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Tunisie : Assujettir les tribunaux, élément clé de la confiscation des pouvoirs par Saied

Publié dans: Middle East Monitor
Le président tunisien Kais Saied, lors de la cérémonie de prestation de serment au siège du Parlement au Bardo, dans la banlieue de Tunis, le 23 octobre 2019.   © 2019 Nicolas Fauque/Images de Tunisie/Abaca/Sipa USA via AP Images

Une année s’est écoulée depuis que le président de la Tunisie, Kais Saied, a révoqué 57 magistrats, les accusant de corruption financière et « morale » et de faire obstacle à des enquêtes. Ce jour-là, Saied avait promulgué un décret-loi donnant au président de la République le pouvoir de révoquer des juges, éliminant ainsi presque tout semblant de séparation des pouvoirs.

Ces décisions figurent parmi les plus audacieuses de l’opération de confiscation des pouvoirs menée par Saied depuis le 25 juillet 2021, lorsqu’il a suspendu le parlement et déclaré qu’il s’arrogeait le pouvoir de superviser le ministère public. Pour justifier la concentration des pouvoirs entre ses mains, Saied a affirmé que les gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution de 2011, et dans lesquels le parti Ennahda a joué un rôle clé, étaient corrompus et laxistes à l’égard du terrorisme – voire même qu’ils en étaient complices.

Abdessatar Khlifi, âgé de 58 ans et père de quatre enfants, qui exerçait depuis 28 ans comme juge ou procureur, fait partie des magistrats révoqués le 1er juin 2022. Bien que les autorités aient accusé ces juges de malversations, elles leur ont accordé une indemnité de licenciement équivalente à six mois de salaire, tout en suspendant leurs salaires mensuels et en mettant fin à leur statut de fonctionnaire et aux prestations sociales qui en découlaient, dont leur assurance maladie. Depuis lors, certains d’entre eux au moins se sont vu imposer des interdictions de voyager à l’étranger. Deux d’entre eux sont emprisonnés depuis le 12 février, dont Bechir Akremi, qui fait l’objet d’accusations douteuses relatives à la manière dont il a traité certaines affaires de terrorisme lorsqu’il était procureur du tribunal de Tunis.

Les autorités n’ont jamais accordé d’audience à Khlifi et à ses collègues, ni une quelconque explication officielle concernant leur limogeage, pas même lorsqu’ils ont fait appel auprès du tribunal administratif de Tunis. Le 9 août 2022, celui-ci a ordonné au gouvernement de réintégrer les 49 magistrats qui, à l’époque, ne faisaient l’objet d’aucune accusation. Le gouvernement a toutefois ignoré cette injonction, alors même qu’elle n’est pas susceptible d’appel. En janvier, les juges révoqués ont porté plainte auprès du tribunal de première instance contre la ministre de la Justice, pour non-respect d’une décision de justice, en vertu de l’article 315 du Code pénal.

Le tribunal n’a pas encore tranché. Plutôt que de se conformer à l’ordre de réintégrer les magistrats, le ministère de la Justice a annoncé l’ouverture de nombreuses enquêtes criminelles à leur encontre, notamment pour des accusations relatives au terrorisme contre 13 d’entre eux, dont Khlifi. Les procureurs s’en sont également pris aux avocats qui défendaient les magistrats révoqués, comme Ayachi Hammami, qui a fait l’objet d’une injonction à comparaître pour répondre d’accusations de diffusion de « fausses informations » en vertu du décret-loi liberticide n° 2022-54 promulgué par Saied en septembre 2022.

« Ils ont révoqué les juges afin d’intimider ceux qui ont réussi à rester en fonction », a déclaré à Human Rights Watch (HRW) un autre juge révoqué, Hichem Ben Khaled. « L’objectif était de se doter d’un système judiciaire qui pouvait être utilisé par Kais Saied pour régler ses comptes avec ses opposants. »

Ces règlements de comptes comprennent notamment la vague d’arrestations qui a mis derrière les barreaux, pour l’essentiel en février et mars, une trentaine d’opposants et de détracteurs du président, dont la mise en détention préventive a été approuvée par des juges à qui on a présenté très peu d’éléments de preuve pour les incriminer. Saied a  qualifié les personnes arrêtées, sans les nommer, de « terroristes » et de « traîtres » et a averti, dans une apparente menace adressée aux juges, que « quiconque oserait les disculper se ferait leur complice ».

