En 2024, la crise multidimensionnelle qui secoue Haïti depuis des années est devenue catastrophique. Les groupes criminels opérant au sein de la coalition « Viv Ansanm » ont intensifié leurs attaques coordonnées et à grande échelle qui ont paralysé le pays de février à mai, et d’octobre à aujourd’hui. Ces attaques ont eu de graves répercussions sur les services publics, notamment l’approvisionnement en électricité et en eau, l’assainissement, les soins de santé, l’éducation et les transports, limitant considérablement l’accès aux biens essentiels. La moitié de la population haïtienne a lutté quotidiennement pour manger à sa faim, le pays ayant l’un des taux d’insécurité alimentaire aiguë les plus élevés au monde.
Les meurtres et enlèvements commis par les groupes criminels ont augmenté, avec une réponse faible de l’État et un système judiciaire inefficace. Les violences sexuelles se sont généralisées, les survivantes ayant un accès très restreint aux soins de santé, sans compter une justice quasiment absente. La faim et l’extrême pauvreté croissantes ont forcé les enfants à rejoindre des groupes criminels, où ils sont exposés à des abus, notamment à l’exploitation sexuelle.
Un nouveau gouvernement de transition, dirigé par un Premier ministre et un Conseil présidentiel de transition, a été mis en place dans le but de renforcer la sécurité et d’organiser des élections libres et équitables. Cependant, l’instabilité politique a persisté, plusieurs membres de ce Conseil ayant été accusés de corruption et peu de progrès ont été accomplis dans l’établissement d’un calendrier électoral.
Début novembre, le Premier ministre de transition a été brusquement démis de ses fonctions par le Conseil présidentiel de transition ainsi que son gouvernement et un nouveau Premier ministre, Alix Didier Fils-Aimé, a été nommé.
Alors que la violence s’intensifiait, la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) autorisée par l’ONU a commencé à se déployer, sans être en mesure de soutenir efficacement la police dans la lutte contre les groupes criminels en raison d’un financement et de personnels insuffisants. Le gouvernement de transition a demandé au Conseil de sécurité et au Secrétaire général de l’ONU de transformer la mission en une opération de maintien de la paix des Nations Unies.
Violences commises par des groupes criminels
Selon les agences onusiennes, les groupes criminels contrôlent environ 85 % de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, et sa zone métropolitaine. Ils se sont rapidement étendus dans des zones auparavant sûres de Port-au-Prince, ainsi que dans des régions clés telles que les départements de l’Ouest et de l’Artibonite, le centre agricole d’Haïti. Beaucoup de ces groupes criminels auraient des liens avec des officiers de police et des élites politiques et économiques.
En juin, la mission MMAS, dirigée par le Kenya, a débuté ses opérations. La Jamaïque, le Belize et les Bahamas ont fourni un petit nombre de personnels, portant début décembre son effectif total à seulement 416 officiers, bien en deçà des 2 500 prévus. La mission a participé à quelques patrouilles et opérations anticriminelles avec la police haïtienne, et développé d’importantes garanties de droits humains et des mécanismes de surveillance et d’établissement des responsabilités, mais elle reste dans la phase de pré-déploiement et continue de faire face à d’importants défis financiers et logistiques.
Lors de la session de l’Assemblée générale des Nations Unies fin septembre, le Conseil présidentiel de transition d’Haïti a demandé la transformation de la mission MMAS en une opération de maintien de la paix de l’ONU pour garantir un financement stable, renforcer ses capacités et les engagements pris par les États membres de l’ONU en faveur de la sécurité en Haïti. Cet appel a été soutenu par les États-Unis, principal bailleur de fonds de la MMAS, ainsi que par le Kenya et l’Organisation des États américains (OEA), entre autres. En novembre, le Conseil de sécurité de l’ONU a demandé au Secrétaire général de l’ONU de présenter des recommandations sur le rôle que l’ONU pourrait jouer pour aider à résoudre les crises sécuritaires, économiques et humanitaires qui secouent le pays.
