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Tunisie : Des détentions secrètes sous couvert d’état d’urgence

Des assignations à résidence arbitraires, sans contrôle judiciaire

Des manifestants lors d'une manifestation contre le président tunisien Kaïs Saïed, 18 septembre 2021.  © 2021 AP Photo/Riadh Drid

(Tunis) – Les autorités tunisiennes dissimulent sous certaines assignations à résidence des détentions secrètes sous prétexte d’état d’urgence, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le cas de l’ancien cadre du ministère de l’Intérieur, Fathi Beldi, et d’autres, témoignent d’une dangereuse escalade dans l’application des mesures d’exception.

Si les recours aux assignations à résidence étaient déjà fréquents sous l’ancien président, Béji Caïd Essebsi, les dérives dans l’application de cette mesure extrajudiciaire se sont multipliées depuis que le président Kais Saied s’est arrogé des pouvoirs extraordinaires le 25 juillet 2021. 

« Ne pas dévoiler le lieu de détention d’une personne est un pas alarmant vers l’État de non-droit, que l’état d’urgence sans cesse prolongé depuis 2015 ne justifie en rien », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch. « Les autorités devraient immédiatement mettre fin à ces détentions arbitraires ou utiliser la voie légale, en toute transparence, pour permettre un recours en justice. »

Fathi Beldi et l’ancien ministre de la Justice, Nourredine Bhiri, ont tous deux étés arrêtés le 31 décembre, dans des circonstances similaires, près de leurs domiciles respectifs, par des policiers en civil qui les ont fait monter de force dans leur véhicule. Ils ont été conduits en détention, dans des lieux non identifiés, alors qu’aucun mandat d’arrêt n’a été émis. Si Nourredine Bhiri se trouve actuellement à l’hôpital, en raison de la détérioration de son état de santé, Fathi Beldi est depuis plus d’un mois en détention secrète.

Le ministère de l’Intérieur a déclaré dans un communiqué publié le jour de leur arrestation que deux individus, non nommés, vraisemblablement Beldi et Bhiri, avaient été placés en résidence surveillée, en vertu d’une « mesure préventive dictée par la nécessité de protéger la sécurité nationale », citant l’article 5 du décret [d’urgence] 78-50 du 26 janvier 1978.

Puis, le 3 janvier, le ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, faisant implicitement référence à Bhiri et Beldi, a déclaré au cours d’une conférence de presse que « l’affaire » portait sur des « suspicions de terrorisme », en lien avec la délivrance supposément illégale, en 2013, de passeports et de documents de voyage.

Plus d’un mois après leurs arrestations, Fathi Beldi et Nourredine Bhiri, n’ont reçu aucune notification écrite de leur assignation à résidence, ont déclaré leurs familles à Human Rights Watch. Aucun mandat d’arrêt n’a été émis et les autorités n’ont divulgué aucune accusation formelle contre eux, contournant ainsi la procédure légale d’usage.

Fathi Beldi, 55 ans, ancien cadre au ministère de l’Intérieur, est détenu dans la délégation de Borj al-Amri, dans le gouvernorat de Manouba, à l’ouest de Tunis, a affirmé l’un de ses avocats, Latifa al-Habachi, à Human Rights Watch. Toutefois, le lieu exact de sa détention n’a pas été révélé et ses avocats n’ont toujours pas pu le rencontrer malgré diverses requêtes. Seule sa famille peut lui rendre visite à un poste de la garde nationale de Borj al-Amri.

« Nous le visitons généralement une fois par semaine, après accord préalable obtenu au téléphone, afin que son transfert du lieu administratif où il est détenu, au poste de la garde nationale de Borj al-Amri puisse être organisé », a affirmé son frère, Hichem Beldi, à Human Rights Watch. « La visite familiale est toujours supervisée par un responsable sécuritaire et nous ne pouvons pas vraiment évoquer son lieu de détention. »

Bhiri, 63 ans, est un ancien ministre de la Justice (2011 à 2013) et député du parlement suspendu par le président Saied. Il est aussi le vice-président du parti Ennahda, la première formation au Parlement. D’abord détenu dans un lieu tenu secret après son arrestation le 31 décembre, il a été transféré au service de réanimation de l’hôpital Habib Bougatfa, dans la ville de Bizerte, après avoir refusé toute nourriture et tout médicament, avait appris sa famille le 2 janvier.

