Quels sont les types d’armes utilisées en Ukraine ?
D’une part, nous voyons toute la gamme des armes soviétiques des années 1970 et 1980 dont les forces russes et ukrainiennes ont hérité. Nous constatons l’utilisation de nouveaux types d’armes, notamment du côté ukrainien, avec des drones armés et certains missiles guidés. La Russie a également utilisé certaines de ses armes téléguidées les plus sophistiquées ainsi que des armes plus anciennes de manière novatrice, par exemple en se servant contre une cible au sol d’un missile naval conçu pour détruire des navires.
Et il y a beaucoup de force brute avec de puissants explosifs qui sont restés les mêmes au fil des décennies.
À ce stade du conflit, nous regardons toujours à travers un trou de serrure et il est vraiment difficile d’appréhender la situation dans son ensemble. Nous avons tendance à nous concentrer sur les événements déclencheurs de lourdes pertes, qui ont tendance à se produire dans les grandes villes, et ne comprenons pas vraiment à quoi ressemble la guerre rapprochée à l’échelle d’un village.
Qu’est-ce qu’un événement à forte mortalité et pouvez-vous me parler de ceux sur lesquels Human Rights Watch a enquêté ?
Notre équipe collabore avec d’autres chercheurs en Ukraine pour analyser les attaques. Supposons qu’un avion de guerre largue huit bombes sur un immeuble résidentiel. Y a-t-il des résidus d’armes que nous pouvons identifier ? Existe-t-il d’autres éléments, comme un cratère de bombe ou une vidéo de caméra embarquée, qui peuvent nous aider à identifier les armes utilisées ? Ces éléments sont recoupés avec les témoignages que nous recueillons auprès des personnes sur place.
Nous n’envoyons pas nos chercheurs dans les zones de combats actifs, en Ukraine ou ailleurs. Ils réalisent donc des entretiens par téléphone ou en ligne et réunissent des photos et vidéos des événements. Nous rassemblons tous les éléments pour pouvoir reconstituer le récit des évènements et décrire les choses de manière précise et factuelle.
Nous cherchons également à savoir s’il existe un type de système d’armes qui cause des dégâts répétés, quelle que soit la façon dont il est utilisé, un système qui provoque un grand nombre de victimes civiles parce qu’il frappe sans discrimination.
Si nous trouvons de telles armes, et si le droit humanitaire international ne permet pas de protéger les civils de leurs effets, nous commençons à dénoncer leur stockage, leur transfert et leur utilisation, et demandons à la communauté internationale de se mobiliser pour les restreindre ou les interdire.
Qu’entendez-vous par armes frappant sans discrimination ?
La question de la « discrimination » [en terminologie militaire] est la suivante : les armes utilisées dans le cadre du conflit sont-elles fiables et bénéficient-elles d’une réelle précision ? Les armes et les soldats qui s’en servent peuvent-ils faire la distinction entre une cible militaire légitime et des civils ? Le principe de « distinction » entre militaires et civils est le fil conducteur du droit humanitaire international. Faire preuve de discrimination, c’est aussi se demander si les effets créés par l’arme – fragmentation, explosion, incendie – peuvent être limités à la cible militaire ou s’ils causeront des dommages disproportionnés parmi les civils.
On parle aussi d’attaques disproportionnées. Qu’est-ce que cela signifie ?
Disproportionnées au sens où il faut utiliser les moyens et méthodes de guerre adaptés à la situation et non les armes dont l’impact sur les civils dépasse de loin les gains militaires. Par exemple, ne pas recourir à une arme explosive de taille considérable qui démolirait un immeuble résidentiel en réponse à un sniper isolé sur le toit. Selon les circonstances, cela pourrait être considéré comme causant des dommages disproportionnés aux civils.
Vous avez identifié des armes à sous-munitions utilisées en Ukraine. Pouvez-vous m’en dire plus à leur sujet ?
Il s’agit d’une arme de taille plus grande, comme une bombe, un obus d’artillerie ou un missile largué par avion, qui, au lieu de transporter une grosse pièce d’explosif puissant, contient des dizaines, voire des centaines de sous-munitions plus petites. L’arme porteuse s’ouvre une fois larguée et dissémine ces sous-munitions sur une vaste zone, de l’étendue par exemple d’un terrain de football. Cela permet à une seule bombe porteuse de détruire de multiples cibles au lieu d’une seule.