L’ONU, l’Union européenne, le Canada et les États-Unis ont pris des mesures contre d’anciens responsables haïtiens et des groupes criminels, notamment un embargo sur les armes et des sanctions ciblées. Deux projets de loi ont également été présentés au Congrès américain visant à lutter contre les flux illégaux d’armes vers Haïti. Pourtant, les efforts internationaux, en particulier le soutien financier au MMAS, restent insuffisants.
Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a signalé que les groupes criminels ont tué au moins 5 601 personnes et en ont enlevé près de 1 500 en 2024.
Les violences sexuelles sont devenues généralisées. Les survivantes sont confrontées à un accès très limité ou inexistant aux services de protection et de soins. Entre janvier et octobre, 5 400 cas de violences basées sur le genre ont été signalées par le sous-secteur des violences basées sur le genre (VBG), dont 72 % impliquaient des violences sexuelles commises principalement par des membres de groupes criminels.
Les enfants sont parmi les plus durement touchés par la violence. La faim croissante et l’extrême pauvreté ont forcé des centaines, voire des milliers, d’enfants à rejoindre des groupes criminels, où ils sont contraints de se livrer à des activités illégales et de subir des abus, notamment les filles, victimes d’exploitation sexuelle et de travail forcé. Selon l’ONU, environ un demi-million d’enfants vivent sous la férule de ces groupes, qui comprennent au moins 30 % d’enfants dans leurs rangs.
Malgré la nomination d’un nouveau directeur général de la police et les contributions de partenaires d’Haïti, telles que le financement, l’équipement et les armes, la police continue de faire face à des déficits financiers, logistiques et en personnel pour protéger la population de la violence criminelle, exacerbés par l’afflux d’armes et de munitions vers Haïti, en grande partie en provenance de Floride.
En septembre, les groupes dits « d’autodéfense » auraient tué plus de 260 individus soupçonnés d’être liés à des organisations criminelles, souvent en collusion avec la police, et auraient également adopté ses tactiques, comme l’extorsion, selon l’ONU.
Droits économiques, sociaux et culturels
La crise sécuritaire et l’instabilité politique ont aggravé une situation humanitaire désastreuse. Selon la Banque mondiale, plus de 64 % des 11,7 millions d’habitants d’Haïti vivaient avec moins de 3,65 dollars par jour en 2024.
Dans un rapport couvrant la période d’août 2024 à février 2025, le Programme alimentaire mondial (PAM) a identifié Haïti comme ayant l’une des plus fortes proportions au monde de personnes souffrant d’insécurité alimentaire aiguë. Environ 5,5 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire et 5,4 millions sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë, dont deux millions sont en situation d’urgence et 6 000 personnes en situation de faim catastrophique et d’effondrement de leurs moyens de subsistance.
La violence criminelle et les risques environnementaux ont gravement perturbé les activités économiques, entraînant des pertes importantes dans les activités agricoles et d’autres moyens de subsistance. Ces défis ont encore aggravé la pauvreté et accru le chômage dans tout le pays.
Seuls 40 % des Haïtiens avaient accès à l’électricité cette année, mais de manière intermittente et à des prix élevés. Quarante-cinq pour cent de la population est privée d’accès à l’eau potable et sept personnes sur 10 à un système d’assainissement amélioré, ce qui aggrave la propagation du choléra. En octobre, le ministère de la Santé publique et de la Population a signalé 87 382 cas suspects de choléra et 1 306 décès depuis le début de l’épidémie en octobre 2022.
Le système de santé haïtien est au bord de l’effondrement. Environ 20 % des établissements de santé restent opérationnels, et seulement 40 % fonctionnent à l’échelle nationale. Plus de 40 000 agents de santé ont fui le pays en raison de la violence, selon le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH). Alors que le système de santé s’effondre sous l’effet de la violence et de l’instabilité, deux Haïtiens sur cinq n’ont pas accès aux soins médicaux dont ils ont urgemment besoin.
