(Washington) – Le Groupe de la Banque mondiale n’a pas pris de mesures suffisantes pour empêcher ou dissuader les gouvernements d’intimider les personnes critiques à l’égard des projets financés par la Banque, ni pour surveiller les éventuelles représailles, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 144 pages, intitulé « At Your Own Risk: Reprisals against Critics of World Bank Group Projects » (« À vos propres risques : Représailles contre les détracteurs des projets du Groupe de la Banque mondiale ») expose la façon dont des gouvernements et de puissantes compagnies ont menacé, intimidé et poursuivi de manière abusive des membres des communautés ayant protesté contre les déplacements de personnes ou d’autres effets néfastes apparemment causés par des projets financés par la Banque mondiale et de sa filiale dédiée aux prêts au secteur privé, la Société financière internationale (SFI, ou IFC en anglais). La Banque mondiale et la SFI ont omis de prendre des mesures appropriées pour aider à créer un environnement sûr dans lequel les personnes puissent exprimer leurs préoccupations ou leurs critiques à l’égard de projets financés par le Groupe de la Banque sans courir le risque de subir des représailles, a constaté Human Rights Watch.
« La Banque mondiale affirme depuis longtemps que la participation du public et l’obligation de rendre des comptes sont des facteurs clés de la réussite des efforts de développement qu’elle finance », a déclaré Jessica Evans, responsable de plaidoyer auprès des institutions financières internationales pour Human Rights Watch. « Mais l’inaction de la Banque mondiale face à l’intimidation ou au harcèlement dont sont souvent victimes les personnes qui critiquent ses projets risque de tourner ces principes en dérision. »
Human Rights Watch a constaté que des personnes ayant publiquement critiqué des projets financés par la Banque mondiale et la SFI ont été confrontées à des menaces, du harcèlement, et des accusations criminelles forgées de toutes pièces au Cambodge, en Inde, en Ouganda, en Ouzbékistan, et ailleurs. Lorsque des représailles ont eu lieu, le Groupe de la Banque a largement abandonné les victimes à leur sort, préférant le silence ou la « diplomatie discrète » à des réponses promptes, publiques et vigoureuses susceptibles de vraiment faire la différence. En dépit de risques souvent graves, des membres des communautés affectées dans de nombreux pays se sont élevés contre les problèmes qu’ils relèvent dans des projets soutenus par la Banque.
Dans le nord de l’Inde, Sita (nom d’emprunt), âgée de 30 ans, a décrit la façon dont des employés de la compagnie chargée de la construction d’un barrage hydroélectrique ont publiquement ridiculisé des membres de la communauté qui protestaient contre le projet en les traitant de « prostituées », en les insultant violemment en se référant à leur caste, et en les mettant en garde contre de « graves » conséquences si elles continuaient à protester.
En Ouganda, des collaborateurs d’Uganda Land Alliance (l’Alliance foncière d’Ouganda) et un journaliste qui travaillait à documenter et stopper les expulsions forcées liées à un projet de la SFI ont fait état de menaces, notamment de menaces de mort. Le gouvernement a également réclamé des excuses publiques au président d’Uganda Land Alliance et a menacé de révoquer cette organisation si elle ne retirait pas son rapport documentant les expulsions.
Au cours des dernières années, un nombre croissant de gouvernements ont entrepris des campagnes vastes et parfois brutales pour clore l’espace occupé par des organisations indépendantes. Certains gouvernements ont réagi avec violence aux critiques portant sur des projets de développement soutenus par le gouvernement, condamnant leurs détracteurs comme étant « opposés au développement » ou comme des traitres aux intérêts nationaux. Ces mesures abusives peuvent empêcher les personnes de prendre part aux décisions relatives au développement, de s’opposer publiquement à des initiatives de développement susceptibles de porter atteinte à leurs moyens de subsistance ou de violer leurs droits, et de se plaindre d’initiatives de développement qui sont inefficaces, néfastes ou de tout autre façon n’ont pas fonctionné.
Le Groupe de la Banque mondiale bénéficie généralement d’un accès de haut niveau aux gouvernements qu’il soutient et pourrait exercer des pressions afin de les inciter à tolérer des points de vue divergents et à accepter les critiques sur les projets de développement comme étant précieuses, au lieu d’exercer la répression contre les voix dissidentes. Mais le Groupe a régulièrement évité les conversations difficiles avec les gouvernements partenaires, a constaté Human Rights Watch. La Banque a même omis de s’exprimer vigoureusement lorsque des communautés affectées tentent de recourir à ses propres mécanismes de plainte. Dans un pays, le gouvernement a arrêté un interprète engagé par le mécanisme interne de recours de la banque afin d’enquêter sur les plaintes de la communauté à propos d’un projet de développement important, mais la Banque n’a pas pris une position ferme et la personne est toujours en prison.
