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Maroc/Sahara occidental : Une vidéo expose des violences policières

Les tribunaux ignorent l’agression et condamnent les victimes

Capture d’écran d’une vidéo montrant des policiers en train de passer a tabac deux Sahraouis a Smara au Sahara Occidental, le 7 juin 2019 © YouTube

(New York) – Une vidéo montrant le passage à tabac par la police marocaine de deux activistes du Sahara occidental devrait faire l’objet d’une enquête approfondie, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch, qui a récemment authentifié l’enregistrement et confirmé les détails de l’affaire.

La vidéo de l’incident, qui s’est produit le 7 juin 2019 à Smara, au Sahara occidental, montre des policiers extirpant violemment deux activistes d’un véhicule de type pick-up, avant de les rouer de coups de poing, de pied et de bâton. La vidéo a été filmée par une personne non identifiée et mise en ligne le lendemain. Dans cet enregistrement de 46 secondes, les deux victimes semblent désarmées et n’offrent aucune résistance. Les autorités marocaines ont déclaré dernièrement que l’incident en question fait l’objet d’une enquête. Aucun officier n’a encore été sanctionné à la connaissance de Human Rights Watch. Les autorités devrait rendre publiques les conclusions de l’enquête et tenir les agresseurs comptables de leurs actes.

« A tous ceux qui doutent que les forces de police marocaines usent de violence disproportionnée contre les activistes du Sahara occidental, nous disons : regardez cette vidéo », a déclaré Eric Goldstein, directeur exécutif par intérim pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Nous attendons avec impatience les conclusions de l’enquête promise par les autorités. »

La majeure partie du Sahara occidental, un territoire non autonome selon l’ONU, est de facto sous contrôle du Maroc depuis les années 1970. Le Maroc considère qu’il fait partie intégrante de son territoire et refuse l’organisation d’un référendum d’autodétermination dont l’indépendance serait une des options. La communauté internationale ne reconnaît pas l’annexion de fait par le Maroc du Sahara occidental.

Rabat bafoue les droits des Sahraouis qui défendent ouvertement l’autodétermination. La police les empêche systématiquement de tenir des manifestations politiques et ils risquent d’être arrêtés, poursuivis abusivement et soumis à des procès inéquitables.

La vidéo montre plus d’une douzaine de policiers en civil, certains entrant et sortant de véhicules de police, arrêter quatre personnes qui, comme plusieurs sources l’ont confirmé à Human Rights Watch, se rendaient à bord d’un pick-up Toyota au domicile du media-activiste sahraoui Salah Labsir, situé à quelques pâtés de maisons de là. Ils prévoyaient de participer aux festivités organisées pour sa libération, après quatre ans de prison. La police marocaine essaie généralement d’empêcher ou de mettre fin à de tels rassemblements.

Selon les informations de Human Rights Watch, le pick-up avait transporté plusieurs invités chez Labsir plus tôt ce jour-là, défiant ainsi les barrages de police. Une deuxième vidéo filmée plus tôt dans la journée montre le même véhicule contournant des barricades pour déposer des passagers près du domicile de Labsir. Elle s’achève par l’intervention d’un policier qui lance un projectile sur l’auteur de la vidéo.

Les deux vidéos ont été mises en ligne sur Facebook et YouTube les 7 et 8 juin, respectivement, sur des comptes liés à des groupes pro-autodétermination du Sahara occidental. Après analyse des vidéos et entretiens avec une des personnes arrêtées et avec les proches et un avocat de deux autres, Human Rights Watch a conclu que les vidéos documentent bien les événements du 7 juin à Smara.

Invoquant un incident séparé datant de 2018, un tribunal marocain a par la suite condamné à deux ans de prison l’une des victimes arrêtées lors de l’incident, Walid El Batal, un media-activiste sahraoui affilié au site Internet Smara News.

Un autre tribunal a condamné le chauffeur du pick-up, Salek Hammad (alias Abdi), à cinq ans de prison, également sur la base d’accusations sans rapport avec l’incident filmé. Le deuxième homme passé à tabac dans la vidéo, Laghzal Yahdhih, et le quatrième passager, une femme non identifiée, ont été remis en liberté plus tard dans la journée et n’ont pas été inculpés.

