Selon une idée largement répandue actuellement, l’autocratie serait en plein essor, et la démocratie en déclin. Ce point de vue s’appuie sur l’intensification de la répression des voix dissidentes en Chine, en Russie, au Bélarus, au Myanmar, en Turquie, en Thaïlande, en Égypte, en Ouganda, au Sri Lanka, au Bangladesh, au Venezuela et au Nicaragua. Il est renforcé par les prises de pouvoir par les militaires au Myanmar, au Soudan, au Mali et en Guinée, et de transferts non démocratiques de pouvoir en Tunisie et au Tchad. Enfin, ce point de vue est conforté par l’émergence de dirigeants aux tendances autocratiques dans des pays naguère démocratiques – ou encore considérés comme tels – comme la Hongrie, la Pologne, le Brésil, le Salvador, l’Inde, les Philippines et, jusqu’à il y a un an, les États-Unis.
Mais l’attrait superficiel de la thèse de la montée de l’autoritarisme cache une réalité plus complexe — et un avenir plus sombre pour les autocrates. Lorsque les gens constatent que les dirigeants qui ne rendent de comptes à personne donnent inévitablement la priorité à leurs propres intérêts avant ceux du public, la demande populaire pour une démocratie respectueuse des droits humains demeure souvent forte. Dans un grand nombre de pays, des foules de personnes sont récemment descendues dans les rues, au risque d’être arrêtées ou abattues. Rares sont les manifestations réclamant un régime autocratique.
Dans certains pays dirigés par des autocrates mais qui ont gardé au moins un semblant d’élections démocratiques, les partis politiques d’opposition ont commencé à mettre en veilleuse leurs divergences politiques afin de bâtir des alliances, dans le but de poursuivre leur intérêt commun consistant à se débarrasser de l’autocrate. Et comme les autocrates ne peuvent plus compter sur des élections manipulées de manière subtile pour se maintenir au pouvoir, un nombre croissant d’entre eux recourent à des simulacres électoraux flagrants, qui garantissent le résultat recherché mais ne leur confèrent aucunement la légitimité qui serait obtenue à l’issue d’un authentique scrutin populaire.
En fait, si les autocrates savourent actuellement leur moment de gloire, c’est en partie à cause des faiblesses des dirigeants démocratiques. La démocratie est peut-être la moins mauvaise des formes de gouvernance, comme l’a observé Winston Churchill, parce que l’électorat, en se rendant aux urnes, peut congédier le gouvernement, mais les dirigeants démocratiques d’aujourd’hui ne se montrent pas à la hauteur des défis qui sont devant eux. Qu’il s’agisse de la crise climatique, de la pandémie de Covid-19, de la pauvreté et des inégalités, des injustices raciales ou des menaces présentées par la technologie moderne, ces dirigeants sont souvent trop englués dans les luttes partisanes et les préoccupations de court terme pour s’occuper efficacement de ces problèmes. Certains politiciens populistes tentent de détourner l’attention par des discours racistes, sexistes, xénophobes ou homophobes, laissant de côté les vraies solutions.
Pour que les démocraties l’emportent dans la compétition mondiale face à l’autocratie, leurs dirigeants ne doivent pas se contenter de mettre en lumière les inévitables lacunes des autocrates. Ils doivent faire un plaidoyer beaucoup plus fort et positif en faveur de la règle démocratique. Cela implique de faire un meilleur travail face aux défis nationaux et planétaires — en assurant que la démocratie tienne ses promesses. Cela veut dire se tenir prêts à défendre des institutions démocratiques comme des tribunaux indépendants, des médias libres, des législatures robustes et des sociétés civiles dynamiques, même lorsque cela implique des regards critiques ou une remise en question des politiques de l’exécutif que celui-ci n’apprécie pas. Et cela exige d’élever le débat public, plutôt que d’attiser nos réflexes les plus primaires, d’agir sur la base des principes démocratiques plutôt que de se contenter de les afficher, de nous unir face aux menaces imminentes plutôt que de nous diviser afin d’obtenir un nouveau mandat électif pour ne rien faire.
La majeure partie du monde d’aujourd’hui compte sur les dirigeants démocratiques pour résoudre nos plus gros problèmes. Les dirigeants chinois et russes n’ont même pas pris la peine de participer au sommet de Glasgow sur le climat. Mais si les responsables démocratiques continuent de faillir, s’ils se montrent incapables de faire preuve du leadership visionnaire que notre époque difficile exige, ils risquent d’alimenter la frustration et le désespoir qui constituent un terreau fertile pour les autocrates.
