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Tunisie : Achever les réformes en matière de droits humains

Le nouveau gouvernement devrait suspendre l’application des lois abusives

Hémicycle de l'Assemblée des représentants du peuple à Tunis, en Tunisie, lors d'une séance en mai 2016. © 2016 Zoubeir Souissi/Reuters

(Tunis) – Le nouveau gouvernement tunisien, approuvé par le Parlement le 27 février 2020, devrait faire des droits humains une priorité, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Le gouvernement devrait protéger les droits fondamentaux dans huit domaines clés : la fin des poursuites pénales pour les discours pacifique ; les arrestations arbitraires par la police ; les abus commis dans le cadre de l’état d’urgence ; la violence contre les femmes ; la persécution des homosexuels et l’établissement des responsabilités pour les violations passées des droits humains ; la réforme des secteurs judiciaire et de la sécurité ; et l’autorisation du rapatriement des enfants des combattants tunisiens de l’État islamique bloqués à l’étranger.

« Neuf ans après le soulèvement qui a provoqué le renversement de l’ancien président Zine el Abidine Ben Ali, les Tunisiens attendent toujours de voir tous leurs droits consacrés par la loi », a déclaré Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch. « Le nouveau gouvernement devrait rectifier des lois obsolètes abusives et apporter d’autres changements essentiels pour préserver la transition démocratique et faire respecter les droits humains des Tunisiens. »

À la suite des élections législatives et présidentielles qui se sont tenues les 6 et 13 octobre 2019, respectivement, le président Kaïs Saïed a chargé Habib Jemli de former un gouvernement. Arrivé en tête des législatives avec 52 sièges sur 217, le parti Ennahda avait nommé comme Premier ministre Jemli, secrétaire d’État à l’agriculture de 2011 à 2014. Suite au refus du parlement d’accorder la confiance au gouvernement propose par Jemli, le président Saied a designé un nouveau chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, qui fut le ministre de l’économie de 2011 à 2014. Le 27 février, le Parlement a voté la confiance au gouvernement de Fakhfakh, qui est composé de 32 ministres et secrétaires d’Etat, y compris 6 femmes.

En vertu de la Constitution de 2014, le président et le chef du gouvernement exercent tous deux des pouvoirs exécutifs. Le chef du gouvernement détermine « la politique générale de l’État » et exerce des pouvoirs réglementaires généraux en adoptant des décrets.

La Tunisie a fait d’importants progrès dans la protection des droits humains depuis 2011. Les autorités ont adopté une nouvelle constitution progressiste, organisé des élections législatives et présidentielles libres et équitables, adopté des lois pour améliorer la condition de la femme et la protection juridique des détenus.

Pourtant, de graves violations des droits sont commises et des lacunes dans la protection juridique des droits persistent. L’absence de directives écrites sur les circonstances dans lesquelles les forces de sécurité peuvent procéder à une arrestation entraîne souvent des détentions arbitraires. Malgré les progrès réalisés dans le domaine de la justice transitionnelle grâce à la création de tribunaux spécialisés pour juger les auteurs présumés de violations des droits humains perpétrées dans le passé, la justice n’a pas été vraiment rendue en l’absence d’accusés qui ont pu boycotter la plupart de ces procès sans conséquences.

Les procureurs poursuivent en justice blogueurs, journalistes et activistes sur les réseaux sociaux, en vertu d’articles du code pénal criminalisant la liberté d’expression. Les tribunaux emprisonnent des hommes pour des relations homosexuelles librement consenties sur la base d’examens anaux que les forces de police forcent les suspects à subir. Ces examens n’ont aucun fondement scientifique et constituent une forme de traitement cruel, inhumain et dégradant pouvant s’apparenter à un acte de torture. Depuis la déclaration en novembre 2015 de l’état d’urgence, toujours en vigueur, les autorités ont arbitrairement restreint la liberté de mouvement de centaines de Tunisiens.