Médecins Sans Frontières (MSF), qui fournit des soins de santé en Haïti depuis plus de 30 ans, a suspendu ses opérations dans la capitale fin novembre, en raison d’attaques de « groupes d’autodéfense » contre ses ambulances, ses patients et son personnel, ainsi que de menaces de mort et de viol visant son personnel, proférées par certains policiers. Au moment de la rédaction de ce chapitre, MSF n’avait pu rétablir la fourniture de certains de ses services médicaux.
Près de la moitié des Haïtiens âgés de 15 ans et plus sont analphabètes. Selon le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), Haïti compte environ 3,9 millions d’enfants en âge d’être scolarisés. Cependant, l’escalade de la violence a conduit à la fermeture de près de 1 000 écoles privées et publiques dans les départements de l’Ouest et de l’Artibonite au cours de l’année scolaire 2023-2024, affectant 300 000 élèves. De plus, la mauvaise qualité de l’enseignement public, les frais de scolarité élevés des écoles privées et les attaques criminelles contre les élèves et les écoles ont privé environ 1,2 million de petits Haïtiens d’accès à l’éducation.
Gouvernement de transition et élections
Après un dialogue politique mené par la CARICOM, une organisation régionale intergouvernementale regroupant des États d’Amérique, des Caraïbes et de l’océan Atlantique, le Premier ministre de l’époque, Ariel Henry, a démissionné fin avril, conduisant à la création d’un Conseil présidentiel de transition. Garry Conille, ancien directeur régional de l’UNICEF, a ensuite été nommé Premier ministre fin mai. Conille a été limogé après cinq mois de mandat par le Conseil présidentiel de transition, qui l’a remplacé par Alix Didier Fils-Aimé, un homme d’affaires haïtien.
Le gouvernement de transition est chargé de rétablir la sécurité, de faire respecter l’état de droit, de répondre d’urgence à la crise humanitaire et de préparer des élections libres et équitables en 2026. Haïti n’a plus de représentants élus au niveau national depuis janvier 2023 et son parlement est inactif depuis 2019.
Le Conseil électoral provisoire chargé d’organiser les élections a été établi, mais n'avait pas encore fixé de calendrier électoral au moment de la rédaction de ce chapitre.
Système judiciaire
L’appareil judiciaire reste quasiment inopérant, en grande partie à cause de la corruption, de la violence continue et des grèves fréquentes des magistrats et du personnel judiciaire. Des groupes criminels ont pris le contrôle des principaux bâtiments des tribunaux depuis plus de deux ans et peu de mesures ont été prises pour les relocaliser ou assurer la sécurité des fonctionnaires judiciaires.
D’octobre 2023 à octobre 2024, seulement 241 personnes ont été jugées au pénal dans tout le pays, a indiqué le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), une organisation non gouvernementale. La responsabilité des violations des droits humains passées et actuelles, notamment des massacres et des violences sexuelles, reste quasiment inexistante. Fin juillet 2024, un magistrat a renvoyé devant un tribunal pénal 30 personnes, dont l’ancien policier et actuel chef de groupe criminel Jimmy Chérizier, pour leur implication présumée dans le massacre de La Saline en 2018, qui avait fait plus de 70 morts, près d’une douzaine de femmes et de filles violées, et donné lieu au saccage et à l’incendie de plus de 150 habitations.
Début janvier, un autre juge a inculpé 51 personnes en lien avec l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse. Aux États-Unis, au moins sept personnes ont été condamnées pour cet assassinat et cinq autres doivent être jugées en janvier 2025.
Après que des groupes criminels ont attaqué deux grandes prisons de Port-au-Prince et que près de 5 000 détenus, dont plusieurs chefs de groupes criminels, se sont évadés, le Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) en Haïti a signalé une multiplication des menaces et des attaques visant les journalistes, les défenseurs des droits humains et les représentants gouvernementaux.
En octobre, les prisons haïtiennes étaient remplies à hauteur de près de trois fois leur capacité d’accueil. La plupart des 7 581 détenus—dont 84 % étaient en attente de jugement—vivaient dans des conditions inhumaines, sans accès à une alimentation adéquate, à l’eau ou aux soins de santé. Entre janvier et octobre, 168 détenus sont décédés, la plupart de maladies étant liées à la malnutrition.