Le 8 novembre, deux experts des Nations Unies et le Groupe de travail sur la détention arbitraire ont écrit une lettre conjointe aux autorités marocaines pour demander des éclaircissements sur l’emprisonnement d’El Batal et les violences qu’il a subies.

Le 14 février 2020, la mission du Maroc auprès des Nations Unies à Genève a publié une réponse de six pages, que Human Rights Watch a passé en revue. Elle affirme qu’avant l’arrestation d’El Batal, de Abdi et de Yahdhih, le véhicule les transportant aurait percuté une barrière de police, endommageant une voiture de police et blessant des policiers, et qu’El Batal les aurait menacés d’un couteau.

Human Rights Watch n’a pas réussi à contacter les quatre Sahraouis arrêtés lors de l’incident pour leur permettre de répondre à ces allégations. Cependant, même à supposer qu’elles soient exactes, les nombreux policiers qu’on voit sur la vidéo ont manifestement eu recours à un usage de la force largement supérieur à ce que nécessitait une arrestation et l’élimination de tout danger pour eux-mêmes ou autrui. Les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois restreignent l’usage de la force aux seules circonstances où elle devient « inévitable », et exigent que la force employée  soit « proportionnelle à la gravité de l’infraction et à l’objectif légitime à atteindre ».

En outre, en réponse aux interrogations de l’ONU sur l’absence d’enquête judiciaire sur les allégations de brutalités policières étayées par la vidéo, les autorités marocaines ont déclaré qu’El Batal « n’a jamais fait état de telles allégations lors de ses audiences préliminaire et de fond ». En fait, les jugements écrits de deux tribunaux, de première instance et d’appel, mentionnent à plusieurs reprises des allégations de violences policières par El Batal. Ils mentionnent également que Mohammed Lahbib Rguibi, l’avocat d’El Batal, « a fourni des photos confirmant les violences subies par son client ».

Le 19 février, Human Rights Watch a écrit à la délégation interministérielle marocaine pour les droits de l’homme (DIDH) pour demander si le gouvernement avait enquêté sur l’incident montré dans la vidéo et pris des mesures vis-à-vis des policiers impliqués. Le 25 février, la DIDH a répondu que « le parquet général compétent » avait ouvert une enquête avant même d’avoir reçu la requête de Human Rights Watch, et que l’enquête se poursuivait.

Les autorités marocaines doivent rendre publiques les résultats de l’enquête. Il y a des précédents d’enquêtes sur des violations présumées des droits humains, annoncées par les autorités mais dont les conclusions n’ont jamais été rendues publiques.

En vertu de la Convention des Nations Unies sur la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que le Maroc a ratifiée en 2014, « toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous [la] juridiction [du Maroc] a le droit de porter plainte devant les autorités compétentes ». Ce traité exige en outre des États parties qu’ils veillent « à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir que la déclaration a été faite ». Le Code de procédure pénale du Maroc contient une disposition similaire.

« Bloquer un rassemblement d’activistes, passer à tabac ceux qui tentent de s’y rendre, condamner des gens sur la base d’aveux apparemment extorqués, et en l’absence d’enquêtes judiciaires sur les allégations de torture… voilà un bon résumé des abus subis par les Sahraouis qui s’opposent au gouvernement marocain », a conclu Eric Goldstein. « La nouveauté, c’est que cette fois il y a des preuves filmées, et qu’une enquête officielle est en cours. »

Le Washington Post a publié sa propre investigation et analyse vidéo détaillée sur la même affaire.


Récits des victimes

Human Rights Watch a interviewé Laghzal Yahdhih, qui affirme être le deuxième individu extrait par la fenêtre du pick-up dans l’une des vidéos. Selon lui, trois voitures de police se sont lancées à la poursuite de leur véhicule jusqu’à ce que l’une d’entre elles le percute, les contraignant à s’arrêter. Les coups ont commencé de pleuvoir quelques secondes plus tard, a-t-il déclaré.

