(New York) —Plus de 42 400 étrangers accusés de liens avec l’État islamique (EI) restent abandonnés par leurs pays respectifs dans des camps et des prisons au nord-est de la Syrie, malgré une augmentation du nombre de rapatriements de femmes et d’enfants ces derniers mois, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les autorités dirigées par les Kurdes maintiennent les détenus, dont la plupart sont des enfants, ainsi que 23 200 Syriens, dans des conditions qui mettent leur vie en danger.
Les récentes frappes aériennes et les tirs d’artillerie de la Turquie aggravent encore le danger. Mais avant même les attaques turques, au moins 42 personnes avaient été tuées au cours de l’année 2022 dans le camp d’al-Hol, le plus grand des camps, dont certaines par des hommes loyaux à l’EI. Des centaines d’autres personnes ont été tuées dans une tentative d’évasion par l’EI en janvier dernier. Des enfants se sont noyés dans des fosses d’égout, sont morts dans des incendies de tentes ou ont été écrasés par des camions-citernes, tandis que des centaines d’autres sont décédés de maladies pourtant curables, selon des membres du personnel, des travailleurs humanitaires et des détenus.
« Les attaques de la Turquie montrent qu’il est urgent que tous les gouvernements contribuent à mettre fin à la détention illicite de leurs ressortissants au nord-est de la Syrie, en leur permettant de rentrer dans leur pays et en poursuivant les adultes comme il se doit », a indiqué Letta Tayler, directrice adjointe de la division Crises et conflits de Human Rights Watch. « Pour chaque personne rapatriée, près de sept restent dans des conditions inadmissibles, et la plupart sont des enfants. »
Les frappes aériennes turques qui, depuis le 20 novembre dernier, visent les Forces démocratiques syriennes (FDS), la force armée de la région, se sont abattues dangereusement près du camp d’al-Hol et de la prison de Cherkin, où se trouvent des milliers de détenus. Des détenus, des proches de détenus et des associations d’aide ont indiqué à Human Rights Watch que ces frappes, qui auraient tué huit gardiens, ont temporairement coupé l'électricité, stoppé les livraisons d’eau, de carburant et de pain, et réduit les services médicaux et autres, déjà rares à al-Hol et à Roj, un camp de détention plus petit.
Au cours d’un déplacement au nord-est de la Syrie en mai 2022, puis à travers des appels et des message texte ultérieurs, Human Rights Watch s’est entretenu avec soixante-trois étrangers membres présumés de l’EI et des membres de leur famille dans des camps, des prisons et d’autres centres de détention. Human Rights Watch s’est également entretenu avec quarante-quatre membres du personnel et de l’administration des camps, des travailleurs humanitaires, des représentants de gouvernements étrangers et des proches de détenus dans leur pays d’origine.
Human Rights Watch a constaté que les soins médicaux, l’eau potable, les abris et les infrastructures éducatives et récréatives pour les enfants étaient complètement inadéquats. Des mères ont affirmé cacher leurs enfants dans leur tente pour les protéger de prédateurs sexuels, de gardiens du camp, de recruteurs et de tueurs de l’EI.
À Roj, six femmes ont indiqué que des gardiens les avaient transférées dans des centres de détention pendant des semaines voire des mois, dans certains cas en les maltraitant physiquement et en laissant leurs enfants livrés à eux-mêmes. Des garçons et leurs mères ont assuré que des gardiens avaient fait disparaître de force des adolescents des camps et les avaient placés dans des centres de détention, où ils ont perdu tout contact avec leurs proches pendant des mois, voire des années.
À al-Hol, un Irakien a relaté que des individus restés fidèles à l’EI avaient tué plusieurs de ses proches dans le camp en 2022, les traitant d’ « espions ». Il a ensuite affirmé : « Ils m’ont laissé un message [écrit], avec un couteau planté dedans : ‘Allahu Akbar [Dieu est grand] l’État islamique demeure. Tu seras massacré bientôt’ ».
