière, à qui le gouvernement n’a fourni un passeport d’urgence qu’après l’intervention d’un avocat qui avait entamé une action en justice dans ce but. Le Canada a affirmé que rapatrier ses ressortissants pourrait poser un risque sécuritaire et que le nord-est de la Syrie, zone de guerre, était trop dangereux pour que ses diplomates puissent y accéder afin d'en extraire ces personnes.
Toutefois, le gouvernement a aussi déclaré que si des Canadiens parvenaient à rejoindre un consulat, il les aiderait, y compris s’ils demandaient à être rapatriés. En outre, Affaires mondiales Canada, le ministère canadien des Affaires étrangères, a adopté en janvier 2021 une politique-cadre qui permet au Canada d’« envisager » le rapatriement de ses ressortissants détenus dans le nord-est de la Syrie sur la base d’une approche au cas-par-cas et sous certaines conditions. Le gouvernement n’a jamais rendu publique cette politique, appelée « Politique-cadre du gouvernement du Canada pour évaluer le bien-fondé de l’apport d’une aide extraordinaire : affaires consulaires dans le nord-est de la Syrie ». Le ministère a cité cette politique dans un dossier judiciaire en janvier 2022, dans sa réponse à une action intentée par les familles de 26 Canadiens détenus qui cherchaient à contraindre le Canada à rapatrier leurs proches.
Les conditions énoncées dans cette politique sont très restrictives mais « pourraient inclure » un « état de santé dans lequel la vie est menacée de manière imminente, sans perspective de pouvoir recevoir des soins médicaux appropriés [sur place] », selon une copie de cette politique-cadre que Human Rights Watch a consultée. Un principe directeur de cette politique est que « des responsables gouvernementaux canadiens ne doivent pas être mis en danger ».
Peter Galbraith, l’ancien ambassadeur américain, a déclaré à Human Rights Watch que lorsqu’il se trouvait dans le nord-est de la Syrie à la mi-février, il a indiqué à Affaires mondiales Canada qu’il était disposé à faire sortir deux Canadiens gravement malades, Kimberly Polman, 49 ans, et un enfant âgé de moins de 12 ans. Cette offre signifiait qu’aucun responsable canadien n’aurait à prendre le risque de se rendre dans le nord-est de la Syrie. Human Rights Watch maintient la confidentialité des détails concernant l’enfant, y compris son nom et sa maladie, afin de protéger sa vie privée. En 2021, Galbraith avait arrangé l’évacuation de deux des trois Canadiens détenus qui sont maintenant de retour au Canada, la fillette de 4 ans et sa mère.
Galbraith a affirmé que tout ce dont il avait besoin pour effectuer l’opération de rapatriement était qu’Affaires mondiales Canada envoie un courriel à un membre de haut rang des autorités kurdes dans le nord-est de la Syrie, assurant que le Canada n’objecterait pas s’il emmenait Kimberly Polman et l’enfant de l’autre côté de la frontière à Erbil, capitale de la région du Kurdistan d’Irak., Le Canada dispose d’un consulat dans cette ville. Les autorités dirigées par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie ont confirmé à Human Rights Watch et à d’autres qu’elles ne libéreraient des étrangers détenus qu’avec la permission de leur pays de nationalité.
Toutefois, Affaires mondiales Canada a rejeté l’offre de Galbraith. « La position du Canada semble être la suivante : Il est trop dangereux d’envoyer nos diplomates en Syrie pour aider des citoyens canadiens détenus, mais nous fournirons des services consulaires à tout citoyen canadien qui se présentera à une mission diplomatique canadienne », a déclaré Galbraith, qui a quitté le nord-est de la Syrie après le refus de son offre par le Canada, à Human Rights Watch. « Toutefois, le Canada ne fera rien pour rendre possible l’acheminement d’un Canadien détenu en Syrie jusqu’à l’une de ses missions diplomatiques. »
Le 10 février, plus d’une dizaine d’experts indépendants de l’ONU ont appelé le Canada à rapatrier d’urgence Kimberly Polman, afin qu’elle reçoive des soins pour des maladies potentiellement mortelles comme l’hépatite et l’insuffisance rénale, ainsi que pour un trouble auto-immunitaire. Ces experts ont affirmé que les conditions de vie dans les camps clos où sont détenus les Canadiens et d’autres étrangers équivalent à des actes de torture et à des traitements cruels, inhumains et dégradants.
