Près de huit millions de personnes déplacées, une population civile victime de violences ciblées et indiscriminées : depuis avril 2023, le Soudan souffre d’une guerre qui s’étend à l’ensemble du pays et le fait sombrer dans une crise humanitaire d’une ampleur sans précédent. La France a fermé son ambassade et évacué ses ressortissants dès le début du conflit, mais, contre toute attente et au mépris des risques pour la sécurité et la vie des personnes de nationalité soudanaise, organise des expulsions vers le Soudan. Paroxysme d’une politique assumée de rejet des exilés, en violation du droit international.
Depuis presque un an, le Soudan est en proie à un conflit armé sanglant entre les Forces armées soudanaises (SAF) et les forces de soutien rapide (RSF). Prises en étau, les populations civiles fuient massivement les violences. Certaines des violations recensées par une enquête d’Amnesty International constituent des crimes de guerre. Des dizaines de milliers de civils ont été ciblés en raison de leur appartenance ethnique, en particulier au Darfour Ouest comme le rapporte Human Rights Watch, où entre 10 000 et 15 000 personnes auraient été tuées, selon l’ONU.
En totale déconnexion avec la gravité de la situation, la France a procédé en décembre 2023 à l’expulsion d’un Soudanais vers son pays d’origine, via l’Egypte. Les autorités françaises ont aussi continué d’enfermer en vue de leur expulsion des demandeurs d’asile soudanais, dont six ont été placés en centre de rétention administrative (CRA) entre octobre 2023 et janvier 2024. Plusieurs laissez-passer consulaires ont été délivrés en vue de permettre leur expulsion vers le Soudan, via Le Caire. Si elles ont finalement été libérées fin janvier, trois des six personnes restent menacées d’un renvoi forcé vers le Soudan en guerre. Alors que certains juges constataient depuis avril 2023 l’impossibilité de prendre des mesures d’éloignement vers certaines localités du Soudan, d'autres ont ici validé l’enfermement et l’expulsion de personnes soudanaises, malgré la dégradation de la situation sur le terrain, sans aucune justification à ce changement de paradigme surprenant.
La gravité de la situation sécuritaire et humanitaire sur place est bien documentée par les organisations internationales. Une étude récente de Médecins Sans Frontières (MSF) dans les camps de réfugiés soudanais au Tchad a constaté, parmi ceux originaires d’El-Geneina, la capitale du Darfour Ouest, une multiplication par vingt de la mortalité, causée dans plus de 80 % des cas par la violence, avec en particulier un ciblage des hommes sur une base ethnique. Dans le reste du pays, certaines communautés se disent ciblées par les deux belligérants. Plusieurs organisations ont rapporté de multiples cas de disparitions, exécutions extrajudiciaires, détentions arbitraires, violences sexuelles et actes de torture. A ces graves violations du droit international s’ajoute une crise humanitaire extrêmement préoccupante.
Partout dans le pays, les rares acteurs humanitaires encore présents constatent des restrictions accrues sur l’approvisionnement en denrées alimentaires, en médicaments vitaux, et sur les mouvements de leur personnel et des civils soudanais en général. En dehors des millions de déplacés, beaucoup de Soudanais, souvent les plus pauvres, sont pris au piège dans des zones de combat.
Le seul aéroport encore ouvert est celui de Port-Soudan. Mais, contrairement à ce qu’avance l’administration française pour justifier de son zèle à expulser des Soudanais, un retour, forcé ou non, à Port-Soudan, n’est pas sans danger. Les routes qui relient l’aéroport et l’est du Soudan au reste du pays, notamment l’ouest, le centre et Khartoum - la capitale abandonnée par les autorités - sont de plus en plus fermées. Une personne du Darfour ou de Khartoum qui atterrirait à Port-Soudan serait de facto dans l’incapacité de regagner sa région d’origine, condamnée à être un.e déplacé.e interne.
Aucune zone du pays n’est épargnée par l’extension du conflit. Cette réalité n’a pas échappé à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui, depuis juillet 2023, a jugé que l’État de Khartoum (la capitale) et trois des cinq Etats de la région du Darfour étaient en proie à une situation « de violence aveugle d’exceptionnelle intensité ». Conformément à son mandat, la Cour a ainsi annulé des rejets de demandes d’asile par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), et estimé que la situation dans les parties du Soudan dont les requérant.e.s sont originaires justifie que l’Etat français donne à tous les demandeurs d’asile qui en viennent un droit automatique à une protection subsidiaire immédiate. Ces décisions censées faire jurisprudence, ont été précédées par des décisions similaires, concernant d’autres parties du Soudan, avant même la date du 15 avril.
Pourtant, la réalité prise en compte par la CNDA est ignorée par les mesures d’expulsion de demandeurs d’asile soudanais. Au lendemain de l’adoption d’une énième loi répressive sur l’immigration, tout indique que la volonté politique d’expulser davantage prime sur la protection que le droit est censé offrir à ceux qui fuient la guerre.
Les droits fondamentaux - notamment le droit à la vie et le droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants – sont mis en danger pour satisfaire l’objectif d’une augmentation des expulsions.
Nous demandons aux autorités françaises une cohérence entre le constat partagé de la gravité du conflit au Soudan, et leurs pratiques en matière d’asile, d’enfermement et d’expulsion, en protégeant sans exception tous les demandeur.se.s d’asile soudanais·e·s en France. Il est urgent que la France remette les droits fondamentaux au cœur des politiques migratoires et se conforme aux obligations qu’impose le droit international.
Les signataires de la tribune : Ziad Abdel Tawab, directeur exécutif de l’Institut du Caire pour les études des droits de l’homme ; Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de La Cimade ; Christophe Daadouch, coprésident du Groupe d’information et de soutien des immigrés ; Isabelle Defourny, présidente de Médecins sans frontières France ; Elvire Fondacci, coordinatrice de plaidoyer à Human Rights Watch ; Vanina Rochiccioli, coprésidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés ; Jean-Claude Samouiller, président d’Amnesty International France ; Jérôme Tubiana, chercheur spécialiste du Soudan.