À Roj, une femme a affirmé que des gardiens l’avaient maintenue pendant des jours dans un cabinet de toilette début 2022, où ils l’ont interrogée et lui ont fait subir des électrochocs, l’accusant d’être impliquée dans une manifestation dans le camp : « Je leur répétais que je n’y avais pas participé, mais ils continuaient à me torturer. »
À la prison d’Alaya, un adolescent français blessé, que les gardiens ont arraché à sa famille et placé dans une cellule bondée vingt-trois heures par jour, a supplié que l’on s’occupe de son bras infirme, mais surtout, a-t-il dit : « Je veux juste voir ma mère. »
Les étrangers proviennent d’environ soixante pays. La plupart ont été capturés par les FDS, une force armée régionale dirigée par les Kurdes et soutenue par les États-Unis, lorsqu’elle a mis en déroute l’EI de son dernier bastion physique en Syrie, début 2019.
Aucun de ces étrangers détenus n’a été présenté à une autorité judiciaire dans le nord-est de la Syrie pour déterminer la nécessité et la légalité de leur détention, leur emprisonnement est donc arbitraire et illégal. La détention fondée seulement sur des liens familiaux constitue une peine collective, soit un crime de guerre.
Les étrangers qui sont détenus dans le nord-est de la Syrie le sont avec le consentement tacite ou explicite de leur pays d’origine. Certains pays, comme le Royaume-Uni et le Danemark, ont déchu de leur nationalité plusieurs ou certains de leurs ressortissants, les laissant apatrides, en violation de leur droit à une nationalité.
Les gouvernements qui contribuent sciemment et de manière significative à cette détention abusive pourraient se rendre complices de la détention illégale de ces ressortissants étrangers, selon Human Rights Watch. La détention illégale, commise dans le cadre d’une « attaque [généralisée ou systématique] contre toute population civile », c’est-à-dire une politique étatique ou organisationnelle visant à détenir des personnes illégalement, peut constituer un crime contre l’humanité.
Depuis 2019, au moins 34 pays ont rapatrié ou permis le retour de 6 000 ressortissants étrangers, dont près de 4 000 en Irak voisin, selon les chiffres de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, l’autorité de la région, et d’autres contacts. Les rapatriements ont augmenté en 2022 avec plus de 3 100 étrangers rentrés dans leur pays à la date du 12 décembre. Depuis octobre dernier, au moins huit pays ont rapatrié certains de leurs ressortissants : 659 en Irak, 17 en Australie, 4 au Canada, 58 en France, 12 en Allemagne, 40 aux Pays-Bas, 38 en Russie et 2 au Royaume-Uni. En novembre, l’Espagne a fait savoir qu’elle rapatrierait au moins seize de ses ressortissants d’ici la fin de l’année. La plupart des pays ont en revanche rapatrié très peu d’hommes, voire aucun. Human Rights Watch a constaté que de nombreux enfants rapatriés se réintègrent avec succès dans leur pays d’origine.
Dans une réponse écrite à des sollicitations de Human Rights Watch au sujet du traitement réservé aux détenus, l’Administration autonome a indiqué qu’elle essayait de faire de son mieux pour respecter le droit international des droits humains. « Cela ne signifie pas qu’il n’y as pas d’erreurs ici ou là au niveau de personnes ou de petits groupes de personnes au sein des forces militaires », a-t-elle ajouté. L’Administration autonome « prend en compte » tout signalement de mauvais traitements à l’égard des détenus, a-t-elle affirmé.
L’Administration autonome a exhorté à maintes reprises les gouvernements à rapatrier leurs ressortissants, et à accroître leur aide pour assurer un traitement humain aux détenus. Elle a également appelé lesdits gouvernements à aider les autorités régionales à traduire en justice les ressortissants étrangers suspectés d’appartenir à l’EI. « Il est très difficile pour nous de porter ce poids tout seuls », a déclaré à Human Rights Watch Abdulkarim Omar, l’envoyé de l’administration en Europe et ancien coprésident chargé des affaires étrangères.
Les États-Unis et le Royaume-Uni, membres de la Coalition mondiale contre l’EI, ont dépensé des millions de dollars dans les prisons pour garder les détenus dans le nord-est de la Syrie. Mais les gouvernements étrangers n’ont pas pris de mesures pour que les détenus puissent accéder à une procédure judiciaire.
« Bien que de meilleures conditions soient essentielles, il reste qu’une détention indéfinie sans contrôle judiciaire est illégale, même dans la meilleure des prisons » a conclu Letta Tayler. « Les pays risquent de se rendre complices de cet abus s’ils permettent des détentions en violation des droits fondamentaux ou qui créent des obstacles directs ou indirects au retour de leurs ressortissants. »
Voir la version complète de notre enquête en anglais ici.
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