(Nairobi) Les autorités du Mali devraient agir pour défendre les libertés fondamentales et l’État de droit pendant la nouvelle période de deux ans visant à rétablir un régime civil, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Elles devraient promouvoir le respect de la liberté d’expression et des médias, garantir le droit à une procédure régulière pour les personnes soupçonnées de crimes, et mettre fin à la torture et aux disparitions forcées
Le 3 juillet 2022, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a levé les sanctions économiques et financières mises en place en janvier, après que le gouvernement de transition du Mali a convenu d’un nouveau calendrier pour les élections et d’autres réformes d’ici mars 2024. Le mécanisme de la CEDEAO instauré pour surveiller la mise en œuvre du calendrier devrait inclure des critères concernant l’amélioration du respect et de la protection des droits humains, a indiqué Human Rights Watch.
« Les dirigeants du Mali ont pris des mesures en faveur d’un régime civil, mais parvenir à une société démocratique implique de garantir le respect des droits humains et des libertés fondamentales », a déclaré Jehanne Henry, conseillère senior auprès de la division Afrique à Human Rights Watch. « Les autorités devraient favoriser un dialogue ouvert qui permette aux journalistes, aux commentateurs et aux défenseurs des droits humains de s’exprimer sans crainte de représailles ».
Les chercheurs de Human Rights Watch se sont rendus à Bamako, la capitale du Mali, entre le 29 juin et le 8 juillet, et ont rencontré 3 détenus et anciens détenus, des membres des familles de détenus, 3 avocats et 25 professionnels des médias, militants de la société civile, membres de partis politiques et analystes. Les autorités ont répondu à la demande de commentaires de Human Rights Watch dans une lettre datée du 6 août en réaffirmant leur engagement à défendre les droits humains inscrits dans le droit international et malien, mais en ne faisant aucune mention des conclusions spécifiques des violations décrites ci-dessous.
Le gouvernement de transition du Mali a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire en août 2020 contre le président de l’époque Ibrahim Boubacar Keita. En mai 2021, les dirigeants militaires ont consolidé leur pouvoir par un second coup d’État, qui a installé le Colonel Assimi Goïta à la présidence par intérim. Depuis lors, les médias, les organisations de la société civile, les avocats et les analystes ont fait état d’une répression croissante de la part du gouvernement de transition.
Les violences se sont intensifiées à travers le Mali durant cette période. Les attaques perpétrées par des groupes islamistes armés et les opérations antiterroristes menées par le gouvernement ont provoqué la mort de plusieurs centaines de civils depuis le début de l’année 2022. Cela coïncide avec le départ des forces françaises et d’autres forces occidentales soutenant les efforts militaires du gouvernement, et avec l’arrivée rapportée des forces russes du groupe Wagner, une société de sécurité militaire ayant des liens manifestes avec le gouvernement de Russie.
Le gouvernement de transition a petit à petit restreint la mission de maintien de la paix des Nations Unies, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali. Il a interdit aux Casques bleus de se rendre dans les zones où les forces gouvernementales ont été impliquées dans des opérations abusives, telles que la ville de Moura, où Human Rights Watch a documenté de graves abus commis en mars par l’armée malienne et des soldats étrangers identifiés comme des combattants russes. En juin, les autorités maliennes ont rejeté l’appel lancé par le Conseil de sécurité de l’ONU pour permettre à la mission d’accéder à toutes les zones.
Pendant la période de transition de deux ans, les autorités devraient s’attaquer aux atteintes aux droits humains décrites ci-dessous, ainsi qu’aux violations persistantes du droit de la guerre.