En 2020, par décret présidentiel, de nouveaux codes pénaux et de procédure pénale ont été adoptés, élargissant les alternatives à la détention provisoire. Les autorités ont reporté la mise en œuvre de ces codes, qui devaient entrer en vigueur en 2024.
Agissements de la police
Entre janvier et septembre, la police aurait tué plus de 900 personnes et en aurait blessé près de 600 autres lors d’opérations. Selon le BINUH, certaines auraient été tuées ou blessées à cause d’un usage excessif de la force. Le procureur de Miragoane a reconnu avoir été impliqué dans 26 cas d’exécutions extrajudiciaires ; cependant, les autorités n’ont pas encore enquêté sur ces cas.
De janvier à début octobre, le bureau des affaires internes de la police a ouvert 139 enquêtes, dont 34 pour violations présumées des droits humains. Vingt-six enquêtes ont été menées à terme, donnant lieu à 15 décisions administratives. Seulement deux ont fait l’objet de poursuites pénales.
Accès à l’avortement
L’avortement est totalement interdit en Haïti. Le nouveau code pénal dépénalisera l’avortement jusqu’à la douzième semaine de grossesse, et systématiquement en cas de viol ou d’inceste, ou lorsque la santé mentale ou physique de la personne enceinte est en danger. Il devait entrer en vigueur en 2024, mais cette date a été repoussée par les autorités.
Droits des personnes handicapées
Haïti a adhéré à la Convention relative aux droits des personnes handicapées en 2009, mais son cadre juridique contient toujours des dispositions discriminatoires. Selon l’ONU, 15 % de la population haïtienne présente un handicap, mais aucun recensement n’a été effectué depuis 2003, selon le Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP). Les personnes handicapées sont confrontées à des obstacles importants pour accéder aux services essentiels et subissent une stigmatisation généralisée.
Le BINUH, le Bureau du Secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées et des organisations locales ont tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact de la violence criminelle sur cette catégorie de la population.
Déplacements internes et migrations
Près de 703 000 Haïtiens, dont 25 % d’enfants, sont déplacés dans le pays. Ce chiffre représente plus du double de celui de 2022, faisant d’Haïti le pays où les déplacements par habitant sont les plus élevés au monde, en raison de la violence criminelle, selon l’Organisation internationale des migrations (OIM). La plupart des personnes déplacées vivent dans des campements informels avec un accès insuffisant à la nourriture, à l’eau, à l’assainissement, au logement et aux soins médicaux. Soixante-quinze pour cent de ces sites sont situés dans des zones contrôlées par des groupes criminels ou des zones à haut risque, ce qui augmente leur exposition à la violence, selon l’ONU.
De nombreux Haïtiens ont fui le pays, souvent en empruntant des itinéraires dangereux. De janvier à la mi-décembre 2024, des gouvernements étrangers ont renvoyé près de 200 000 personnes en Haïti, malgré les risques pour leur vie et leur intégrité physique et l’appel du HCR à étendre la protection des réfugiés aux Haïtiens en vertu de la Déclaration de Carthagène de 1984. La République dominicaine est responsable de 97 % de ces expulsions retours, le reste étant représenté par les États-Unis, les Bahamas, les îles Turques-et-Caïques et Cuba.
En juin, le gouvernement américain a prolongé de 18 mois le statut de protection temporaire (TPS) pour les Haïtiens, mais ces derniers continuent de se heurter à des difficultés pour accéder au programme de libération conditionnelle humanitaire. Les Haïtiens ayant fait l’objet d’une condamnation pénale et ceux qui sont arrivés après la date limite de juillet 2024 pour bénéficier du statut de protection temporaire ont été expulsés vers Haïti. Depuis octobre 2023, les garde-côtes américains ont intercepté 857 Haïtiens en mer avant de les renvoyer dans leur pays.