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Le 3 avril 2019

Son Excellence le Président Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo

Objet : Protection des droits humains en République démocratique du Congo

Votre Excellence,

Nous vous adressons aujourd’hui ce courrier au nom de Human Rights Watch pour saluer les premières initiatives prises par votre administration depuis votre entrée en fonction le 24 janvier afin d’améliorer la situation des droits humains en République démocratique du Congo et de vous encourager à faire de la protection et de la promotion des droits humains une priorité absolue tout au long de votre mandat. Nous espérons plus particulièrement que vous œuvrerez à instaurer des changements systémiques afin de mettre fin aux cycles de violence et d’abus, alimentés par une impunité et une corruption généralisées, qui frappent le pays depuis bien trop longtemps.

Nous vous exhortons à prendre des mesures puissantes, audacieuses et concrètes, dès le début de votre mandat, afin de marquer une rupture nette avec les pratiques abusives et de corruption qui ont caractérisé la présidence de votre prédécesseur, Joseph Kabila.

Lors de votre discours d’investiture, vous vous êtes engagé à « garantir à chaque citoyen le respect de l’exercice de ses droits fondamentaux » et à mettre fin à toutes les formes de discrimination. Vous avez déclaré que votre gouvernement accorderait la priorité à « une lutte efficace et déterminée contre la corruption, […] l’impunité, la mauvaise gouvernance [et] le tribalisme ». Depuis, vous avez pris certaines mesures importantes, notamment la libération de prisonniers politiques détenus arbitrairement depuis plusieurs années et le limogeage de l’administrateur général de l’Agence nationale de renseignements impliqué depuis fort longtemps dans des abus graves.

Les défis restent toutefois de taille. Aujourd’hui, la RD Congo compte plus de quatre millions de personnes déplacées internes, tandis que 826 000 réfugiés congolais se trouvent dans d’autres pays d’Afrique. Quelque 140 groupes armés sont actifs dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, dans l’est de la RD Congo, et un grand nombre d’entre eux continuent de s’en prendre aux civils, sous la forme de massacres, de viols de masse, d’enlèvements, de recrutement forcé d’enfants et de pillage et de destruction par le feu d’habitations. Les tensions restent vives dans la province de l’Ituri (nord-est du pays), dans la région du Kasaï (centre du pays) et dans le territoire de Yumbi (ouest du pays) – autant de régions qui ont connu des niveaux effroyables de violence ces derniers mois et années. Les tensions sous-jacentes n’ont pas été apaisées, et les coupables restent en liberté.

Au lieu de collaborer au rétablissement de l’ordre public, les forces de sécurité gouvernementales ont trop souvent commis des exactions à l’encontre des civils qu’elles sont censées protéger. Des hauts responsables politiques et des renseignements et des agents des forces de sécurité ont créé, soutenu, armé, manipulé et orchestré des groupes armés à travers le pays, parfois dans le cadre d’une démarche visant à prendre le contrôle de ressources minières ou de terres lucratives. De plus, pour noircir encore le tableau, des agents de pays voisins ont à maintes reprises appuyé des groupes armés responsables d’exactions dans l’est de la RD Congo. Les hauts fonctionnaires portant la plus lourde responsabilité dans certaines des exactions les plus graves ont souvent été protégés et promus, récompensés par l’octroi d’un poste à responsabilité et par un accès à l’argent et au pouvoir au lieu de devoir rendre compte de leurs crimes. Le manque d’indépendance du système judiciaire fait qu’un grand nombre de ces individus se sentent intouchables.

Le pays a fait l’objet ces dernières années d’une limitation significative des droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. De 2015 à 2018, alors que Kabila se maintenait au pouvoir au-delà de la limite des deux mandats fixée par la Constitution, les forces de sécurité ont abattu près de 300 personnes lors de manifestations en grande partie pacifiques et arrêté plus de 2 000 dirigeants et partisans de l’opposition politique, activistes pro-démocratie et journalistes. Un grand nombre d’entre eux ont été détenus pendant des semaines voire des mois par les services des renseignements, sans chef d’inculpation, sans pouvoir accéder à leur avocat ou à leur famille, et souvent dans des conditions inhumaines où ils ont subi des mauvais traitements et des actes de torture. Les agents du gouvernement ont fermé plusieurs organes médiatiques perçus comme étant proches de l’opposition, forcé des dirigeants de l’opposition et des activistes de premier plan à s’exiler et interdit régulièrement les manifestations pacifiques organisées par l’opposition, la société civile et l’Église catholique. Si vous avez pris certaines mesures encourageantes pour inverser ces tendances, les victimes et leurs familles attendent toujours que justice soit faite et que des réparations leur soient accordées.

Un grand nombre de ces défis sont alimentés et perpétués par une culture de la corruption omniprésente à tous les niveaux de l’administration publique congolaise. Des accords véreux et un manque total de transparence dans la gestion des ressources naturelles ont permis à l’élite au pouvoir de s’enrichir tandis que la population congolaise bénéficiait à peine de la richesse minière colossale de son pays ; la RD Congo continue d’afficher l’une des populations les plus pauvres de la planète. La corruption dans le secteur judiciaire fait que les décisions de justice favorisent souvent le meilleur payeur, sans s’appuyer sur une interprétation impartiale du droit. La corruption électorale, comme nous l’avons encore vu dernièrement de manière flagrante lors des élections sénatoriales, donne aux Congolais peu de raisons de percevoir le processus démocratique comme reflétant fidèlement la volonté du peuple.