La plupart de ces 30 personnes sont incarcérées depuis au moins trois mois, sans avoir été entendues sur le fond.

Le 4 mars, l’Association des magistrats tunisiens a dénoncé « des pressions importantes et sans précédent sur le système judiciaire, ainsi que des menaces et des intimidations exercées sur les juges » chargés de ces affaires.

Khlifi a affirmé à HRW que les accusations de terrorisme prononcées contre lui sont liées à son achat d’une voiture d’occasion à un marchand qui avait fait des dons à une école coranique accusée d’endoctrinement et de mauvais traitements envers des enfants. Un procureur l’avait interrogé sur cet achat en 2019, mais ne l’avait pas inculpé. Aujourd’hui, l’affaire a été réactivée.

Pour que ces affaires puissent suivre leur cours, le Conseil supérieur provisoire de la magistrature (CSPM) doit décider de lever ou non l’immunité des juges. Saied a créé le CSPM en février 2022 après avoir dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), chargé par la Constitution de 2014  de protéger l’indépendance de la justice en matière de nomination, d’évolution de carrière et de sanction des magistrats. Alors que la plupart des membres du CSM étaient élus, les 21 membres du CSPM ont été nommés, dont neuf directement par le président.

Dans un contexte délétère où les arrestations pour des motifs politiques se multiplient et où les tribunaux sont sous pression, les militants de la société civile ont eu un regain d’espoir face à la salle comble et aux discours passionnés prononcés lors d’une conférence le 20 mai à Tunis portant sur la défense de l’indépendance de la justice. Parmi les intervenants figurait Margaret Satterthwaite, Rapporteuse spéciale de l’ONU sur l’indépendance des juges et des avocats, qui s’est alors adressée au public par vidéo-conférence car les autorités tunisiennes avaient reporté sa visite officielle dans le pays, pourtant prévue cette semaine-là.

La menace qui pèse actuellement sur l’indépendance de la justice a occulté le fait qu’elle n’était déjà guère consolidée avant que Saied ne décide de la démolir. Longtemps subordonnés à l’exécutif, les magistrats se sont heurtés à de nouveaux obstacles lors de la période post-révolutionnaire. En 2012, le ministre de la Justice d’alors, Noureddine Bhiri, du parti Ennahda, avait arbitrairement et sommairement révoqué 75 juges, les accusant de corruption, puis avait refusé d’exécuter une décision du tribunal administratif ordonnant de les réintégrer. (Ils ont été réintégrés ultérieurement. Bhiri fait partie d’un groupe d’au moins 14 dirigeants et membres d’Ennahda emprisonnés depuis décembre.)

L’indépendance de la justice aurait pu être garantie par une Cour constitutionnelle – mais cet organe n’a jamais vu le jour à cause d’un blocage au parlement concernant le choix des juges qu’il lui revenait d’y nommer. La Constitution de 2014 envisageait cette cour comme un organe constitutionnel solide et indépendant habilité à invalider des lois et des décisions présidentielles et parlementaires qu’il aurait considérées comme anticonstitutionnels.

Saied a, dans une large mesure, suspendu la Constitution de 2014 en septembre 2021 et a imposé en 2022 une nouvelle constitution qui a considérablement renforcé les pouvoirs présidentiels et affaibli l’indépendance du système judiciaire, dont la Cour constitutionnelle.

« Honnêtement, aucun des gouvernements post-révolutionnaires n’avait pour vision de réformer le système judiciaire ; ils ont tous cherché à le dominer », a affirmé Khlifi à HRW. « Mais ce qu’ils ont fait n’est rien comparé à ce que fait l’actuel gouvernement ».

Abdelouahab Maatar, un avocat de Sfax qui plaide au tribunal depuis 1983, a observé :
« Sous les présidents [Habib] Bourguiba [qui a été au pouvoir jusqu’en 1987] et Ben Ali, il n’y avait tout simplement pas de conception de la justice comme étant un pouvoir indépendant : le président avait ses juges qui recevaient et appliquaient ses ordres concernant le verdict à prononcer, en particulier dans les affaires politiques. La révolution a amené un changement de mentalité et une constitution qui consacrait l’indépendance de la justice. Cela n’a pas apporté un changement total, mais cela a suscité un espoir et m’a donné, en tant qu’avocat, une plus grande confiance envers les tribunaux. Mais depuis le 25 juillet 2021, ce progrès a été anéanti. »

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