Les dangers des autocrates ne rendant de comptes à personne
Le premier objectif de la plupart des autocrates est de réduire les contre-pouvoirs face à leur autorité. Une démocratie digne de ce nom exige non seulement des élections périodiques, mais aussi un débat public libre, une société civile saine, des partis politiques compétitifs et un système judiciaire indépendant capable de défendre les droits individuels et de contraindre les responsables à respecter les règles de l’État de droit. Comme s’ils s’inspiraient tous du même mode d’emploi, les autocrates ne manquent jamais de s’attaquer à ces éléments limitant leur pouvoir — les journalistes indépendants, les activistes, les juges, les politiciens et les défenseurs des droits humains. L’importance de ces contre-pouvoirs a pu être mesurée aux États-Unis lorsqu’ils ont fait échouer la tentative du président Donald Trump de voler l’élection de 2020, et au Brésil où ils sont déjà à l’œuvre pour gêner les efforts du président Jair Bolsonaro pour faire de même à l’occasion de l’élection prévue pour 2022.
L’absence d’un processus démocratique permet aux autocrates d’être non redevables vis-à-vis du public. Cela les rend plus susceptibles de servir leurs propres intérêts politiques — et ceux des membres de leur clan ou de leurs partisans au sein des forces armées. Les autocrates affirment obtenir de meilleurs résultats que les démocrates mais d’une manière générale, ils les obtiennent surtout pour eux-mêmes.
La pandémie de Covid-19 a mis en lumière cette tendance à servir ses propres intérêts. De nombreux dirigeants autocratiques ont minimisé la pandémie, ignoré les preuves scientifiques, répandu de fausses informations et se sont abstenus de prendre des mesures élémentaires pour protéger la santé et la vie de leurs compatriotes. Leurs motivations allaient du souci de plaire à leur base à celui d’éluder les critiques pour ne pas avoir fait assez pour empêcher que le virus ne se propage ou pour renforcer les systèmes de protection sociale. Alors que les infections et les décès se multipliaient, certains de ces dirigeants ont menacé, réduit au silence, voire même emprisonné des agents de santé, des journalistes et d’autres personnes qui signalaient, contestaient ou critiquaient le caractère inadéquat de leur réponse. Cette répression a engendré une absence de débat public qui a eu tendance à semer la suspicion et à aggraver encore la situation.
Des variantes de ce scénario se sont déroulées en Égypte, en Inde, en Hongrie, en Grèce, au Tadjikistan, au Brésil, au Mexique, au Nicaragua, au Venezuela, en Tanzanie sous le président John Magufuli qui depuis est décédé, ainsi qu’aux États-Unis sous Trump. Certains autocrates ont utilisé la pandémie comme prétexte pour interdire des manifestations contre leur gouvernement, tout en autorisant parfois des rassemblements en leur faveur, comme en Ouganda, en Russie, en Thaïlande, au Cambodge et à Cuba.
Même en Chine, où les mesures de confinement à grande échelle prises par le gouvernement ont limité la propagation du Covid-19, l’étouffement officiel des informations sur sa haute contagiosité à Wuhan lors des trois premières semaines, décisives, de janvier 2020 pendant que des millions de personnes passaient par cette ville ou la fuyaient, a contribué à faire du virus un fléau mondial. Jusqu’à ce jour, Pékin refuse toujours de coopérer à une enquête indépendante sur les origines de ce virus.
Les autocrates utilisent également souvent des ressources gouvernementales pour financer des projets qui servent leurs propres intérêts, plutôt que les besoins du public. En Hongrie par exemple, le Premier ministre, Viktor Orban, a consacré des subventions de l’Union européenne à la construction de stades de football, qu’il a utilisés pour verser des prébendes à des membres de son clan, tout en laissant les hôpitaux du pays en état de décrépitude. En Égypte, le président Abdel Fattah al-Sissi a laissé les établissements médicaux dépérir tandis que l’armée, avec son vaste réseau d’entreprises, était florissante, et il s’est lancé dans des projets grandioses comme l’édification d’une nouvelle capitale administrative à l’est du Caire. Alors que l’économie de la Russie déclinait, le Kremlin a accru les dépenses consacrées à l’armée et à la police.
La capacité des autocrates à agir plus vite, sans s’encombrer des contre-pouvoirs démocratiques, peut aussi, paradoxalement, être leur faiblesse. Car le libre débat propre à la démocratie, s’il ralentit effectivement la prise de décision, assure également que des points de vue divers soient entendus. Les autocrates tendent à étouffer les points de vue opposés aux leurs, ce qui mène parfois à des décisions mal inspirées comme celle du président turc, Recep Tayyip Erdoğan, de baisser les taux d’intérêt dans un contexte d’inflation galopante. L’ancien président du Sri Lanka, Mahinda Rajapaksa, a fait construire un port à l’aide de prêts chinois et a fait accélérer la construction, conduisant à des pertes économiques telles que Pékin a obtenu le contrôle du port pour 99 ans. La croissance économique de l’Inde n’a pas encore pleinement récupéré de la brusque décision du gouvernement du Premier ministre, Narendra Modi, d’éliminer les billets de banque de haute valeur — un effort pour lutter contre la corruption qui a toutefois lésé les personnes les plus marginalisées, qui dépendent essentiellement de transactions en liquide pour leur subsistance.