Détention et harcèlement de critiques présumés
Les autorités maliennes ont arrêté des opposants et des critiques présumés du gouvernement, détenant certains pendant des mois sans procès, pour des chefs d’inculpation motivés par des raisons politiques. En janvier, les forces de sécurité ont arrêté le Dr Étienne Fakaba Sissoko, professeur d’économie, pour des propos prétendument « subversifs ». Étienne Fakaba Sissoko a indiqué que les procureurs l’avaient accusé de « discrimination ethnique », en se basant apparemment sur ses commentaires selon lesquels les nominations au gouvernement reposaient sur l’appartenance ethnique, et de falsification de diplômes universitaires. Les observateurs ont affirmé que ces accusations étaient des prétextes pour le réduire au silence. Étienne Fakaba Sissoko a été libéré sous condition en juin sans avoir été reconnu coupable d’aucun crime, mais il lui est toujours interdit de voyager.
Des responsables du parti d’opposition Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (SADI) ont déclaré que leur leader, le Dr Oumar Mariko, a été arrêté le 6 décembre 2021 pour avoir critiqué le Premier ministre par intérim Choguel Kokalla Maïga et détenu pendant près d’un mois. Il vit dans la clandestinité depuis avril, date à laquelle les autorités ont tenté de l’arrêter, prétendument pour avoir dénoncé des abus commis par l’armée à Moura. Un responsable du parti d’opposition Convergence pour le Développement du Mali (CODEM) a confirmé que son dirigeant, Housseini Amion Guindo, a échappé de justesse à l’arrestation pour avoir exhorté le gouvernement de transition à respecter un calendrier de transition de 18 mois.
En octobre 2021, les autorités ont arrêté Issa Kaou N’djim, homme politique bien connu et vice-président du parlement par intérim, après qu’il ait critiqué l’expulsion d’un représentant de la CEDEAO. Il a été libéré deux semaines plus tard, puis reconnu coupable d’avoir insulté l’État sur les réseaux sociaux. Issa Kaou N’djim, bien que partisan du président par intérim Assimi Goïta, a publiquement critiqué le Premier ministre.
Les autorités ont également détenu Fily Bouare Sissoko, ancienne ministre de l’Économie et des Finances, et Mahamadou Camara, ancien directeur de cabinet du président, depuis août et septembre 2021, respectivement. Ils ont été inculpés, avec l’ancien Premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga, qui est décédé en détention en mars, dans une affaire de corruption de haut niveau. Les procès n’ont pas été poursuivis et un juge a rejeté leurs demandes de libération conditionnelle.
Le droit international relatif aux droits humains, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, interdit l’arrestation et la détention arbitraires. Le pacte est favorable à la libération des personnes accusées dans l’attente de leur procès. En vertu de la loi malienne, un prévenu peut demander une libération conditionnelle, mais les avocats ont expliqué que, bien souvent, la libération conditionnelle n’est pas accordée même lorsque les conditions légales sont remplies. De plus, même lorsqu’un tribunal décide d’accorder une libération conditionnelle ou d’acquitter un accusé, le procureur peut faire appel de cette décision, suspendant automatiquement les ordonnances du tribunal.
Restrictions touchant les médias et la liberté d’expression
En janvier, les autorités maliennes ont annoncé qu’elles réintroduiraient les procédures d’accréditation des médias. En février, elles ont expulsé un journaliste travaillant de longue date pour Jeune Afrique, Benjamin Roger, parce qu’il n’avait pas d’accréditation, et ont cessé de fournir de nouvelles accréditations. En mars, elles ont suspendu les activités de Radio France International et de France 24 dans le pays après que les deux médias ont diffusé des reportages sur des abus commis par les forces de sécurité à Moura. En avril, les autorités ont annoncé que ces suspensions seraient définitives. La haute-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a dénoncé les restrictions imposées aux médias comme étant « les dernières en date d’une série d’actions restreignant la liberté de la presse et la liberté d’expression au Mali et surv[enant] à un moment où plus, et non moins, de surveillance est nécessaire ».