La dissémination est aussi le défaut fatal des armes à sous-munitions : leur effet est réparti sur une large zone. S’il s’agit de chars en plein désert sans aucun civil aux alentours, c’est une chose. Mais si les chars se trouvent dans une zone fortement peuplée, il n’y a aucun moyen de limiter les effets de l’arme à votre cible militaire.
Cela nous amène à un autre problème s’agissant de ces armes, à savoir le manque de fiabilité des sous-munitions. Un certain nombre d’entre elles, parfois 25 % ou davantage, n’explosent pas comme prévu. Elles restent au sol, prêtes à exploser et instables. Comme ces sous-munitions non explosées peuvent être de couleur vive, cernées de rubans et avoir la forme de petites balles ou de cylindres, elles peuvent attirer les curieux, notamment les enfants, avec des conséquences souvent dévastatrices.
Les armes à sous-munitions ont été initialement utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale et largement en Asie du Sud-Est, notamment au Laos, dans les années 1960 et 1970. Les armes à sous-munitions modernes ont été utilisées dans le cadre de nombreux conflits récents, depuis la guerre du Golfe menée par les États-Unis contre l’Irak en 1991 jusqu’à l’attaque israélienne au Sud-Liban, en 2006.
Ce dernier exemple a galvanisé les travaux en vue d’un traité international interdisant les armes à sous-munitions, sous l’égide de Human Rights Watch, et qui est entré en vigueur en 2010. Les plus grandes puissances militaires, comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, Israël et le Brésil, n’y ont pas adhéré, contrairement à 110 autres pays. Ce type d’arme n’a pas sa place dans une guerre en raison de son caractère indiscriminé, qui se manifeste à chaque utilisation. Les civils en paient toujours le prix.
Où avez-vous vu des bombes à sous-munitions utilisées dans cette guerre ?
Nous savons que les forces russes utilisent largement les bombes à sous-munitions. Nous le constatons dans des zones très peuplées, comme la ville de Kharkiv. Nous les avons vues dès le premier jour de l’invasion dans la région de Donetsk, où elles ont touché un hôpital. Et nous avons constaté l’utilisation répétée d’armes à sous-munitions dans la ville de Mykolaev, dans le sud de l’Ukraine.
Il existe de nombreuses autres zones où nous pensons que des armes à sous-munitions ont été utilisées. Nous avons créé des graphiques à partir de photos d’armes à sous-munitions, expliquant leurs composants, et avons, avec d’autres journalistes et activistes, diffusé ces graphiques sur Twitter, demandant aux personnes ayant vu de telles pièces de partager une photo et le lieu où elles les ont vues. Les réponses ont afflué de toute part.
Les forces ukrainiennes disposent également d’armes à sous-munitions. Nous avons constaté qu’elles les ont utilisées en 2014-2015, lorsque les forces russes ont occupé la Crimée et que les groupes armés soutenus par la Russie ont commencé à prendre le contrôle de certaines parties de l’est de l’Ukraine. Nous n’avons pas d’éléments qui accréditeraient que les forces ukrainiennes les utiliseraient récemment, mais nous suivons cela de près.
Ni l’Ukraine ni la Russie ne sont parties au traité d’interdiction des armes à sous-munitions.
Avez-vous vu des « bombes thermobariques » ou « bombes à vide » utilisées en Ukraine ?
Le terme « bombe à vide » est une traduction du russe, mais il s’agit de types de munitions également appelées explosifs carburant-air ou bombes thermobariques. Elles appartiennent toutes à une famille d’armes appelées armes à effet de souffle amélioré, qui ne sont pas interdites par le droit international.
Les armes à effet de souffle amélioré utilisent l’oxygène de l’atmosphère comme combustible et créent un nuage de vapeur explosif qui est ensuite détoné. Comme elles n’ont pas besoin de transporter leur propre combustible, la quantité d’explosifs qu’elles contiennent est au moins effectivement doublée et elles explosent à une température beaucoup plus élevée. La consommation soudaine de l’oxygène atmosphérique a conduit des personnes à évoquer une aspiration soudaine de l’air se trouvant dans leurs poumons.
Comme les armes à effet de souffle amélioré couvrent une large zone, elles sont susceptibles d’être utilisées sans discernement. En milieu urbain, il est très difficile de limiter l’effet de ces armes aux combattants ou à une cible militaire. En outre, la nature de ces armes rend pratiquement impossible pour les civils de se mettre à l’abri de leur dévastation. Dans un lieu clos, leur impact est amplifié. Si vous vous trouvez dans un bâtiment ou un sous-sol, il n’y a nulle part où s’abriter.