Alors que le président chinois, Xi Jinping, consolide son pouvoir personnel, il doit faire face aux défis présentés par une économie qui ralentit, à une crise de la dette, à une bulle immobilière, à un réservoir de main d’œuvre en diminution car la population vieillit, ainsi qu’à d’inquiétantes inégalités — en l’absence totale d’un libre débat sur des solutions avec les citoyens du pays. Des situations similaires d’autocratie ont conduit dans le passé le Parti communiste chinois à prendre les décisions désastreuses de la Révolution culturelle et du Grand Bond en avant, qui ont causé la mort de millions de personnes. Et pourtant, au lieu d’encourager une discussion publique sur les moyens de régler les problèmes du moment, Xi supervise la commission de crimes contre l’humanité au Xinjiang, fait plier à sa volonté le système juridique du pays, effectue des purges parmi ses alliés politiques et étend le champ de surveillance de l’État à chaque coin et recoin du pays. Un tel système de prise de décision sans la moindre contestation est le meilleur moyen d’aller au désastre.
L’aspiration des peuples à la démocratie
Alors même qu’une surveillance intrusive et une répression sévère finissent par limiter les manifestations, les nombreuses personnes qui y ont participé ont démontré le désir de démocratie des citoyens. La répression peut aboutir à la résignation, mais cela ne doit pas être confondu avec un quelconque soutien. Bien peu de personnes souhaitent l’oppression, la corruption et la mauvaise gestion qui sont les marques de fabrique des régimes autocratiques.
De nombreux autocrates pensaient avoir appris à manipuler les électeurs en encadrant étroitement les élections. Ils autorisaient des scrutins périodiques mais seulement après avoir, selon leurs propres calculs, fait suffisamment pencher la balance en leur faveur pour gagner. Ils censuraient les médias, limitaient les activités des organisations de la société civile, disqualifiaient des opposants et distribuaient de manière sélective les faveurs de l’État. Certains diabolisaient les groupes défavorisés de la société — immigrants et demandeurs d’asile, personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT), minorités raciales ou religieuses, femmes réclamant leurs droits — afin de détourner l’attention de leur incapacité ou de leur manque de volonté à apporter des résultats tangibles. Ce genre de manipulation était souvent suffisante pour crier « victoire » mais pas flagrante au point de priver la manœuvre de toute légitimité.
Mais à mesure que la corruption et la mauvaise gestion des régimes autocratiques sont devenues indéniables, des électeurs se sont montrés moins sensibles aux techniques de gestion des élections des autocrates. Dans des pays où un certain degré de pluralisme politique est encore toléré, de larges coalitions de partis politiques ont commencé à prendre forme, couvrant un large spectre politique. De telles alliances reflètent la perception de plus en plus répandue que les divergences partisanes entre ces partis sont peu de chose en comparaison de leur objectif commun de chasser du pouvoir un dirigeant corrompu ou autocratique.
En République tchèque, une coalition de ce type a permis de battre le Premier ministre Andrej Babiš dans les urnes. En Israël, une large coalition a mis fin au long règne du Premier ministre Benjamin Netanyahu. De semblables alliances de partis d’opposition se sont formées, à l’approche d’élections à venir, contre Orban en Hongrie et Erdoğan en Turquie. Une tendance comparable au sein du parti démocrate américain a contribué à la sélection de Joe Biden pour concourir à l’élection présidentielle de 2020 contre Trump.
Farces électorales
Dans ce genre de circonstances, les élections encadrées par le pouvoir sont devenues moins efficaces, ce qui pousse les autocrates à recourir à des formes de plus en plus grossières de manipulation électorale. Pour les élections législatives russes, les autorités ont disqualifié pratiquement tous les candidats d’opposition crédibles, ont interdit les manifestations et réduit au silence les journalistes critiques et les activistes. Les autorités russes ont emprisonné la principale personnalité de l’opposition, Alexeï Navalny (après avoir tenté de le tuer à l’aide d’un poison neurotoxique), ont qualifié ses organisations d’« extrémistes » et ont entravé les efforts de son équipe visant à organiser une stratégie de « vote intelligent » pour sélectionner le moins controversé des opposants restants au parti au pouvoir.