Le gouvernement devrait prendre les mesures suivantes :

  • Décréter un moratoire sur l’application d’articles du code pénal érigeant en infraction la liberté d’expression et les comportements homosexuels, en attendant l’abrogation par le Parlement de ces articles ;
  • Émettre des directives notifiant à la police judiciaire que la détention provisoire devrait être une exception, et non la règle, et ne jamais être appliquée lorsqu’une personne est soupçonnée d’avoir commis une infraction pour laquelle n’est pas prévue de peine de prison ;
  • Ordonner aux forces de police, sous peine de sanctions disciplinaires, d’exécuter les citations à comparaître pour ceux de ses membres qui sont accusés de crimes et les contraindre à comparaître au tribunal ;
  • Veiller à ce que toutes les restrictions que l’exécutif impose à la liberté de mouvement dans le cadre des efforts de lutte antiterroriste soient justifiées par écrit, limitées dans le temps, soumises à un contrôle judiciaire significatif et puissent faire l’objet d’un appel ;
  • Publier, au Journal officiel, le rapport final de l’Instance Vérité et Dignité, qui documente des décennies de violations des droits humains en Tunisie, et mettre en œuvre les principales recommandations de la commission sur les réformes des secteurs de la sécurité et de la justice ;
  • Veiller à l’application effective de la loi sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et allouer un budget suffisant à cette fin ;
  • Assurer le retour des familles des combattants tunisiens de l’État islamique bloqués en Libye, en Syrie et en Irak.

Mettre fin aux poursuites liées à l’exercice de la liberté d’expression

Malgré l’adoption en 2011 d’un code de la presse progressiste ayant mis fin aux condamnations pénales pour délits de langage, les autorités tunisiennes continuent de recourir à des articles répressifs des codes pénal et des télécommunications pour criminaliser le discours pacifique. Elles procèdent à l’arrestation, poursuivent en justice et parfois emprisonnent des blogueurs, des journalistes et des activistes sur les réseaux sociaux simplement parce qu’ils ont critiqué pacifiquement des fonctionnaires.

Les chefs d’accusation les plus fréquent sont les suivants : imputation à un fonctionnaire public ou assimilé « de faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité », en vertu de l’article 128 du code pénal, qui prévoit jusqu’à deux ans d’emprisonnement ; diffamation et « calomnie » passibles de peines pouvant aller jusqu’à six mois et un an de prison, respectivement, en vertu des articles 245 et 247 du code pénal ; nuire « sciemment aux tiers ou perturber leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications », en vertu de l’article 86 du code des télécommunications, infraction punie par un à deux ans de prison ; et « offense » contre le chef de l’État, en vertu de l’article 67 du code pénal, passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison.

Depuis 2017, Human Rights Watch a documenté 21 cas de poursuites contre des blogueurs, journalistes et autres individus. Le ministre de la Justice, qui supervise le Parquet, devrait ordonner aux procureurs de ne pas recourir à ces lois pour poursuivre les Tunisiens en justice pour des commentaires relatifs à des questions d’intérêt public.

Restreindre le pouvoir discrétionnaire de la police lors des arrestations

Les forces de police tunisiennes disposent de pouvoirs élargis pour arrêter et contrôler les individus, qu’ils soient soupçonnés ou non d’activité criminelle. Le Code de procédure pénale (CPP) autorise les officiers de police judiciaire à détenir une personne « dans les cas où les nécessités de l’enquête l’exigent », indépendamment d’un degré de suspicion que le suspect ait pu commettre un crime.

La Tunisie est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), qui interdit les arrestations ou détentions arbitraires. Les Directives et principes généraux sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire demandent aux pays de « veiller à ce que personne ne soit victime d’une arrestation, d’une détention ou d’un emprisonnement arbitraire […], en exécution d’un mandat délivré sur la base d’une suspicion raisonnable ou pour une cause probable ». L’interdiction de toute arrestation ou détention arbitraire signifie que la privation de liberté d’une personne soupçonnée d’un acte criminel, même si la loi le prévoit, doit être nécessaire et raisonnable, prévisible et proportionnelle aux motifs de l’arrestation.

Le gouvernement devrait publier des directives à l’intention de la police judiciaire pour lui demander de s’abstenir d’arrêter des personnes à moins qu’elle ne soupçonne raisonnablement qu’une infraction a été commise. Il devrait également publier une directive interdisant à la police de recourir à la détention provisoire en dehors des cas spécifiques où elle est absolument nécessaire, par exemple pour empêcher la fuite d’un prévenu, et jamais pour les infractions qui ne sont pas passibles de peines de prison.

Quel que soit le chef d’accusation, toute personne détenue devrait être traduite rapidement en justice (sous 48 heures) devant un juge qui statuera sur la légalité et la nécessité de son maintien en détention.