Les armes à effet de souffle amélioré peuvent être larguées sous forme de bombes ou de roquettes, ou être de petite taille, comme des grenades ou des roquettes tirées à l’épaule. Elles sont principalement destinées à tuer des gens, à abattre des structures et à détruire des stocks de provisions.
Les avez-vous identifiées en Ukraine ?
Nous avons repéré plusieurs des grands vecteurs caractéristiques de ce type d’armes dans des vidéos de convois russes se dirigeant vers l’Ukraine. Donc, nous savons que les armes sont là. Nous n’avons pas effectué les recherches nécessaires pour savoir où elles ont été utilisées. La semaine dernière, sur Twitter, on a vu un soldat russe être médaillé pour y avoir recouru, mais nous ne savons pas où ni dans quelles circonstances.
Ce n’est que récemment que j’ai documenté ma première attaque à l’arme thermobarique à Human Rights Watch. C’était dans la région du Tigré, en Éthiopie. Le 7 janvier, l’armée de l’air éthiopienne a attaqué un complexe scolaire accueillant des Tigréens déplacés, principalement des personnes âgées, des femmes et des enfants, à l’aide d’un drone armé. Il y avait des morceaux de corps jusque dans les arbres. Vraiment, vraiment effrayant.
Qu’en est-il des armes incendiaires ?
Il y a eu une allégation d’utilisation d’arme incendiaire dans une partie de Louhansk contrôlée par les Ukrainiens plus tôt cette semaine, mais rien n’a été avéré jusqu’à présent. J’ai documenté leur utilisation dans l’est de l’Ukraine en 2014 et en Syrie.
Ce sont des armes qui produisent du feu pour tuer des personnes, et détruire des biens. Elles sont utilisées pour brûler la végétation ou incendier des bâtiments.
Il existe une partie du droit international qui couvre les armes incendiaires, mais elle a été rédigée dans les années 1970 pour couvrir l’utilisation du napalm au Vietnam, ce qui ne correspond pas à la façon dont ces armes sont utilisées aujourd’hui. Nous avons donc essayé de faire pression pour que ces lois soient actualisées.
De quel type d’armes s’agit-il ?
Elles s’appuient sur des composés chimiques pour déclencher des incendies. Il peut être difficile de les éteindre. Différents types de produits chimiques et composés sont utilisés pour les élaborer. Le napalm est essentiellement du kérosène et du polystyrène, ou Styrofoam. Vous mélangez le plastique avec le carburant, il se gélifie et vous obtenez un feu à base de pétrole qui est collant lorsqu’il est allumé.
D’autres armes incendiaires utilisent des composants chimiques comme la thermite ou des alliages de métaux comme le magnésium, qui brûlent très fort très longtemps.
Une autre substance employée est le phosphore blanc, qui crée rapidement une épaisse fumée sur le champ de bataille, mais qui brûle également personnes et biens. Il dégage une odeur d’ail particulièrement nocive. Les militaires l’utilisent lorsqu’ils attaquent une ville défendue par des soldats dissimulés dans des trous ou des fortifications à l’intérieur de la ville. Ils commencent par enfumer, avant de poursuivre avec de puissants explosifs. C’est ce que les États-Unis ont fait à Falloujah en Irak.
Le phosphore blanc n’est pas considéré comme une arme incendiaire par les militaires, mais comme un fumigène, donc cette arme est intrinsèquement à double usage et n’est pas couverte par les lois.
Y a-t-il d’autres armes que vous avez observées en Ukraine et qui vous préoccupent ?
L’utilisation prolifique d’armes explosives, transformant les villes en décombres, détruisant l’infrastructure sous-jacente. L’utilisation d’armes explosives dans les zones peuplées, ou EWIPA, peut être un concept difficile à faire passer dans le monde diplomatique. Il ne s’agit pas d’un effort pour interdire la guerre en milieu urbain. Et l’utilisation d’armes explosives à effets étendus doit être évitée dans les zones peuplées, en raison des risques très élevés d’impact indiscriminé et disproportionné sur les civils.
La Russe fabrique-t-elle toutes ses propres armes ?
La Russie est un grand producteur et exportateur d’armes et puise dans un arsenal considérable datant de la guerre froide. La Russie importe des technologies, mais elle utilise principalement ses propres armes.