Le Groupe de la Banque mondiale devrait établir clairement à l’attention des gouvernements et des compagnies avec lesquels il travaille l’interdiction de commettre des abus contre ses détracteurs. Human Rights Watch a informé la Banque mondiale et la SFI de ses recherches et a demandé comment elles s’y prenaient pour empêcher les représailles et lutter contre elles. Mais le Groupe de la Banque n’a pas répondu à cette question, soulignant au contraire qu’il « n’est pas un tribunal des droits humains. »
Les mécanismes de recours internes indépendants pour la Banque mondiale – le Panel d’inspection – et la SFI – le Conseiller pour les questions de conformité et de respect des normes (Compliance Advisor Ombudsman, CAO) – ont reconnu le risque réel de représailles contre les personnes critiques, mais aucun d’eux n’a établi de pratiques systématiques permettant d’identifier les risques de représailles ou de les sanctionner. Après avoir reçu les conclusions de Human Rights Watch, le Panel d’inspection a annoncé qu’il travaille à une note d’orientation sur la façon de répondre aux signalements de représailles, et le CAO a promis d’examiner les recommandations de Human Rights Watch.
Citations extraites du rapport
« Ne soyez pas trop dur dans votre plaidoyer, sinon vous risquez de finir en prison », aurait déclaré un fonctionnaire à un membre de la communauté du village de Khanat Tom, dans la commune de Ta Lao, au Cambodge, qui avait déposé une plainte auprès du CAO. « J’avais peur, mais j’ai senti que je devais continuer, parce que je faisais ce qu’il fallait. »
– Membre de la communauté, Cambodge
« La Banque mondiale devrait au moins envoyer quelqu'un pour me rendre visite afin de montrer leur soutien. Elle devrait faire son possible pour faire pression sur le gouvernement cambodgien pour qu’il me libère, car c’est à cause du projet de la Banque mondiale que je me suis retrouvée en prison. »
– Yorm Bopha, une activiste de la communauté du lac Boeung Kak qui a été reconnue coupable à la suite de fausses accusations après avoir protesté contre la détention de 15 membres de sa communauté, s’exprimant en prison. Bopha a purgé plus d'un an derrière les barreaux.
« Je me sens comme si [je] vivais dans un incendie. Je suis brûlé vif. Mais qu'est-ce que je peux faire ? Je n’ai pas peur. Je vais faire ce que je [suis] censé faire. »
– Un interprète du Panel d'inspection quelques jours avant son arrestation, deux semaines seulement après que le Panel ait achevé son processus. L'interprète est toujours en prison, sans inculpation.
« Cette nuit-là, quand mon fils a résisté, [l'entrepreneur] a tenu mon fils par le cou et a menacé : ‘Si tu parles trop, je vais te battre. ...’ Chaque jour, [des représentants de l'entreprise] nous menacent et nous disent que nous devrions partir, sinon ils vont nous battre. ... J’ai peur. Je vis seule. ... Je crains pour ma sécurité. »
– Radha, une membre de la communauté qui est censée être déplacée pour laisser le champ libre à un projet hydroélectrique financé par la Banque mondiale dans le nord de l'Inde.
« Des responsables [de la compagnie] ont menacé de nous tuer. Nous subissons une vie d'horreur. ... Nous vous demandons de suspendre immédiatement le financement du projet et de sauver nos vies. »
– Lettre de membres de communautés locales affectées par un projet financé par la Banque mondiale dans le nord de l'Inde, et adressée au directeur de pays de la Banque mondiale, le 7 janvier 2015.
« La stigmatisation est encore là. Nous ne nous exprimons plus aussi fortement. Nous sommes très prudents sur ce que nous disons. Nous ne disons plus rien de controversé lors de réunions. Cela affecte la façon dont nous faisons les choses. »
– Un membre de l'Uganda Land Alliance, une organisation indépendante dont les employés ont été confrontés à des menaces et du harcèlement et qui a risqué d’être révoquée suite à ses recherches et à sa critique ouverte d’un projet financé par la SFI.
« Ceux qui retardent les projets industriels sont des ennemis et je ne veux pas d’eux. Je vais leur faire la guerre. »
– Yoweri Museveni, Président de l'Ouganda, deux jours après avoir entamé le projet de barrage de Bujagali financé par la Banque mondiale. Human Rights Watch a constaté que des représailles ont lieu dans un climat plus large qui diabolise les critiques comme étant « anti-développement ».
« Que je sache la Banque mondiale n’a rien fait pour préserver notre sécurité. »
– Ngat Sophat, membre de la communauté du lac Boeung Kak au Cambodge.
« La liberté d'expression est la pierre angulaire de la transparence et de la responsabilisation. Lorsque les projets de la Banque mondiale sont mis en œuvre, les citoyens doivent avoir voix au chapitre. ... La Banque mondiale aurait dû faire davantage pour protéger la sécurité des personnes qui s’expriment contre ce projet. C’est nous qui facilitons la voix des gens. Je ne sais pas s’ils [la Banque mondiale] ont fait quoique ce soit [au sujet des représailles contre les critiques de ce projet]. ... Cela me fait croire qu'ils pensent que la liberté d'expression n’est pas un problème pour eux. »
– Geoffrey Wokulira Ssebaggala, un défenseur des droits humains et journaliste qui a couvert les expulsions forcées en Ouganda liées à un projet financé par la SFI.
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Le Groupe de la Banque mondiale n'agit pas suffisamment pour remédier aux abus liés à certains de ses projets, selon @kristina_toss. https://t.co/Cl1JrEfM4j
— HRW en français (@hrw_fr) August 25, 2020