À Hong Kong, où un système informel de primaire entre les candidats pro-démocratie menaçait d’aboutir à une défaite embarrassante des candidats pro-Pékin, le gouvernement chinois a déchiré l’accord « Un parti, deux systèmes », imposé une loi draconienne de « sécurité nationale » qui a littéralement mis fin aux libertés politiques sur le territoire et n’a autorisé que les « patriotes » (c’est-à-dire les candidats pro-Pékin) à se présenter. Au Bangladesh, le gouvernement dirigé par la Première ministre Sheikh Hasina a emprisonné, fait disparaître de force et exécuté des membres de l’opposition politique, et a déployé des forces de sécurité pour intimider les électeurs et les candidats.
Au Nicaragua, le président Daniel Ortega a fait emprisonner tous les opposants de renom ainsi que des dizaines de détracteurs de son gouvernement, et a révoqué le statut juridique des principaux partis d’opposition. Le président du Bélarus, Alexandre Loukachenko, a fait de même vis-à-vis de ses principaux opposants mais il n’avait pas anticipé la puissante attractivité électorale de Sviatlana Tsikhanouskaya, qui a remplacé son mari comme candidate et a peut-être gagné l’élection volée, avant de devoir s’enfuir du pays.
En Ouganda, le président Yoweri Museveni, qui était face à un concurrent jeune, charismatique et populaire, a interdit ses rassemblements électoraux et les forces de sécurité ont tiré sur ses partisans. Les religieux qui gouvernent l’Iran ont disqualifié de l’élection présidentielle tous les candidats qui n’étaient pas des radicaux. Les autorités d’Ouzbékistan ont refusé d’enregistrer le moindre parti d’opposition, assurant ainsi qu’il n’y ait aucune contestation véritable au maintien au pouvoir du président Shavkat Mirziyoyev. Les gouvernements cambodgien et thaïlandais ont dissous des partis d’opposition populaires et forcé des politiciens d’opposition à l’exil ou les ont emprisonnés.
Ce qu’il reste après des sabotages tellement flagrants des processus électoraux n’est même plus une démocratie sous contrôle mais une « démocratie zombie » — une démocratie moribonde, une farce tragique qui ne peut même pas prétendre passer pour une compétition libre et équitable. Ces autocrates sont passés de la co-option manipulée à l’exercice du pouvoir par la répression et la terreur. Certains observateurs évoquent cette oppression effrénée comme étant la preuve de la montée des pouvoirs autocratiques mais en fait, cela représente souvent le contraire — un signe de désespoir de la part de dirigeants dictatoriaux qui savent qu’ils ont perdu toute chance d’un large soutien populaire. Ils espèrent apparemment que leurs faux-semblants seront moins provocants qu’un rejet ostensible de la démocratie, mais le coût est la perte de toute espèce de légitimité qu’ils avaient espéré tirer de l’artifice d’un exercice électoral.
La quête d’approbation internationale de Pékin
Le gouvernement chinois présente une variation de ce thème. Sur le continent, il n’a jamais permis la tenue d’élections. La constitution impose la dictature du Parti communiste chinois et ces dernières années, le gouvernement a de plus en plus affirmé la prétendue supériorité de son système sur l’apparent désordre de la démocratie. Et pourtant, le gouvernement ne ménage pas ses efforts pour éviter de tester cette option.
Dans les forums internationaux comme le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, les responsables chinois proclament la croissance de leur produit national brut comme une mesure suffisante en matière de droits humains. Naturellement, ils s’opposent vigoureusement à tous les efforts visant à évaluer leur bilan dans le domaine des droits civils et politiques, comme leur mise en détention d’un million de Ouïghours et d’autres musulmans turciques au Xinjiang pour les contraindre à abandonner leur religion, leur culture et leur langue. Mais ils rejettent également toute critique de leurs politiques économiques et sociales qui fasse apparaître des inégalités de droits ou des discriminations.
Pour éviter un tel examen minutieux, Pékin a recours à toutes les variations de la stratégie de la carotte et du bâton dans ses affaires étrangères. Parmi les carottes figure le projet d’un trillion de dollars dénommé « Nouvelle route de la soie » (ou Belt and Road Initiative), qui se veut un programme de développement d’infrastructures faisant la promotion d’une « communauté de destins » ayant Pékin à sa tête. Le projet est tellement opaque qu’il se prête aux manœuvres de dirigeants corrompus, qui en détournent les fonds tout en laissant leurs peuples aux prises avec des dettes intenables. Quant aux bâtons, ils ont été évidents dans les représailles économiques exercées par Pékin à l’égard de l’Australie pour avoir eu l’audace de réclamer une enquête indépendante sur les origines du Covid-19, ou dans la menace par Pékin de bloquer des vaccins anti-Covid destinés à l’Ukraine si son gouvernement ne se désolidarisait pas d’une déclaration gouvernementale conjointe au Conseil des droits de l’homme de l’ONU critiquant les persécutions en cours au Xinjiang. Que ce soit en bloquant l’accès de certains pays ou de certaines compagnies au marché chinois ou en menaçant des membres de la diaspora chinoise ou leurs familles restées en Chine, Pékin étend désormais ses efforts de censure à ses détracteurs à l’étranger.