D’après Yahdhih, une douzaine de policiers en civil, dont plusieurs étaient armés de bâtons, ont d’abord frappé le pick-up à répétition, avant – comme le montre la vidéo – d’extirper violemment El-Batal puis Yadhih par la fenêtre ouverte du véhicule, côté passager. Les deux hommes ont essuyé une volée des coups de poing, de pied et de bâton sur diverses parties de leurs corps. Yahdhih a déclaré que les coups lui avaient causé des ecchymoses à la tête, au torse et à l’épaule gauche.

La police, a-t-il indiqué, a emmené les quatre prisonniers au poste de police où ils ont été insultés, giflés et frappés à coups de poing sur diverses parties du corps, alors que certains d’entre eux étaient menottés à des chaises, les yeux bandés.

Yahdhih a déclaré avoir perdu connaissance et s’être réveillé dans un hôpital de Smara à côté d’Abdi, le chauffeur, qui, selon lui, s’était également évanoui. Après avoir été examinés par un médecin, ils ont été renvoyés au poste de police où ils ont été à nouveau passés à tabac, photographiés et forcés de signer des procès-verbaux et d’y appliquer leurs empreintes digitales sans les lire, a affirmé Yahdhih. La police l’a remis en liberté quelques heures plus tard et ne l’a plus recontacté par la suite.

Salek El Batal, le père de Walid, a confirmé que le premier homme à avoir été extrait par la vitre du pick-up est son fils. Il a affirmé l’avoir vu plus tard à l’hôpital de Smara, couvert d’ecchymoses au visage, au dos, aux cuisses, aux mains et aux pieds.

La vidéo du passage à tabac montre brièvement un policier plaçant son bras autour des épaules d’un homme, le tirant apparemment en direction d’une voiture de police. L’homme a été identifié comme le chauffeur du pick-up, Abdi, par un membre de sa famille, qui a demandé à rester anonyme par crainte de représailles des autorités marocaines. Le même parent, qui a revu Abdi à la prison d’El-Ayoun quelques semaines après son arrestation, a déclaré qu’il portait des ecchymoses sur les joues et les mains et des points de suture à l’arrière du crâne qui, selon lui, résultaient des coups portés par les policiers pendant sa garde à vue.

Les dernières secondes de la vidéo montrent la femme non identifiée en robe traditionnelle sahraouie conduite vers une autre voiture de police.

Après avoir arrêté Walid El Batal le 7 juin, la police l’a transféré dans une prison d’El-Ayoun, au Sahara occidental, à 200 kilomètres à l’ouest de Smara. Le tribunal de première instance d’El-Ayoun l’a inculpé de « rébellion », d’obstruction à la voie publique et d’insultes à des policiers lors d’une manifestation organisée à Smara le 27 mars 2018, soit 15 mois avant son arrestation.

Les jugements écrits rendus en première instance puis en appel dans l’affaire El Batal sont extrêmement imprécis, notamment en ce qui concerne les dates et les lieux de ses délits allégués. Pour cette raison, il est très difficile de déterminer si les délits en question se seraient tous produits le 27 mars 2018, ou si certains seraient liés à sa prétendue « résistance » lors de son arrestation le 7 juin 2019.

Le 9 octobre 2019, le tribunal l’a condamné à six ans de prison. Le 12 novembre, une cour d’appel a réduit la peine à deux ans. El Batal se trouve dans la prison de Bouizakarn au Maroc, à 400 kilomètres au nord de Smara.

D’après son père et son avocat, Rguibi, El Batal a déclaré lors de ses procès en première instance et en appel avoir été roué de coups par la police pendant son arrestation et son interrogatoire. Rguibi a déclaré avoir fourni au tribunal des captures d’écran de la vidéo, comme éléments de preuve.

Cependant, le tribunal n’a ni ouvert d’enquête sur les allégations de brutalités policières, ni invalidé les « aveux » d’El Batal au motif qu’ils ne pouvaient plus être considérés comme libres et volontaires. Les jugements écrits mentionnent les allégations de violences policières, mais s’appuient quand même largement sur les « aveux » d’El Batal pour justifier son verdict de culpabilité.

