Depuis la prise de pouvoir par les talibans au mois d’août, le conflit prolongé en Afghanistan a brutalement laissé place à une crise croissante, sur le plan humanitaire et en matière de droits humains. Les talibans sont immédiatement revenus sur certains des progrès les plus notables accomplis dans le cadre des politiques de reconstruction depuis 2001, dont les avancées liées aux droits des femmes et la liberté des médias. La plupart des écoles secondaires pour filles ont été fermées, et les femmes ont désormais l’interdiction d’occuper la plupart des emplois de la fonction publique et de nombreux autres secteurs. Des journalistes ont été passés à tabac et placés en détention par les talibans, beaucoup d’organes de presse ont mis fin à leurs activités d’investigation ou les ont drastiquement réduites, notamment parce que de nombreux journalistes ont fui le pays. Le nouveau gouvernement taliban ne compte aucune femme et tous les ministres sont issus des rangs talibans.
Dans un grand nombre de villes, les talibans ont recherché, menacé, voire arrêté ou executé d’anciens membres des Forces nationales de sécurité afghanes (ANSF), des responsables du précédent gouvernement ou des membres de leurs familles.
Lorsque les talibans sont entrés dans Kaboul le 15 août dernier, des milliers de personnes ont tenté de quitter le pays. Cependant, le chaos et la violence qui régnaient à l’aéroport ont empêché l’évacuation de nombreux Afghans en danger.
Avec la victoire des talibans, l’Afghanistan est passé d’une crise à une catastrophe humanitaire. Des millions d’Afghans se trouvent en effet dans une situation d’insécurité alimentaire grave en raison d’une perte de revenus, d’un manque d’argent liquide ou de l’augmentation des prix de la nourriture.
Au cours des six mois qui ont précédé la prise du pouvoir par les talibans, les combats qui les ont opposés aux forces gouvernementales ont causé un accroissement brutal du nombre de victimes civiles d’engins explosifs improvisés, de mortiers ou de frappes aériennes. L’État islamique de la province du Khorasan (la branche afghane de l’État islamique, ou EI-K), a mené des attaques contre des écoles et des mosquées, visant souvent la minorité chiite hazara.
Exécutions illégales, disparitions forcées et atteintes au droit de la guerre
Selon les Nations unies, les forces talibanes sont responsables d'environ 40 % des morts et des blessés civils au cours des six premiers mois de 2021, alors que de nombreux incidents n’ont pas été revendiqués. Près de la moitié de ces victimes étaient des femmes et des enfants. Les exactions perpétrées par l’EI-K ont notamment inclus des exécutions et un certain nombre d’explosions meurtrières.
De multiples attaques ont ciblé la communauté chiite hazara d’Afghanistan. Le 8 mai, trois explosions à l’école Sayed al-Shuhada ont tué au moins 85 civils, dont 42 filles et 28 femmes, et en ont blessé plus de 200 autres, dont la plupart appartenaient à la communauté hazara. Même si cette attaque n’a pas été revendiquée, elle a eu lieu dans un quartier majoritairement hazara, visé à de nombreuses reprises par l’EI-K. Le 8 octobre, un attentat-suicide, revendiqué par l’EI-K, a fait au moins 72 morts et plus de 140 blessés lors de la prière du vendredi dans une mosquée chiite de Kunduz. Le 4 mars, quatre hommes armés ont abattu sept ouvriers hazaras dans une usine de plastique de Jalalabad.
Dans plusieurs provinces, les forces talibanes ont assassiné au moins des dizaines d’anciens responsables et membres des forces de sécurité par représailles. Mi-juillet, après avoir pris le contrôle de Malistan, dans la province de Ghazni, les talibans ont tué au moins 19 anciens membres des forces de sécurité qui se trouvaient en détention, ainsi qu’un certain nombre de civils. Lors de leur progression, les forces talibanes ont tué au moins 44 anciens membres des forces de sécurité à Kandahar après la prise de Spin Boldak en juillet. Certaines informations crédibles font état de détentions et d’exécutions dans d’autres provinces et à Kaboul.