Pékin ne veut surtout pas se soumettre à l’examen sans entrave de ses politiques par le peuple chinois à travers le pays, c’est pourquoi il censure (et souvent arrête) ses détracteurs nationaux. Lorsque le seul territoire sous son contrôle qui avait la possibilité de s’exprimer librement — Hong Kong — a montré, par des manifestations de protestation massives, son opposition au régime du Parti communiste, Pékin a anéanti ces libertés. Une peur similaire d’un verdict national négatif à l’égard de leur politique peut être détectée dans le comportement d’autres gouvernements dictatoriaux et absolutistes qui n’ont même jamais pris le risque d’organiser des élections « gérées », comme Cuba, le Vietnam, la Corée du Nord, le Turkménistan, l’Eswatini, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Le pouvoir à tout prix
Dans la logique ultime du régime autocratique, certains dictateurs sont tellement déterminés à se cramponner au pouvoir qu’ils sont prêts à risquer pour cela une catastrophe humanitaire. Le président de la Syrie, Bachar al-Assad, est l’incarnation de ce calcul impitoyable, lui qui est allé jusqu’à bombarder (avec l’aide de la Russie) des hôpitaux, des écoles, des marchés et des immeubles résidentiels dans des zones tenues par l’opposition armée, dévastant et dépeuplant des régions entières du pays. Au Venezuela, Nicolas Maduro a lui aussi présidé à la ruine de son pays — hyperinflation, une économie détruite et des millions de personnes qui s’enfuient.
La junte militaire au pouvoir au Myanmar et les talibans en Afghanistan semblent faire preuve du même mépris du bien-être public, tout comme l’ont fait le gouvernement éthiopien en s’engageant dans un conflit qui a commencé dans la région du Tigré, et l’armée du Soudan, même si celle-ci prétend maintenant vouloir revenir à un partage du gouvernement avec les Soudanais qui réclament la démocratie. L’espoir d’un soutien apporté par des adversaires de la démocratie — comme la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis —ne suffit que rarement à empêcher ce type de destruction engendrée par la mentalité « moi-d’abord-et-tant-pis-pour-le-peuple » des autocrates.
En bref, la prétendue montée des autocrates est plus nuancée qu’on ne le croit souvent. Qu’ils affrontent des manifestants réclamant la démocratie dans les rues, de larges coalitions politiques résistant à leurs offensives contre la démocratie, ou la difficulté de contrôler des élections quand le public n’est pas dupe de leur régime égocentrique, les autocrates vivent souvent dans la peur. Malgré le battage qui est fait au sujet de la montée de l’autoritarisme, leur position n’est pas enviable.
Les démocraties ne sont pas à la hauteur
Les démocraties aujourd’hui n’ont certainement pas un bilan étincelant en matière de règlement des maux de la société. Il est généralement admis qu’en fin de compte, les démocraties émergent ou s’effondrent par la force de leur exemple mais, trop souvent, cet exemple a été décevant. Les dirigeants démocratiques d’aujourd’hui ne se montrent pas à la hauteur des défis auxquels le monde est confronté.
Certes, les démocraties sont brouillonnes par nature. La division des pouvoirs ralentit inévitablement leur exercice mais c’est le prix à payer pour éviter la tyrannie — un souci qui imprègne tout particulièrement le système de gouvernement des États-Unis. Toutefois, ces temps-ci, les démocraties sont souvent en échec dans des domaines qui vont au-delà des limites inhérentes aux contre-pouvoirs des systèmes démocratiques. Ces comportements décevants prévalent alors même que le pluralisme des démocraties — leurs médias libres, leurs sociétés civiles dynamiques et leurs législatures et tribunaux indépendants — se traduit souvent par des pressions sur leurs gouvernements pour qu’ils s’occupent des problèmes les plus graves.
La crise climatique pose une grave menace et pourtant, les dirigeants démocratiques se contentent de solutions cosmétiques, étant apparemment incapables d’aller au-delà des perspectives nationales et des intérêts particuliers pour prendre les mesures fortes qui s’imposent. Les démocraties ont réagi à la pandémie en mettant au point des vaccins à ARN messager très efficaces en un temps remarquablement court, mais elles n’ont pas fait en sorte que cette invention salvatrice soit partagée avec les habitants des pays à faible revenu, ce qui a eu pour conséquence de très nombreux décès qui auraient pu être évités et a accru la probabilité que surviennent des mutations du virus qui le rendent insensible aux vaccins.