Analyse des vidéos

Human Rights Watch a examiné les deux vidéos publiées sur Facebook le 7 juin et YouTube le 8 juin 2019. En recoupant plusieurs points de repère visibles dans la vidéo avec des images satellite capturées le 2 juillet 2019, Human Rights Watch a confirmé que ces vidéos ont bien été enregistrées dans la ville de Smara, au Sahara occidental. Cette conclusion concorde avec un rapport d’analyse des mêmes vidéos, rédigé par le Human Rights Investigations Lab du Centre des droits humains de l’Université de Berkeley, en Californie, et examiné par Human Rights Watch. La date et le lieu des enregistrements sont conformes aux éléments de preuve recueillis par Human Rights Watch.

La vidéo de 46 secondes publiée sur YouTube le 8 juin par un compte pro-autodétermination du Sahara occidental montre des policiers en civil extirpant violemment deux hommes par la fenêtre côté passager avant d’un pick-up Toyota, avant de les rouer de coups. La scène s’est produite le 7 juin, selon l’une des victimes interrogées par Human Rights Watch. Les documents judiciaires consultés par Human Rights Watch confirment que deux des passagers du pick-up ont été arrêtés le même jour.

Human Rights Watch a également examiné une vidéo d’une minute et sept secondes mise en ligne le 7 juin sur Facebook par Smara News, une plateforme Web dédiée à l’autodétermination du Sahara occidental, qui montrait le même véhicule plus tôt dans la journée tentant de percer l’encerclement policier d’une maison, à Smara, où étaient organisées des festivités en l’honneur de la libération de l’activiste Sahraoui Salah Labsir. Human Rights Watch a identifié l’emplacement exact où cette vidéo a été filmée en recoupant les emplacements des immeubles et des routes qui y sont visibles avec des images satellite obtenues le 2 juillet 2019 — confirmant ainsi que la maison de Labsir, du toit de laquelle la seconde vidéo a été tournée, est située à quelques pâtés de maisons de l’intersection où la police interceptera plus tard le même véhicule et arrêtera ses passagers après les avoir passés à tabac.

Dans la seconde vidéo, on voit le pick-up contourner une barrière de police en montant sur un trottoir, faire demi-tour sur un terre-plein, puis s’arrêter quelques secondes tout près d’un fourgon de police, juste le temps que trois hommes sautent du pick-up et courent en direction de ce qui semble être une ouverture dans le dispositif de sécurité autour du domicile de Labsir. Le pick-up redémarre alors et roule en direction d’une barrière. La vidéo ne montre pas si le pick-up a effectivement percuté la barrière, endommageant un véhicule de police et blessant des policiers, comme l’affirment les autorités marocaines. Filmée depuis le toit de l’immeuble, la vidéo s’interrompt brusquement quand un homme en civil, possiblement un policier, jette un projectile en direction de la personne qui filme.

Human Rights Watch a examiné une troisième vidéo publiée le 7 juin sur Facebook par Equipe Media, un collectif d’activistes en faveur de l’autodétermination du Sahara occidental. Cet enregistrement de 44 secondes documente le même événement sous un angle différent, montrant également le cordon sécuritaire dressé par la police à l’extérieur du domicile de Labsir. Enregistrée depuis le rez-de-chaussée dudit domicile, cette troisième vidéo montre le pick-up au moment où il arrive devant la maison, ainsi que le policier en civil présumé en train de lancer un projectile vers la personne qui filme depuis le toit.

Smara News, Equipe Media et d’autres groupes d’activistes locaux offrent de précieuses ressources pour documenter les évènements au Sahara occidental, à l’heure où les journalistes non marocains sont confrontés à des obstacles considérables pour s’y rendre, et où le Maroc refuse quasi systématiquement l’entrée sur le territoire d’activistes étrangers pro-sahraouis.

Législation marocaine sur la torture et les aveux extorqués

La constitution marocaine interdit l’usage excessif de la force et stipule que « la pratique de la torture, sous toutes ses formes et par quiconque, est un crime puni par la loi ». Le Code de procédure pénale interdit aux tribunaux d’admettre comme preuves les déclarations obtenues par la police sous la contrainte ou à la suite de violences. En pratique, cependant, les tribunaux jugent régulièrement admissibles comme éléments de preuve des « aveux » contestés, sur la base desquels ils prononcent des condamnations sans enquêter sur les allégations de torture et autres mauvais traitements physiques.

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