Tant les talibans que l’EI-K se sont rendus coupables d’homicides ciblés de civils, dont des employés de l’ancien gouvernement, des journalistes et des responsables religieux. Le 17 janvier 2021, des hommes armés non identifiés ont tué par balles deux femmes juges auprès de la Cour suprême d’Afghanistan, et ont blessé leur chauffeur. L’EI-K a revendiqué l’assassinat de neuf personnes qui administraient des vaccins contre la poliomyélite dans la province du Nangarhar, entre mars et juin. Le 9 juin, des hommes armés ont tué 10 démineurs humanitaires dans la province de Baghlan, une attaque également revendiquée par l’EI-K. Au mois d’août, un attentat-suicide à l’aéroport de Kaboul a tué 170 civils, dont de nombreux Afghans qui tentaient de fuir le pays.
Dans un certain nombre de provinces, dont celles du Daykundi, de l’Uruzgan, de Kunduz et de Kandahar, des habitants ont subi des expulsions forcées par les forces talibanes, apparemment en représailles de leur soutien supposé à l’ancien régime. En septembre, au cours de la plus importante de ces expulsions, des centaines de familles hazaras du district de Gizab, dans la province de l’Uruzgan, et de districts voisins de la province du Daykundi, ont été contraintes d’abandonner leur foyer et de s’enfuir.
Les talibans ainsi que les forces de sécurité de l’ancien gouvernement afghan ont tué et blessé des civils au cours de tirs aveugles de mortiers et de roquettes. Les victimes civiles de frappes aériennes menées par les forces de l’ancien gouvernement ont plus que doublé durant les six premiers mois de 2021, en comparaison avec la même période en 2020. Le 10 janvier, une frappe aérienne dans la province du Nimroz a tué 18 civils, dont sept filles, six femmes et quatre garçons, et blessé deux hommes civils.
Selon des témoins, le 15 août, alors que les talibans entraient dans Kaboul, une unité d’intervention de la Direction nationale de la sécurité de l’ancien gouvernement a capturé et exécuté 12 anciens prisonniers qui venaient d’être libérés.
Le 29 août, lors d’une frappe de drone, les États-Unis ont visé une voiture prétendument remplie d’explosifs, qui se rendait à l’aéroport de Kaboul. Le véhicule était en réalité conduit par un membre d’une ONG dont l’évacuation vers les États-Unis avait été programmée. Deux semaines plus tard, le ministère américain de la Défense a admis que cette frappe, qui a tué dix civils, dont sept enfants, était une « erreur tragique ».
Droits des femmes et des filles
Dans les semaines qui ont suivi leur prise du pouvoir, les autorités talibanes on annoncé un grand nombre de politiques et de règles qui marquaient un retour en arrière pour les droits des femmes et des filles. Elles incluaient notamment des mesures restreignant drastiquement l’accès à l’emploi et à l’éducation et le droit de réunion pacifique. Les talibans ont également recherché les femmes les plus influentes et les ont privées de liberté de mouvement en dehors de chez elles.
Les talibans se sont déclarés en faveur de l’éducation des filles et des femmes. Pourtant, le 18 septembre, ils ont ordonné la réouverture des écoles secondaires pour les garçons uniquement. Si certaines écoles secondaires pour filles ont par la suite rouvert dans quelques provinces, au mois d’octobre, la grande majorité d’entre elles restaient fermées. Le 29 août, le ministre de l’Enseignement supérieur par intérim a annoncé que les filles et les femmes auraient accès à l’enseignement supérieur, mais ne pourraient pas étudier aux côtés de garçons ou d’hommes. En raison du manque de professeures, en particulier dans l’enseignement supérieur, il est probable que cette décision empêche de facto l’accès de nombreuses filles et femmes à l’éducation.
Dans certaines parties du pays, des femmes qui enseignaient à des garçons de plus de 11 ou 12 ans ou à des hommes dans des classes mixtes à l’université ont été renvoyées, car elles ne sont plus autorisées à donner cours à des hommes. Dans de nombreuses régions d’Afghanistan, des responsables talibans ont interdit ou restreint les activités de travailleuses humanitaires, une décision qui risque d’empirer l’accès aux soins de santé et à l’aide humanitaire. Les talibans ont également démis de leurs fonctions presque toutes les femmes qui travaillaient pour l’ancien gouvernement. En septembre, le ministère taliban du Développement rural a ordonné que seuls les hommes reprennent le travail, déclarant que le retour des femmes au travail était « reporté » jusqu’à ce qu’un « mécanisme quant à la manière dont elles devront travailler » ait été décidé. Lorsque les femmes ont pu revenir à leurs activités, elles ont dû faire face à de nouvelles règles de ségrégation de genre sur leur lieu de travail.