D’où proviennent les armes de l’Ukraine ?
L’Ukraine est dans le même cas de figure. En tant qu’ancienne république soviétique, l’Ukraine a été un grand fabricant d’armes. La plupart des chars utilisés par les forces russes ont plus que probablement été construits en Ukraine. Ce pays dispose non seulement des matières premières, mais aussi du savoir-faire scientifique et des ouvriers. Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, est connue pour la fabrication de chars dans ce qui était autrefois une usine de tracteurs.
L’Ukraine a hérité d’un énorme stock de munitions de l’Union soviétique. Pendant la guerre froide, les munitions de réserve étaient conservées en Ukraine. La plupart étaient stockées à l’air libre, dans des boîtes de munitions, peut-être sous une toiture en tôle. Il y a eu de nombreuses explosions de munitions en Ukraine. Donc, il en reste encore beaucoup qui peuvent être utilisées.
L’Ukraine a également fait de son industrie de la défense une source de revenus. Le pays a parcouru un long chemin depuis 2014, lorsque la Russie l’a envahi. Et maintenant, de nombreux pays fournissent à Kiev des missiles sol-air, des missiles antichars et d’autres technologies comme des dispositifs de vision nocturne. Les pays de l’OTAN et les États-Unis acheminent des armes modernes à l’Ukraine en ce moment même.
Vous utilisez beaucoup les réseaux sociaux dans le cadre de votre travail. Comment cela aide-t-il vos recherches ?
Depuis le soulèvement de 2011 en Libye, les informations que les gens partagent à partir des zones de conflit se sont démultipliées. Ce sont à la fois les médias qui effectuent leur travail et les gens qui ont capturent de nombreuses informations à l’aide des caméras de leurs téléphones portables. En Russie et en Ukraine, la plupart des voitures sont équipées de caméras pour des raisons liées à l’assurance, permettant d’enregistrer de nombreuses attaques. De nombreuses personnes regroupent les informations. Je peux trouver 15 photos du même incident et cela devient une mine d’or dans laquelle nous puisons pour commencer à reconstituer ce qui s’est passé, quelle arme a été utilisée, de quelle manière, qu’est-ce qui s’est passé.
Comment pouvez-vous vous assurer que les informations que vous trouvez sur les réseaux sociaux sont légitimes ?
Il ne faut jamais se fier à une seule source. Il faut aussi creuser, creuser, creuser. Nous avons des collègues qui font de la vérification de photos et de vidéos, du travail de géolocalisation et d’autres analyses. Ils sont vraiment doués pour identifier des sources. De même, les chercheurs qui travaillent sur un pays donné se servent de leurs réseaux pour trouver des témoins d’événements avec lesquels s’entretenir. Et nous devons convaincre nos propres juristes à Human Rights Watch que ce que nous examinons est exact. Il y a beaucoup de choses auxquelles nous renonçons en raison d’informations insuffisantes.
Y a-t-il un autre sujet que je n’ai pas mentionné et que vous aimeriez évoquer ?
Human Rights Watch compte cinq personnes travaillant dans notre division Armes. Quatre d’entre nous travaillent sur ces questions depuis plus de 20 ans. Et il n’y a pas que l’Ukraine. Je travaille aussi actuellement avec des chercheurs basés en Équateur, en Éthiopie, en Libye et au Myanmar.
En outre, mes collègues font campagne lors de négociations multilatérales pour interdire les robots tueurs ou les armes entièrement autonomes, l’utilisation d’armes explosives dans les zones peuplées et les armes incendiaires.
Et nous identifions des tendances. Toute la campagne pour l’interdiction des mines terrestres a débuté dans les années 80 et au début des années 90, parce que des organisations dont le regroupement donnerait naissance à Human Rights Watch, ainsi que des organismes de secours et autres, ont rencontré des victimes du monde entier ayant perdu leurs jambes dans des zones de conflit. Ces activistes se sont assis à la même table et ont dit : « Nous devons faire interdire ces armes ». Et en 1997, la convention interdisant les mines terrestres antipersonnel a été négociée avec succès, avant d’entrer en vigueur en 1999. Nous pouvons en mesurer l’impact.
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Articles
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«Drones dragons» (au thermite) utilisés par l'Ukraine en Russie : RTBF 07.09.24 Watson.ch 11.09.24 Figaro 11.09.24