Avant son transfert, il aurait été détenu dans une « maison abandonnée », « presque vide » dans la localité de Bizerte, a déclaré, citant Bhiri, son épouse Saïda Akermi, à Human Rights Watch. À l’hôpital où il est sous surveillance policière, sa femme et ses enfants peuvent lui rendre visite, mais aucune demande de son comité de défense n’a abouti jusqu’à maintenant. Il refuse toujours de s’alimenter et est sous perfusion, selon son épouse.

Des représentants de l’Instance nationale pour la prévention de la torture (INPT) et du bureau Tunisie du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme ont pu effectuer début janvier des visites communes, d’abord à Nourredine Bhiri, puis à Fathi Beldi. Après avoir exprimé leur refus de rencontrer M. Beldi à un poste de la garde nationale de Borj al-Amri, ils ont pu être conduits à son lieu de détention, sans pour autant pouvoir le divulguer.

Au cours de sa récente mission, l’INPT a dénoncé « les pratiques opaques et d’obstruction dont elle a fait l’objet », notamment en lien avec ces deux détentions jugées arbitraires. L’instance publique et indépendante de prévention et de lutte contre la torture créée par la loi organique n° 2013-43 du 21 octobre 2013, est active depuis 2016.

Le ministère de l’Intérieur a annoncé par communiqué le 13 janvier l’assignation à résidence de deux autres individus, là encore sans les nommer, pour des suspicions de « grave menace pour la sécurité publique ». Leur détention dans le cadre du décret d’urgence, est intervenue le 13 janvier, à la veille du 11ème anniversaire de la révolution tunisienne, et alors que les autorités avaient interdit tout rassemblement public invoquant des raisons sanitaires. Puis, le 17 janvier, le ministère de l’Intérieur a annoncé la levée de leur assignation à résidence, indiquant que leur dossier avait été transféré au ministère public.

Les deux hommes, Belhassen Naccache et Lotfi Zdira, ont été entendus par le juge d’instruction auprès du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme au bout de cinq jours, le 18 janvier, avant d’être libérés en fin de journée, d’après un de leurs avocats, Me al-Habachi. L’un d’eux faisait déjà l’objet d’une enquête dans un « dossier à caractère terroriste », selon le ministère de l’Intérieur.

Toutefois, leur arrestation par des policiers en civil et leur détention dans un endroit tenu secret, pendant plusieurs jours avant que leur cas ne soit déféré en justice fait de nouveau impasse sur la procédure légale. Identifiés dans des médias et sur les réseaux sociaux comme des membres du groupe Hirak 14-17, opposé au président Kais Saied, les deux hommes auraient été détenus dans un « lieu administratif » dans la localité de Béja, au nord-ouest du pays, a indiqué al-Habachi à Human Rights Watch, citant Naccache et Zdira.

Les autorités tunisiennes ont multiplié les mesures répressives à l’encontre de plusieurs opposants et critiques du président Kais Saied depuis qu’il s’est arrogé de pouvoirs extraordinaires le 25 juillet. Elles ont imposé de manière arbitraire des dizaines d’assignations à résidence, jusque-là à domicile ou dans un périmètre prédéfini. Or, dans ces cas, l’assignation à résidence a dérivé vers une détention administrative dans des lieux non identifiés.

« Les mesures d’exception octroyées par le décret d’urgence sont utilisées de manière abusive et sans contrôle judiciaire, faisant resurgir le spectre des détentions secrètes », a déclaré Salsabil Chellali. « Ces violations sapent l’autorité du pouvoir judiciaire et érodent davantage les fondements de l’État de droit. »

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