Les responsables d’Affaires mondiales Canada ont reconnu, dans des documents judiciaires, que Kimberly Polman remplissait les critères nécessaires pour être considérée comme rapatriable à cause de son état de santé, selon Lawrence Greenspon, l’avocat de la plupart des Canadiens impliqués dans l’action en justice. Assistée par les membres de la famille de Kimberly Polman, l’organisation canadienne Familles contre l’extrémisme violent (Families Against Violent Extremism, FAVE) a déployé une équipe de médecins canadiens sur le terrain dans la région irakienne du Kurdistan pendant la semaine du 14 février, afin d’évaluer l’état de Kimberly Polman au cas où Galbraith aurait réussi à lui faire passer la frontière, a déclaré à Human Rights Watch la fondatrice de cette organisation, Alexandra Bain.
Le ministère canadien, Affaires mondiales Canada, n’a pas répondu à une demande de commentaires formulée par Human Rights Watch.
La sœur de Kimberly Polman s’est déclarée bouleversée par l’intransigeance de son gouvernement. « C’est désolant pour moi », a-t-elle dit à Human Rights Watch. « Pas seulement en tant que sa sœur, mais aussi en tant que Canadienne. »
Les Canadiens dont il s’agit sont parmi plus de 40 000 étrangers originaires de près de 60 pays détenus pour une durée indéterminée, privés de leur droit à la régularité des procédures, dans des camps et des prisons dans le nord-est de la Syrie destinés aux suspects d’appartenance à l’EI et aux membres de leurs familles. La plupart sont des femmes et des enfants. Des centaines de détenus sont morts de maladies, d’accidents ou de violences entre détenus ou entre détenus et gardiens, qui auraient pu être évitées.
En janvier, l’EI a attaqué une prison dans la ville d’al-Hasakeh où étaient incarcérés environ 4 000 détenus de sexe masculin, dont 700 mineurs, déclenchant une bataille de 10 jours qui, selon les autorités locales, a fait des centaines de morts parmi les détenus et de nombreux autres parmi les combattants régionaux, et de nombreux détenus sont portés disparus depuis lors. Au moins trois Canadiens étaient détenus dans cette prison, selon des sources de Human Rights Watch, dont un détenu et Alexandra Bain.
La politique-cadre mise en place par Affaires mondiales Canada indique que pour être pris en considération en vue d’un éventuel rapatriement, un détenu doit avoir vu sa « situation » changer de manière significative depuis l’entrée en vigueur de cette politique en janvier 2021. Les maladies de Kimberly Polman et de l’enfant sont antérieures à l’adoption de cette politique. Cependant, la politique ne précise pas quelle « situation » doit avoir changé. Les conditions générales dans ces camps et ces prisons, notamment les dangers pour la vie, se sont détériorées de manière significative depuis janvier 2021.
Au regard du droit international, il incombe au Canada de prendre les mesures nécessaires et raisonnables pour aider ses ressortissants à l’étranger qui sont confrontés à de graves abus, y compris des risques pour leur vie, des actes de torture et des traitements inhumains et dégradants. Le droit international accorde également à chaque personne le droit de retourner dans son pays de nationalité, sans que son gouvernement n’impose des obstacles, directs ou indirects.
Le Canada et d’autres pays devraient agir d’urgence pour rapatrier de manière sûre tous leurs ressortissants du nord-est de la Syrie, à commencer par les plus vulnérables. Ils devraient affirmer clairement et publiquement que tous leurs ressortissants détenus arbitrairement devraient être immédiatement libérés en toute sécurité. Une fois rentrés dans leur pays ou réinstallés dans un pays tiers où ils sont en sûreté, ces anciens détenus pourront se voir offrir réhabilitation et réintégration, et les adultes pourront être poursuivis en justice si nécessaire.
« Le Canada n’a aucune raison valable de faire obstacle à l’apport d’une aide à ses ressortissants et, pourtant, il ne veut même pas envoyer un courriel qui pourrait sauver des vies », a affirmé Letta Tayler. « Si cette femme et cet enfant canadiens meurent enfermés dans un camp ou une prison dans le nord-est de la Syrie, le Canada en sera partiellement responsable. »
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