Certains gouvernements démocratiques ont pris des mesures pour atténuer les conséquences économiques des périodes de confinement ordonnées pour protéger la santé des citoyens et ralentir la propagation du Covid-19. Toutefois, ils n’ont toujours pas réglé le problème plus général et récurrent posé par la pauvreté et les inégalités généralisées, ni mis en place de systèmes de protection sociale adéquats pour faire face à l’inévitable prochaine crise économique. Les démocraties débattent régulièrement des menaces posées par la technologie — la dissémination de messages de haine et de désinformation par les plateformes des réseaux sociaux, l’invasion organisée de nos vies privées en tant que modèle économique, le caractère intrusif des nouveaux outils de surveillance, les aspects tendancieux de l’intelligence artificielle — mais elles n’ont pris jusqu’ici que des mesures timides pour y faire face.
Certes, ces problèmes sont vastes mais, comme le montre le débat sur le climat, plus le problème est grave, plus il est évident qu’il incombe à chaque gouvernement dans le monde de contribuer à sa solution. Cette reconnaissance fournit l’occasion d’établir une plus grande prise de responsabilités, mais de nombreux dirigeants démocratiques espèrent toujours se tirer d’affaire avec des engagements vagues que personne ne les obligera à tenir. Leur prudence n’est sûrement pas un gage d’efficacité.
Ces démocraties ne font guère meilleure figure quand elles agissent hors de leurs frontières. Alors qu’elles devraient soutenir avec constance les démocrates face aux autocrates, elles s’abaissent souvent aux compromis de la realpolitik, selon laquelle conforter des autocrates « amis » — pour limiter les migrations, lutter contre le terrorisme ou préserver une « stabilité » supposée — prend le pas sur la défense de principe de la démocratie. L’Égyptien Sissi et l’Ougandais Museveni sont parmi les principaux bénéficiaires de cette logique dévoyée.
Un raisonnement similaire — dans ce cas, le souci de contenir les ambitions du gouvernement chinois — explique le silence général observé par les dirigeants démocratiques devant le caractère de plus en plus autocratique du régime de Modi en Inde. Les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie ont cherché à renforcer leurs liens avec l’Inde dans les domaines de la sécurité, de la technologie et du commerce, avec seulement de vagues mentions de nos « valeurs démocratiques communes » et aucun désir de demander des comptes au gouvernement de Modi pour sa répression de la société civile et son peu d’empressement à protéger les minorités religieuses contre les agressions.
Les signaux ambigus de Biden
Contrairement à Trump qui donnait l’accolade à des autocrates considérés comme amis lorsqu’il était président des États-Unis, Biden est arrivé au pouvoir en promettant une politique étrangère guidée par les droits humains. Mais il a continué de vendre des armes à l’Égypte, à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis (EAU) et à Israël, malgré la persistance de leurs politiques répressives. Face à une tendance autocratique en Amérique centrale, Biden s’est contenté d’évoquer la question en ce qui concerne un antagoniste traditionnel, le Nicaragua, tandis qu’ailleurs, il a donné la priorité aux efforts visant à faire reculer les migrations plutôt que l’autocratie. Cette préoccupation suscitée par les flux migratoires a également amené Biden à se montrer conciliant envers le président du Mexique, Andrés Manuel López Obrador, en dépit de ses attaques contre les médias et la justice et de son négationnisme au sujet du Covid.
Lors d’importants sommets, Biden a semblé perdre sa voix lorsqu’il s’est agi de dénoncer publiquement de graves violations des droits humains. Le Département d’État américain a émis des protestations occasionnelles au sujet de la répression dans certains pays et, dans des cas extrêmes, l’administration Biden a infligé des sanctions ciblées à certains responsables, mais la voix influente du président est souvent restée inaudible. Après des rencontres avec le Chinois Xi Jinping, le Russe Vladimir Poutine et le Turc Erdoğan, Biden a affirmé qu’ils avaient discuté des « droits humains », mais il a donné peu de détails sur ce qui avait été dit ou sur les conséquences que pourrait entraîner la poursuite de la répression. Les peuples de ces pays — principaux agents du changement, qui auraient eu grand besoin d’un soutien en ces temps difficiles — ont été laissés dans l’incertitude au sujet de l’appui qu’ils avaient reçu.