En septembre, les talibans ont supprimé le ministère des affaires féminines et ont réaffecté ses locaux au ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice, dont le rôle est de faire appliquer les règles relatives au comportement des citoyens, notamment en ce qui concerne l’habillement des femmes ou les circonstances dans lesquelles elles peuvent se déplacer hors de chez elles sans être accompagnées par un membre masculin de leur famille. Les foyers créés pour accueillir les femmes victimes de violences ont été fermés et certaines pensionnaires ont été envoyées dans des prisons pour femmes.
Liberté des médias, d’expression et de réunion
Depuis le début de l’année, les médias afghans ont subi des menaces croissantes, principalement de la part des talibans. L’EI-K a aussi perpétré un certain nombre d’attaques meurtrières visant des journalistes.
Le 21 décembre 2020, Rahmatullah Nekzad, dirigeant du syndicat des journalistes de la province de Ghazni, a été tué par balles alors qu’il se rendait à la mosquée depuis son domicile. Même si les talibans ont démenti toute implication, Rahmatullah Nekzad avait précédemment reçu des menaces de chefs talibans locaux.
L’EI-K a revendiqué le meurtre de Malala Maiwand, présentatrice pour la chaine télévisée Enikass News, tuée à Jalalabad ainsi que son chauffeur, Tahar Khan, le 10 décembre 2020. Au cours de deux attaques distinctes menées à Jalalabad le 2 mars 2021, des hommes armés ont abattu trois femmes qui travaillaient au doublage de bulletins d’informations étrangers pour la même chaine.
À la suite de l’arrivée au pouvoir des talibans, plus de 70 % des organes de presse afghans ont cessé leurs activités, tandis que d’autres poursuivent leur travail dans un climat de menaces et d’autocensure. En septembre, les autorités talibanes ont imposé un large éventail de restrictions en ce qui concerne la presse et la liberté d’expression, notamment l’interdiction d’ « insulter des personnalités nationales » et de diffuser des reportages pouvant avoir un « impact négatif sur l’opinion publique ». Le 7 septembre, les forces de sécurité talibanes ont arrêté deux journalistes du quotidien Etilaat-e Roz et les ont sévèrement passés à tabac avant de les relâcher. Ces journalistes avaient couvert des manifestations de femmes à Kaboul. Depuis qu’ils ont pris le contrôle de Kaboul, les talibans ont arrêté au moins 32 journalistes.
À partir du 2 septembre, des femmes afghanes ont manifesté dans plusieurs villes du pays pour protester contre les politiques contraires aux droits des femmes mises en place par les talibans. À Herat, des combattants talibans ont fouetté des manifestants et ont tiré au hasard pour disperser la foule, tuant deux hommes et faisant au moins huit blessés. Toute manifestation n’ayant pas reçu l’autorisation préalable du ministère de la Justice a ensuite été interdite. Certaines actions de protestations ont néanmoins continué.
Le 6 juillet, l’ancien gouvernement afghan a annoncé qu’il serait désormais illégal de diffuser des informations « contraires aux intérêts nationaux ». Le 26 juillet, quatre journalistes ont été arrêtés par les services de renseignement de l’ancien gouvernement à leur retour de la ville de Spin Boldak, dans la province de Kandahar, où ils avaient enquêté sur la prise de contrôle du district par les talibans. Ils n’ont été libérés que lorsque Kandahar est tombé aux mains des talibans, le 13 août.
Justice internationale et enquêtes sur les atteintes aux droits
Le 27 septembre, le procureur de la Cour pénale internationale a déposé devant les juges une demande de reprise des travaux d’enquête en Afghanistan à la suite de la chute de l’ancien gouvernement. Le procureur Karim Khan a néanmoins déclaré que son enquête serait exclusivement axée sur les crimes présumés perpétrés par les talibans et l’État islamique, au détriment d’autres aspects de l’enquête, tels que les crimes qui auraient été commis par les forces de l’ancien gouvernement afghan et par des membres de l’armée américaine et de la CIA.
Le 24 août, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a organisé une session extraordinaire, à la demande de l’Afghanistan et de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Mais les négociations, menées par le Pakistan en sa qualité de coordinateur de l’OCI, ont échoué à concevoir un nouveau mécanisme de surveillance. Le 7 octobre, lors de sa session ordinaire suivante, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté une résolution, portée par l’Union européenne, créant un mandat de rapporteur spécial sur l’Afghanistan, assisté par des services spécialisés supplémentaires, notamment dans « les domaines concernant l’établissement des faits, l’analyse juridique et les droits des femmes et des filles ».
