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Pour lutter efficacement contre l’impunité, la France doit modifier sa législation

Publié dans: Mediapart
Témoin déposant devant les juges de la Cour d'assises de Paris, octobre 2022. © 2022 Civitas Maxima / JP Kalonji

Il y a tout juste un an en Allemagne, la condamnation historique d’un ancien responsable des services de renseignement syriens pour crimes contre l’humanité a constitué une avancée majeure dans la lutte pour la justice pour les atrocités commises en Syrie. En novembre 2021, une décision rendue par la justice française dans une affaire concernant un autre ressortissant syrien a au contraire mis en évidence les restrictions de la loi française limitant l’accès des victimes à la justice pour les crimes graves commis à l’étranger.

Depuis des années, des organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch, la Fédération Internationale pour les droits humains (FIDH) et Amnesty International France, alertent sur ces restrictions. À l’heure où la communauté internationale souligne l'impératif de justice en Ukraine et ailleurs, le gouvernement français devrait engager les réformes nécessaires pour que les survivant.es puissent obtenir justice et que les responsables d'atrocités répondent de leurs crimes.

Un procès qui s’est tenu à Paris en novembre souligne l'importance de ces affaires et la nécessité pour la France de veiller à ce que ses tribunaux puissent rendre justice aux victimes des pires crimes internationaux. La Cour d’assises de Paris a condamné un ancien chef rebelle libérien, Kunti Kamara, à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, torture et actes de barbarie.

Près de deux décennies après la fin des conflits au Liberia, cette décision a représenté une avancée concrète alors que de multiples appels pour la création d'un tribunal pour les crimes de guerre au Liberia sont restés sans réponse et que les gouvernements libériens successifs se sont illustrés par leur inaction. Nous étions dans la salle d'audience le jour du verdict, et pour les victimes présentes -et au-delà- le jugement a été comme une lueur d'espoir dans la longue quête de justice pour les graves abus perpétrés pendant les guerres civiles du Liberia.

La condamnation de Kamara témoigne également des efforts de la France dans la lutte contre l'impunité. A l’instar d’autres pays en Europe, la France dispose d’enquêteurs et de magistrats spécialisés dans les affaires de crimes graves commis à l'étranger. Ceci est possible car le droit français reconnait le principe de compétence universelle et permet d'enquêter et de poursuivre les crimes internationaux quels que soient le lieu où ils ont été commis et la nationalité des suspects ou des victimes.

Cependant, des dispositions trop restrictives contenues dans la loi peuvent permettre à des auteurs présumés de crimes graves présents sur le territoire français d'échapper à la justice. Dans une décision de novembre 2021, la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français, a annulé la mise en examen d'un ancien agent syrien présumé, accusé de complicité de crimes contre l'humanité. Dans une application pernicieuse de ce qu'on appelle le principe « de la double incrimination », la Cour a jugé que les poursuites ne pouvaient pas être engagées en vertu du droit français car la loi syrienne ne contient pas de disposition punissant explicitement les crimes contre l'humanité. La Cour de Cassation n'a pas tenu compte du fait que de tels actes sont, et étaient à l'époque, considérés comme des crimes au regard du droit international qui s’applique à la Syrie.

À la suite de cet arrêt, des organisations de la société civile, des juristes et des survivants ont exprimé leurs craintes qu'une mauvaise application du principe de double incrimination fasse de la France un refuge pour les personnes responsables des pires crimes du monde.

En avril dernier, un autre cas impliquant un ressortissant syrien a mis en évidence une autre limitation problématique du droit français : l'exigence que l’accusé réside habituellement sur le territoire français. Mais dans cette affaire, la Cour d'appel de Paris a tenu compte du fait que la Syrie était liée par les dispositions du droit international interdisant les crimes de guerre, appliquant une interprétation large de la condition de double incrimination, à la différence de l’arrêt antérieur de la Cour de cassation.

Ces affaires créant une incohérence jurisprudentielle, la Cour de cassation a décidé de se réunir en plénière pour examiner la question. Une décision est attendue courant 2023.

Ce ne sont pas les seules conditions imposées par la loi française qui pourraient empêcher la poursuite d’affaires impliquant des crimes graves. Contrairement à d'autres crimes en France, le procureur dispose, dans ces affaires, d’un pouvoir discrétionnaire pour décider s'il y a lieu ou non de poursuivre. Des organisations de la société civile française ont également exprimé des préoccupations concernant la nécessité pour les procureurs français de vérifier si une autre juridiction nationale ou internationale a fait valoir sa compétence, avant d'ouvrir une enquête. Certaines des restrictions sont applicables pour certains crimes, mais pas pour d’autres, créant des incohérences dans la manière dont les différents crimes graves (crimes contre l'humanité, crimes de guerre, génocide, torture, disparition forcée) sont traités dans le pays.

Au final, ces restrictions et incohérences contredisent l'engagement exprimé par la France en faveur de la justice internationale et de la lutte contre l’impunité. Selon des magistrats travaillant sur ces sujets la condition de double incrimination pourrait affecter près de la moitié des dossiers en cours, entraver leur capacité à engager des poursuites.

Avant l’élection présidentielle de 2022, le gouvernement français s'était dit ouvert à des évolutions de la législation en matière de compétence universelle. Indépendamment de la décision de la Cour de cassation, le gouvernement devrait s’assurer que la législation française est en adéquation avec l’engagement qu’il affiche envers la justice internationale, et engager les réformes nécessaires pour éliminer les restrictions qui entravent la justice en France pour ces crimes.

La condamnation de Kunti Kamara a démontré ce que la justice française peut accomplir au nom des victimes des crimes les plus graves. Il est crucial que les autorités françaises corrigent les failles de la législation du pays pour assurer aux survivant.es d'atrocités commises dans d'autres contextes un accès égal à la justice.

Bénédicte Jeannerod dirige le bureau de Paris de Human Rights Watch, et Alice Autin est chargée de programme Justice Internationale à Human Rights Watch.

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