S’assurer de la présence des policiers accusés lors des procès de « justice transitionnelle »

En décembre 2014, les autorités ont créé 13 chambres spécialisées dans le système judiciaire ordinaire pour juger les responsables de violations flagrantes des droits humains entre 1955 et 2013, après le renvoi de ces affaires par l’Instance Vérité et Dignité.

Le gouvernement tunisien devrait soutenir les travaux des chambres spécialisées, qui se sont heurtées à de nombreux obstacles, notamment en raison de la réticence de la police à faire comparaître accusé et témoins, lorsque ceux-ci refusent de répondre à une citation à comparaître devant le tribunal.

Le premier procès devant ces tribunaux spéciaux s’est ouvert dans la ville de Gabès le 29 mai 2018. Il concernait la disparition forcée de Kamel Matmati, un activiste islamiste arrêté en 1991. Les 14 accusés n’ont pas répondu aux citations à comparaître, poussant le Tribunal spécial de Gabès à reporter le procès à sept reprises.

D’autres procès devant les tribunaux spéciaux de Nabeul, Gabès, Gafsa, Tunis et Le Kef se sont heurtés au même problème. Cette situation a suscité des frustrations parmi les victimes et les survivants, qui espéraient de longue date pouvoir faire face à leurs agresseurs dans une salle d’audience.

Le nouveau gouvernement devrait veiller à ce que la police exécute les citations à comparaître et sanctionne les agents de police qui refusent d’exercer leurs fonctions comme l’exige la loi.

Mettre fin aux abus commis dans le cadre de l’état d’urgence

L’état d’urgence décrété en 2015 par feu le président Beji Caïd Essebsi après un attentat-suicide contre un bus qui avait tué 12 gardes présidentiels a été à nouveau prorogé en décembre 2019. Il se fonde sur un décret de 1978 qui permet aux autorités d’interdire les grèves ou les manifestations susceptibles de porter atteinte à l’ordre public et « les réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre ».

En vertu de ce décret, les autorités ont, depuis 2016, placé des centaines de Tunisiens en résidence surveillée. Les conditions ont été assouplies en 2018, mais nombre d’assignés ont également été soumis à une procédure d’interdiction de voyager appelée « S17 », qui est appliquée à tout individu que le gouvernement soupçonne de constituer une menace pour la sécurité de l’État, a déclaré le ministre de l’Intérieur Hichem Fourati lors d’une audience parlementaire. La procédure autorise des restrictions des déplacements à l’intérieur de la Tunisie et à l’étranger. Une personne visée par la procédure « S17 » risque d’être longuement interrogée lors d’un contrôle de police de routine.

Le gouvernement tunisien devrait cesser de recourir de manière arbitraire à l’assignation à résidence ou à la procédure « S17 ». Si elles sont absolument nécessaires pour raisons de sécurité, de telles mesures devraient être assorties de garanties solides. Le ministère de l’Intérieur devrait remettre une copie écrite de la décision à la personne concernée et les soumettre à une évaluation judiciaire rigoureuse.

Publier le rapport de l’Instance Vérité et Dignité et mettre en œuvre ses recommandations

Le nouveau gouvernement devrait donner suite aux recommandations contenues dans le rapport du 26 mars 2019 de l’Instance Vérité et Dignité. Ce document analyse la structure institutionnelle ayant permis aux gouvernements tunisiens successifs de commettre des violations des droits humains cinq décennies durant. Fruit de cinq années d’enquêtes menées par l’Instance, le rapport recommande des réformes du système judiciaire et des forces de sécurité pour empêcher que des abus systématiques soient à nouveau commis par les autorités.

Le Premier ministre est mandaté en vertu de la « Loi relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation », adoptée en 2013 pour préparer, dans l’année ayant suivi la publication du rapport final, un feuille de route et des stratégies pour mettre en œuvre les recommandations. Dans un premier temps, le nouveau gouvernement devrait publier le rapport au Journal officiel de la République tunisienne, comme l’exige l’article 67 de la loi. Le gouvernement précédent n’est pas parvenu à le faire, malgré les nombreux appels de l’Instance et d’organisations indépendantes pour qu’il respecte la loi. La publication du rapport constituerait une reconnaissance officielle de son contenu.

Le gouvernement devrait étudier les principales recommandations de l’Instance sur la réforme du secteur de la sécurité. Elle propose, par exemple, d’accroître la transparence des mesures disciplinaires internes et de créer un organisme indépendant chargé de recevoir les plaintes et d’enquêter sur les abus et comportements inappropriés des forces de sécurité.