Les autorités ont également détenu des personnes qui se sont exprimées en ligne. En mai, quatre femmes ; Sara Yara, Ramata Diabate, Dede Cisse et Amy Cisse ; ont été détenues pour leur participation présumée à la publication d’un billet de blog sur Facebook critiquant le chef de l’agence de sécurité de l’État, d’après les membres de leurs familles et leurs avocats. Les femmes sont restées en détention malgré la décision d’un juge autorisant leur libération conditionnelle en juin, en attendant l’appel du procureur. Elles font l’objet de plusieurs accusations en vertu du Code pénal et de la loi de 2019 contre la cybercriminalité, qui prévoit des peines d’emprisonnement et des amendes. En juillet, les autorités ont détenu un commentateur en ligne, Alhassane Tangara, après qu’un groupe pro-gouvernemental l’ait dénoncé sur Facebook.
Les professionnels des médias et les activistes ont indiqué que des commentateurs en ligne, surnommés les « hommes des vidéos », ont intensifié leur harcèlement à l’encontre des critiques du gouvernement. Le journaliste et blogueur Malick Konate a raconté qu’à la suite de son reportage pour Radio France International et de son commentaire politique à la télévision et sur les réseaux sociaux, il a fait l’objet de harcèlement et reçu des dizaines de menaces en ligne qui l’accusaient d’être pro-français et contre la transition. Le 4 juin, des agresseurs non identifiés ont cassé les vitres de sa voiture à coups de briques.
« Tout le monde a peur de parler, en bien ou en mal », a expliqué un militant. « La plupart ont choisi de se taire. » Un autre a indiqué : « Je me tais parce que je ne veux pas aller en prison. » Selon les professionnels des médias, il est devenu plus difficile d’inviter des personnes s’exprimant librement à des débats publics. Certaines organisations ont déclaré avoir cessé toute diffusion de déclarations publiques. « Je vis avec la peur au ventre », a confié le directeur d’une association pro-démocratie. « Ils peuvent venir m’arrêter à tout moment. »
« La répression des médias et les détentions de critiques ont eu un effet glaçant sur la vie politique et l’espace civique au Mali », a expliqué Jehanne Henry. « Les autorités maliennes doivent inverser cette tendance afin de garantir la crédibilité de la transition politique. »
Torture et disparitions forcées
Human Rights Watch et d’autres ont précédemment signalé des actes de torture et d’autres mauvais traitements infligés par les forces de sécurité maliennes, souvent dans des centres de détention non autorisés, ainsi que des disparitions forcées.
Six hommes accusés d’avoir manigancé un coup d’État, dont un juriste et conseiller de hauts fonctionnaires, le Dr Kalilou Doumbia, ont été arrêtés en septembre et octobre 2021 et sont toujours en détention, malgré une décision judiciaire en juin qui a acquitté deux d’entre eux. Les autorités auraient soumis ces hommes à des chocs électriques, à des simulacres de noyade, à des passages à tabac répétés et à des privations de sommeil pour leur extorquer des aveux et d’autres informations.
Le 16 mai, les responsables de la sécurité ont arrêté sept militaires, dont un membre du parlement de transition, accusés d’avoir fomenté un coup d’État « soutenu par un État occidental », d’après les reportages des médias. Les autorités n’ont fourni aucune information sur l’état de santé des hommes ni sur le lieu où ils se trouvent. La Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH) du Mali a demandé à pouvoir accéder aux détenus et a exprimé des préoccupations quant aux disparitions forcées, mais n’a reçu aucune réponse.
Le droit international définit la disparition forcée comme la détention d’une personne par des représentants de l’État ou leurs agents et le refus de reconnaître la détention ou de révéler le sort de la personne ou l’endroit où elle se trouve.
Le mécanisme de suivi de la CEDEAO pour la période de transition devrait inclure des critères pour mesurer la progression concernant les principales préoccupations en matière de droits humains, notamment la détention arbitraire et le harcèlement de personnalités de l’opposition, la liberté d’expression et des médias, ainsi que la torture et les disparitions forcées, a déclaré Human Rights Watch.
« Les dirigeants du Mali devraient se conformer à leurs obligations en vertu du droit international relatif aux droits humains en enquêtant sur les allégations de torture et de disparitions forcées et en poursuivant de manière appropriée les responsables », a conclu Jehanne Henry. « Le respect des droits humains et de l’État de droit fait partie intégrante d’une transition réussie vers un régime civil. »