La coopération de Biden avec les institutions internationales a également été sélective, même si elle représente un progrès considérable après les attaques qu’elles ont subies de la part de Trump. Sous Biden, le gouvernement américain a brigué avec succès un siège au Conseil des droits de l’homme de l’ONU que Trump avait abandonné, rejoint l’Organisation mondiale de la santé après que Trump l’eut quittée, et s’est réengagé à participer à la lutte mondiale contre les changements climatiques que Trump avait désavouée.
En outre, Biden a levé les sanctions imposées par Trump à l’encontre de la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI). Mais il a maintenu l’opposition de Washington à l’ouverture par le Procureur d’enquêtes sur les actes de torture commis par les troupes américaines en Afghanistan ou sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par Israël dans le Territoire palestinien occupé, alors même que l’Afghanistan et la Palestine ont reconnu la compétence de la CPI pour juger des crimes commis sur leur sol, et que ni les États-Unis ni Israël n’ont sérieusement tenté de traduire en justice les auteurs de ces crimes.
Sélectivité européenne
D’autres dirigeants occidentaux ont fait preuve d’une faiblesse comparable dans leur défense de la démocratie. Le gouvernement de l’ancienne chancelière allemande, Angela Merkel, a aidé à orchestrer une condamnation mondiale des crimes contre l’humanité commis par le gouvernement chinois au Xinjiang. Mais alors qu’elle assurait la présidence tournante de l’Union européenne, l’Allemagne a facilité la conclusion d’un accord d’investissement de l’UE avec la Chine en dépit du recours par Pékin au travail forcé de Ouïghours. Plutôt que de conditionner cet accord à l’arrêt du travail forcé par Pékin, ou même à son adhésion au traité de l’Organisation internationale du travail qui l’interdit, Merkel s’est contentée d’une promesse des dirigeants chinois de peut-être un jour adhérer au traité. C’est finalement le Parlement européen qui a rejeté ce qui constituait un abandon de principes.
Le gouvernement du président français, Emmanuel Macron, a également aidé à coordonner une large condamnation du comportement de Pékin au Xinjiang mais il a ignoré la situation catastrophique des droits humains en Égypte. Sous Sissi, les Égyptiens connaissent la pire répression de l’histoire moderne du pays, et pourtant le gouvernement français continue de lui vendre des armes et Macron est même allé jusqu’à remettre à Sissi la grand-croix de la Légion d’honneur, la plus haute distinction protocolaire française. De même, Macron a annoncé un énorme contrat de vente d’armes aux Émirats arabes unis, malgré l’implication de l’armée de ce pays dans les innombrables attaques illégales menées contre les civils au Yémen, et il est devenu le premier dirigeant occidental à rencontrer le Prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, depuis l’assassinat en 2018 du journaliste indépendant Jamal Khashoggi. En outre, le gouvernement français s’est abstenu de mettre en question les opérations du géant de l’industrie pétrolière français Total au Myanmar, bien que les revenus de ces activités financent les crimes contre l’humanité commis par la junte.
L’Union européenne n’a toujours pas agi, sur la base de ses nouveaux pouvoirs, pour conditionner d’importantes subventions à la Hongrie et à la Pologne au respect par leurs dirigeants autocratiques de la démocratie, des droits humains et de l’État de droit. Elle n’a même pas pris la simple mesure consistant à déclarer ces deux gouvernements en « contravention grave » avec les valeurs du traité de l’UE, après qu’une procédure d’examen des deux pays eut été déclenchée en vertu de l’Article 7 de l’UE à cause de leurs assauts contre la règle démocratique. Alors que Varsovie fermait ses frontières aux demandeurs d’asile passant par le Bélarus, la crainte s’est exprimée que cet acte devienne la dernière excuse de l’UE pour ignorer les manœuvres du gouvernement polonais pour entraver le fonctionnement d’un système judiciaire indépendant et pour s’attaquer aux droits des femmes et des personnes LGBT. S’il n’y a pas de changement de cap, l’UE risque de n’être plus un club de démocraties mais une simple association commerciale.
Plus généralement, quelques États membres ont de plus en plus souvent abusé de la règle de l’unanimité en vigueur dans l’Union européenne en matière de politique étrangère, pour édulcorer et entraver l’adoption d’une réponse collective ferme, rapide et raisonnée de l’UE aux assauts contre la démocratie et les droits humains. Toutefois, dans un développement positif, une majorité de pays membres de l’UE ont décidé d’agir de concert en tant qu’États « aux vues similaires ». De son côté, Josep Borrell, le Haut représentant de l’UE aux Affaires extérieures, a fait preuve d’une volonté de promouvoir des positions bien établies de l’UE de sa propre autorité, sans attendre le feu vert de tous les États membres.