Tout en reconnaissant que la Tunisie a fait d’importants progrès dans l’adoption de lois avec des garanties plus solides contre les mauvais traitements, telles la loi n° 5 de 2016 garantissant l’accès à un avocat dès le début de sa détention, l’Instance a identifié d’autres mesures à prendre. Elle recommande notamment de placer davantage de caméras dans les postes de police pour surveiller ses activités et de confier à la justice, plutôt qu’au ministère de l’Intérieur, la supervision de la police judiciaire.

Faire respecter la loi sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes

Le 26 juillet 2017, le Parlement a adopté la Loi n° 2017-58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Ce texte comprend des mesures globales pour prévenir et poursuivre les violences fondées sur le genre, introduit de nouvelles dispositions pénales, renforce les sanctions prévues pour les diverses formes de violences domestiques, et criminalise le harcèlement sexuel dans les espaces publics.

La loi prévoit une assistance pour les victimes de violences domestiques, notamment en fournissant un soutien juridique et des soins médicaux et de santé mentale.

La loi prévoit également la création, au sein des forces de sécurité intérieure tunisiennes, d’unités spécialisées pour enquêter sur les infractions de violence à l’égard des femmes et la nomination d’un procureur dans chaque gouvernorat pour traiter les plaintes déposées par les victimes.

Le gouvernement tunisien a pris des mesures positives pour faire appliquer la loi. Il a, par exemple, créé 128 unités de police spécialisées sur l’ensemble du territoire pour enquêter sur les allégations de violence commises à l’égard des femmes.

Les autorités tunisiennes devraient veiller à ce que les financements et la volonté politique soient suffisants pour faire pleinement appliquer la loi. Ils devraient, par exemple, veiller à mettre à disposition des abris adéquats et fournir des services psychosociaux, de santé mentale, juridiques et autres pour les victimes de violence domestique, y compris dans les zones rurales.

Les informations sur la manière dont la loi est appliquée devraient être rendues publiques. Les autorités devraient par exemple créer une base de données publique sur la violence à l’égard des femmes qui mentionne le nombre de plaintes reçues, d’enquêtes, de poursuites judiciaires, de condamnations et de peines.

Rapatrier les enfants des combattants de l’État islamique bloqués à l’étranger

Jusqu’à présent, les autorités tunisiennes n’ont autorisé à rentrer chez eux que neuf enfants tunisiens détenus sans inculpation dans des camps et des prisons à l’étranger pour les familles des membres de l’État islamique, tous en Libye. Environ 200 enfants et 100 femmes revendiquant la nationalité tunisienne ont été détenus à l’étranger sans inculpation, pendant une période pouvant aller jusqu’à trois ans, en tant que membres de familles affiliées à l’État islamique, la plupart en Syrie et en Libye, moins en Irak. Beaucoup de ces enfants sont âgés de six ans ou moins. Le gouvernement devrait veiller au rapatriement rapide et en toute sécurité de tous les enfants de nationalité tunisienne détenus à l’étranger au seul motif qu’ils sont les fils et filles de membres présumés ou confirmés de l’État islamique.

Mettre fin aux examens anaux forcés et ordonner aux procureurs de ne pas invoquer l’article 230 du code pénal

En vertu de l’article 230 du code pénal qui criminalise la sodomie, la police tunisienne arrête fréquemment des individus uniquement en raison de leur homosexualité supposée. Alors que les autorités tunisiennes se sont engagées en 2017 à mettre fin aux examens anaux forcés retenus comme preuves de l’homosexualité dans le cadre de poursuites judiciaires, les procureurs continuent d’ordonner cette pratique, qui ne permet pas d’établir avec certitude des relations consensuelles entre deux hommes et, lorsqu’elle n’est pas consentie, a été condamnée par des experts internationaux comme une forme de torture.

Les poursuites judiciaires pour relations sexuelles librement consenties en privé et entre adultes violent les droits à la vie privée et à la non-discrimination, qui sont garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel la Tunisie est partie.

Le nouveau gouvernement tunisien devrait ordonner un moratoire sur l’application de l’article 230, avant même l’abrogation de ce même article par le Parlement, et publier une directive ordonnant l’arrêt immédiat des examens anaux pour déterminer les comportements homosexuels dans le cadre des enquêtes de police. Le ministère de l’Intérieur devrait également enquêter sur les informations faisant état de mauvais traitements infligés à des personnes arrêtées en raison de leur identité de genre ou orientation sexuelle.

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Dans les médias

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