(Tunis) – L’emprisonnement d’un avocat de premier plan, le 2 mars 2022, pour s’être querellé avec des membres des forces de sécurité, est une nouvelle étape alarmante dans la confiscation des libertés civiques depuis que le président tunisien Kais Saied s’est arrogé des pouvoirs extraordinaires le 25 juillet 2021, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Abderrazak Kilani, ancien ministre et bâtonnier de l’Ordre des avocats, est l’un des Tunisiens les plus en vue à être emprisonné pour son expression pacifique depuis la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali en 2011.
Un tribunal militaire a inculpé Kilani, un civil, en lien avec un échange verbal qu’il avait eu avec des agents des forces de sécurité qui l’empêchaient d’entrer dans un hôpital le 2 janvier. Il tentait de rendre visite à un client qui avait été transféré là-bas alors qu’il était sous une forme de résidence surveillée. Lors de cet échange, Kilani avait critiqué le président de la République.
« Après avoir assigné à résidence de nombreux détracteurs ou leur avoir interdit de voyager, le fait de jeter Abderrazak Kilani dans une cellule de la prison de Mornaguia envoie un message glaçant : plus aucune personne critiquant le président Saied n’est à l’abri », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch en Tunisie.
Kilani est inculpé de « trouble à la paix publique », d’« outrage à fonctionnaire public » et d’avoir « tenté, par violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, de provoquer une cessation individuelle ou collective de travail » [de la part des membres des forces de sécurité], en vertu des articles 79, 125 et 136 du code pénal, a fait savoir Samir Dilou, un de ses avocats, à Human Rights Watch. Le tribunal militaire s’estime compétent en cette affaire parce que les propos en question s’adressaient à des membres des forces de sécurité, a expliqué Ridha Belhaj, un autre de ses avocats. Kilani risque jusqu’à sept ans de prison s’il était reconnu coupable.
Abderrazak Kilani, 67 ans, a été ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec l’Assemblée constituante, de 2011 à 2013. Il a également occupé les fonctions de bâtonnier de l’Ordre des avocats et d’ambassadeur auprès des Nations Unies à Genève. Il est actif au sein de Citoyens contre le coup d’État, un groupe informel de Tunisien·ne·s qui s’opposent ouvertement aux pouvoirs exceptionnels du président Saied.
Le 2 janvier, Kilani s’est rendu à l’hôpital Habib Bougatfa, dans la ville de Bizerte, après avoir appris que son client, l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri, y avait été transporté. Des policiers en civil avaient arrêté Bhiri le 31 décembre. Son sort est resté inconnu jusqu’au surlendemain, lorsque sa famille a été informée qu’il était à l’hôpital, sous surveillance policière, et en grève de la faim pour protester contre son assignation à résidence sans inculpation.
Alors que les autorités tunisiennes ont autorisé l’Instance nationale pour la prévention de la torture (INPT) à rendre visite à Noureddine Bhiri à l’hôpital, le 2 janvier dans la soirée, elles ont refusé de laisser Kilani le voir, ou tout autre de ses avocats. Bhiri, qui est vice-président du parti Ennahda, est resté en détention à l’hôpital jusqu’au 7 mars, date à laquelle les autorités l’ont libéré. Pendant toute la durée de son confinement, les autorités n’ont pas permis à ses avocats de le voir.
Les propos qui semblent être à l’origine des poursuites contre Kilani ont été filmés via des téléphones et publiés sur les réseaux sociaux. Dans cette vidéo, Kilani avertissait les agents qui l’empêchaient d’entrer voir son client : « Vous vous exposez, vous et vos familles, vous exposez votre avenir à un danger. Vous croyez que [Taoufik] Charfeddine [le ministre de l’Intérieur] va vous protéger alors que, malheureusement, il ne comprend rien à la loi, ou bien [le président] Kais [Saied] ? Personne ne vous protégera, à part la loi [...]. »
« Nous avons rédigé la meilleure constitution du monde, et à cause de lui [le président], elle a l’air d’un torchon maintenant. Notre constitution dit que la sécurité est républicaine, l’armée est républicaine, et la sécurité devrait se tenir à la même distance de tout le monde [...]. D’après la loi, vous ne pouvez pas empêcher un citoyen d’entrer dans un hôpital, à moins que la direction de l’hôpital ne vous l’ordonne. »
Le 2 mars, Kilani s’est rendu à une convocation d’un juge d’instruction du Tribunal militaire de Tunis, qui l’a alors placé en détention provisoire. Le 25 juillet, Kais Saied avait renvoyé le Premier ministre Hichem Mechichi, suspendu le Parlement et retiré aux députés leur immunité parlementaire, affirmant qu’il était nécessaire d’agir fermement pour renforcer l’économie en perte de vitesse et la lutte contre le Covid-19. Le 22 septembre, il avait suspendu la majorité de la Constitution afin de s’arroger un pouvoir quasi-illimité lui permettant de gouverner par décret. Le 13 décembre, il avait présenté une feuille de route pour 2022 prévoyant un référendum national sur une révision de la Constitution en juillet et des élections législatives en décembre.
En février, il a concentré encore davantage les pouvoirs entre ses mains en dissolvant le Conseil supérieur de la magistrature, un organe constitutionnel et indépendant établi après la révolution tunisienne de 2011 afin de garantir l’indépendance judiciaire. Saied a nommé à sa place un Conseil provisoire et joué un grand rôle dans la sélection de ses membres.
Ces dernières années, les autorités tunisiennes ont poursuivi des civils devant des tribunaux militaires, en vertu du Code de justice militaire ou d’autres législations comme la Loi n°82-70 du 6 août 1982 portant statut général des forces de sécurité intérieure, en se fondant sur le fait que les infractions impliquant des agents des forces de sécurité intérieure « dans l’exercice de leurs fonctions » devaient être jugées « devant les tribunaux militaires compétents ».
Les députés Yassine Ayari, Seifeddine Makhlouf et Nidhal Saoudi ont tous les trois été poursuivis par des tribunaux militaires pour des délits d’expression ces derniers mois. Le 14 février, un tribunal militaire a condamné Ayari par contumace à dix mois de prison, après l’avoir accusé d’insultes envers le président et l’armée.
Poursuivre un civil devant un tribunal militaire viole le droit à un procès équitable et les garanties d’un procès en bonne et due forme. Selon le droit international relatif aux droits humains, les gouvernements ont l’interdiction d’employer des tribunaux militaires pour juger des civils alors que les tribunaux civils fonctionnent toujours. La Résolution sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique note ainsi que « les tribunaux militaires ont pour objectif de connaître des infractions de nature purement militaire commises par le personnel militaire ».
« C’est déjà choquant que les autorités tunisiennes emprisonnent un avocat parce qu’il a essayé de persuader la police de le laisser voir son client », a conclu Salsabil Chellali. « Se servir de la justice militaire pour le poursuivre ne fait qu’aggraver l’injustice. »
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