En juin, des témoins afghans se sont exprimés par vidéoconférence au cours du procès en diffamation intenté contre des journaux australiens par l’ancien officier des forces spéciales australiennes Ben Roberts-Smith. En 2018, les quotidiens l’Age, le Sydney Morning Herald et le Canberra Times avaient publié des récits selon lesquels des meurtres de civils et d’autres exactions auraient été perpétrés par les forces spéciales australiennes et par Ben Roberts-Smith lui-même. Ces allégations font actuellement l’objet d’une enquête par les autorités australiennes.
Acteurs clés au niveau international
Le 14 avril, le président des États-Unis Joe Biden a annoncé le retrait total des troupes américaines d’Afghanistan. Ce départ précipité ne prévoyait aucune solution d’évacuation pour les nombreux Afghans ayant collaboré avec les forces américaines, de l’OTAN, ou avec des programmes financés par des pays donateurs.
Le Canada, l’Union européenne, le Royaume-Uni, les États-Unis ainsi que d’autres pays ont évacué plusieurs centaines de milliers d’Afghans qui avaient travaillé directement avec leurs gouvernements, leurs forces armées ou les organisations qu’ils soutenaient. Des milliers d’autres Afghans, dont des défenseurs des droits humains, des militants des droits des femmes, des journalistes, des lesbiennes, des gays, ainsi que des personnes bisexuelles et transgenres, demeurent en danger, sans moyen de quitter le pays en sécurité. Même si des pays membres de l’Union européenne ont évacué certains Afghans, en novembre, aucun ne s’était engagé à accueillir davantage de réfugiés. Les États membres ont promis un milliard d’euros d’aide humanitaire.
Après la prise du pouvoir par les talibans, la réserve fédérale à New York a bloqué l’accès de la banque centrale afghane à ses actifs en dollars. Le Fonds monétaire international a empêché l’accès de l’Afghanistan à des aides financières, dont les droits de tirage spéciaux. En août, des pays donateurs ont mis un terme à leur contribution au Fonds d’affectation spéciale pour la reconstruction de l’Afghanistan, administré par la Banque mondiale, et qui servait jusqu’alors à financer les salaires des fonctionnaires. Cette décision a accéléré l’effondrement économique du pays.
En septembre, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé le renouvellement pour six mois de la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA), dont le rôle est notamment de promouvoir les droits des femmes et des filles afghanes, et d’effectuer un suivi, des enquêtes et des signalements sur les violations présumées des droits humains. Son avenir reste néanmoins incertain. Début 2022, le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, devrait soumettre au Conseil de sécurité ses recommandations quant à l’avenir de la MANUA.
En novembre, le gouvernement taliban n’avait été reconnu formellement par aucun autre État. En septembre, l’Union européenne a défini cinq critères conditionnant son engagement opérationnel avec les talibans. On y trouve notamment le respect des droits humains, en particulier ceux des femmes et des filles, et la mise en place d’un gouvernement inclusif et représentatif.
Lors de la réunion du G20 le 23 septembre, Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères, a réclamé la levée de toutes les sanctions économiques à l’égard de l’Afghanistan, a déclaré que la Chine s’attendait à ce que le gouvernement taliban finisse par devenir plus inclusif et l'a engagé à combattre « résolument » le terrorisme international.
Le 1er novembre, la Russie, la Turquie et l’Iran avaient annoncé qu’ils ne reconnaitraient un gouvernement taliban que si celui-ci mettait en place une administration « inclusive ». Le 20 octobre, la Russie a invité des représentants talibans à des pourparlers internationaux sur l’Afghanistan à Moscou.
Si le Pakistan n’est pas allé jusqu’à reconnaitre le gouvernement taliban, il a appelé à un engagement international plus important auprès du nouveau régime, tout en exhortant ce dernier à mettre en place un gouvernement plus « inclusif ».
Tout au long de l’année, la détérioration de la situation en Afghanistan a été abordée à de nombreuses reprises par des organes de suivi des traités des Nations unies, par le Haut commissariat des Nations unies aux droits de l’homme ou dans le cadre de procédures spéciales des Nations unies.