Manque de cohérence à l’échelle mondiale
En dehors de l’Occident, des gouvernements ont au moins pris quelques mesures pour la démocratie et contre les coups d’État militaires, comme l’ont démontré l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) dans le cas du Myanmar, et l’Union africaine en ce qui concerne le Soudan, la Guinée et le Mali.
Mais ils n’ont pas manifesté le même intérêt pour tenter de mettre fin aux violations systématiques des droits humains par des dirigeants autocratiques installés de longue date, comme ceux qui gouvernent au Vietnam, au Cambodge et en Thaïlande en Asie ou au Rwanda, en Ouganda et en Égypte en Afrique. L’Organisation des États américains s’est élevée contre les dictatures de Maduro au Venezuela et d’Ortega au Nicaragua, mais continue de fermer les yeux sur les tendances autocratiques de Bolsonaro au Brésil et du président Nayib Bukele au Salvador. Le Sri Lanka n’a guère subi de pressions pour qu’il respecte les droits alors que les frères Rajapaksa revenaient au pouvoir, malgré le fait qu’ils aient par le passé présidé à des crimes de guerre.
Au Moyen-Orient, les gouvernements autoritaires, en particulier l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ont apporté leur soutien, notamment financier, au régime répressif de Sissi en Égypte, ont applaudi le coup de force du président Kaïs Saïed en Tunisie et ont continué de soutenir la politique de tolérance zéro de toute dissidence appliquée par les autorités de Bahreïn. L’Iran a continué de soutenir le président syrien Assad malgré les crimes contre l’humanité auxquels il a présidé en matant la rébellion contre son régime. Les EAU, la Turquie, la Russie et l’Égypte ont tous armé des acteurs coupables d’abus en Libye.
Pendant ce temps, le gouvernement russe a concouru à la promotion de politiciens d’extrême-droite dans les démocraties occidentales, dans l’espoir de discréditer celles-ci et donc d’alléger les pressions sur le Kremlin pour qu’il respecte l’aspiration des Russes à davantage de démocratie.
Attitude décevante de l’ONU
Lors de l’année écoulée, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, amontré un peu plus de volonté de critiquer certains gouvernements pour leurs violations des droits humains, plutôt que de se contenter d’exhortations générales au respect des droits qu’aucun gouvernement particulier ne se sent obligé de suivre. Mais Guterres n’a en général mentionné que des gouvernements faibles qui étaient déjà traités en parias, comme la junte militaire du Myanmar après son coup d’État. Même après qu’il eut été reconduit pour un second mandat et qu’il n’avait plus à s’inquiéter d’un éventuel véto de la Chine à ses aspirations, Guterres a refusé de condamner publiquement les crimes contre l’humanité commis au Xinjiang par le gouvernement chinois.
La Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a laissé son incapacité à obtenir un libre accès au Xinjiang — accès que Pékin ne lui a pas accordé après des années de négociations et qu’il n’accordera probablement jamais — devenir une excuse pour retarder pendant plus de trois ans la publication d’un rapport sur cette région. Ce rapport pourrait utiliser des techniques d’enquête à distance sur lesquelles s’appuient Human Rights Watch et bien d’autres. Début décembre, le porte-parole de Michelle Bachelet a déclaré espérer que cette évaluation de la situation au Xinjiang serait publiée dans les semaines à venir. Les pressions seront alors encore plus fortes sur les États membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour qu’ils questionnent le gouvernement chinois au sujet de ses crimes contre l’humanité.
La nécessité de se montrer à la hauteur des défis
L’issue de cette bataille entre l’autocratie et la démocratie, aux enjeux considérables, demeure incertaine. Les gouvernements qui ne rendent de comptes à personne ont tendance à mal servir leur peuple. De ce fait, les autocrates sont sur la défensive alors que des protestations populaires grondent, que de vastes coalitions politiques pro-démocratie émergent, et que contrairement aux simulacres électoraux, des élections simplement bien gérées ne suffisent pas à garantir leur maintien au pouvoir.
Cependant, malgré le caractère généralement attractif de la démocratie, son destin dépend dans une large mesure du comportement des dirigeants démocratiques. S’occuperont-ils sérieusement des graves défis auxquels nous sommes confrontés, élèveront-ils le débat public plutôt que de le trivialiser et agiront-ils avec constance, à la fois sur leur territoire et en dehors, en se basant sur les principes démocratiques et de respect des droits humains qu’ils affirment défendre ? Représenter le « moins mauvais » des systèmes de gouvernance pourrait se révéler insuffisant si la déception du public, face à l’incapacité des dirigeants démocratiques de relever les défis de notre époque, conduit à une indifférence générale vis-à-vis de la démocratie. La défense des droits humains exige non seulement de freiner la répression autocratique, mais aussi d’améliorer le leadership démocratique.