Afin de répondre à ces défis et de faire preuve d’un réel engagement pour promouvoir les droits et mettre fin à des décennies de violence, d’abus, de mauvaise gestion et d’impunité, nous vous exhortons à prendre les mesures suivantes pendant la première année de votre mandat :

  1. Limoger les agents des forces de sécurité et d’autres agents de l’exécutif impliqués dans de graves atteintes aux droits humains d’après les rapports du Groupe d’experts des Nations Unies sur la RD Congo, du Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme (BCNUDH), du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et des organisations congolaises et internationales de défense des droits humains. Afin de faciliter ces démarches, envisager d’instaurer un mécanisme de vérification des antécédents (« vetting ») formel dans le cadre de vos efforts plus globaux axés sur la Réforme du secteur de la sécurité (RSS) dans le but de mener les enquêtes factuelles nécessaires à l’élaboration des dossiers de renvoi et d’appuyer les efforts visant à élaborer une force disciplinée et respectueuse des droits.
  2. Demander au ministère de la Justice d’enquêter minutieusement et impartialement sur les graves atteintes aux droits humains commises par le passé afin de poursuivre en justice de manière appropriée les agents et anciens agents des forces de sécurité et du gouvernement responsables d’infractions pénales graves.
  3. Instaurer une commission électorale nationale indépendante au mode de fonctionnement transparent, qui publiera notamment les résultats détaillés des futures élections, afin de restaurer la crédibilité du processus démocratique et la légitimité des dirigeants élus.
  4. Mettre fin à tout soutien apporté aux groupes armés par les agents des forces de sécurité et les dirigeants politiques et veiller à ce que les responsables d’un tel soutien – ainsi que les dirigeants des groupes armés – soient tenus de rendre compte de leurs actes lors de procès équitables et crédibles. Des mesures devraient également être prises afin de mettre un terme au soutien apporté par les pays voisins aux groupes armés actifs dans l’est de la RD Congo.
  5. Mettre un terme à toute ingérence politique dans le système judiciaire, faciliter l’accès des victimes à la justice et garantir des progrès dans les dossiers emblématiques. Il pourrait notamment s’agir d’engager des poursuites judiciaires équitables et crédibles concernant la violence perpétrée à Yumbi qui a fait au moins 535 morts en l’espace de trois jours en décembre dernier ; le meurtre des deux experts de l’ONU et la violence plus généralisée qui a sévi dans la région du Kasaï et qui, d’après les estimations, aurait fait 5 000 morts en 2016 et 2017 ; la répression violente perpétrée de 2015 à 2018 contre l’opposition politique et les activistes pro-démocratie ; et les exécutions sommaires et les disparitions forcées commises en 2013 et 2014 lors de la première Opération Likofi à l’encontre de personnes soupçonnées d’être membres de gangs criminels et de l’opération suivante connue sous le nom de « Likofi IV » en 2018.
  6. Améliorer le programme de Démobilisation, Désarmement et Réinsertion (DDR) ainsi que la stratégie employée pour aborder la question des groupes armés, en octroyant un soutien holistique et de longue durée visant à dissuader les anciens combattants de regagner la brousse.
  7. Envisager d’avancer vers l’instauration de chambres spécialisées mixtes au sein du système judiciaire congolais, et avec la participation de juges nationaux et internationaux et d’autres personnels, pour juger les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en RD Congo depuis 1990. Ce type de juridiction est soutenu par la société civile depuis 2004 et a été recommandé par le « Rapport Mapping » des Nations Unies.
  8. Assurer la protection complète des droits aux libertés d’expression, de réunion et d’association de tous conformément aux normes internationales. Les membres et sympathisants de partis politiques, les journalistes congolais et internationaux et les défenseurs des droits humains congolais et internationaux devraient être en mesure de faire leur travail en toute liberté, de critiquer les politiques gouvernementales et d’organiser des manifestations pacifiques sans craindre de faire l’objet de mesures d’intimidation, de représailles, de harcèlement, d’arrestations ou d’un recours excessif à la force de la part des forces de sécurité.
  9. Soutenir et coopérer avec les mécanismes et traités régionaux et internationaux de protection des droits humains, et veiller à ce que le droit congolais reflète fidèlement les engagements internationaux en matière de protection des droits humains. Il s’agit notamment de coopérer pleinement avec les procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et de ratifier la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ; de réviser pleinement et d’adopter le projet de loi sur les organisations non gouvernementales et les défenseurs des droits humains, conformément aux Directives sur la liberté d’association et de réunion en Afrique ; d’instaurer un mécanisme national de prévention de la torture, tel qu’appuyé par le gouvernement congolais en 2014 et conformément au Protocole facultatif à la Convention contre la torture auquel la RD Congo a accédé en 2010 ; et d’abolir définitivement la peine de mort en raison de sa cruauté et de sa finalité inhérentes.
  10. Prendre des mesures concrètes pour lutter contre la corruption, notamment en mettant en place des procédures claires pour détecter, prévenir et enquêter sur les incidents de corruption, de pots-de-vin et de détournement de fonds publics et pour traduire en justice les responsables d’infractions liées à la corruption ; en garantissant la protection juridique des lanceurs d’alerte ; et en soutenant l’adoption d’une loi sur la liberté de l’information.

Nous espérons que ces recommandations vous aideront à orienter vos actions au cours des prochains mois. Nous serions ravis de vous fournir de plus amples informations ou de débattre de ces questions de manière plus détaillée avec vous ou des membres de votre administration.

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de nos respectueuses salutations.

Kenneth Roth

Directeur exécutif

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