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Maroc, le royaume des réformes inachevées

20 ans d’avancées et de reculs des droits humains sous Mohammed VI

Publié dans: L'Obs
Le roi du Maroc Mohammed VI, assis entre son fils le prince Moulay Hassan (à gauche) et son frère le prince Moulay Rachid (à droite), prononce un discours le 29 juillet 2019, à la veille du 20ème anniversaire de son accession au trône, le 30 juillet 1999. © 2019 Palais royal marocain via AP
 

C’est l’histoire d’un roi plein de bonnes intentions, qui entame des réformes, ne va pas jusqu’au bout, et finit par tomber dans les travers qu’il voulait combattre. Ainsi pourrait-on résumer les 20 ans de règne de Mohammed VI qui se sont achevés ce 30 juillet.

Le « roi des pauvres » des débuts, modeste et soucieux du sort des démunis, est ainsi devenu un monarque richissime dont on déplore « l’étalage de luxe » tandis que les Marocains risquent leur vie pour émigrer en masse en Europe. La nouvelle Constitution de 2011, voulue « démocratique » par le roi, a pourtant permis au leader d’un parti politique minoritaire, grâce à sa proximité du Palais, de faire tomber un premier ministre majoritaire et librement élu…

Cette tendance aux reculs et aux faux-semblants est aussi largement perceptible en matière de droits humains.

À son avènement en 1999, Mohammed VI s’est tout de suite montré désireux de tourner la page des « années de plomb ». Pendant les 38 ans de règne de Hassan II, son père et prédécesseur, le Maroc était en effet parsemé de prisons secrètes dans lesquelles les opposants à la monarchie expiaient leurs fautes, réelles ou imaginaires, parfois dans des conditions d’horreur défiant l’imagination.

Aussi le monde a-t-il applaudi quand le jeune roi a créé l’Instance Équité et Réconciliation (IER) en 2004. S’inspirant de l’expérience sud-africaine post-apartheid, il s’agissait de faire la lumière sur les tortures, exactions et autres injustices commises sous Hassan II, compenser les victimes… et leur rendre justice ? Non.

Avant de recevoir des chèques pour réparation (près de cent millions d’euros au total, payés par l’État), les victimes ont donc défilé sous les caméras en racontant leurs calvaires lors d’auditions publiques poignantes. Mais — c’était la limite de l’exercice — il leur était interdit de nommer leurs tortionnaires. Du coup, malgré les quelques 16 000 dossiers instruits par l’IER, personne n’a été poursuivi. Et les bourreaux d’hier, tout comme leurs donneurs d’ordres, continuent aujourd’hui à couler des retraites paisibles.

Compromis acceptable, simple « modalité » d’un processus permettant aux Marocains de se « réconcilier » avant de tourner la page et aller de l’avant ? C’est ainsi que le présentait la version officielle. Une autre manière de voir les choses consiste à penser que, l’impunité ainsi établie, rien n’empêcherait les exactions du passé de se reproduire.

Les animateurs de l’IER, sous la houlette de feu Driss Benzekri, lui-même un ancien prisonnier politique, ont pensé à cela. C’est pour cette raison qu’en parallèle du processus d’auditions et de compensations, ils ont publié une série de recommandations à l’État visant à en finir une fois pour toutes avec les abus : fin des ordres « oraux » d’usage de la force, transparence du processus de décision sécuritaire (afin d’identifier les donneurs d’ordres à tous les niveaux), obligation pour tout policier de rapporter à la justice tout crime dont il est témoin, même s’il est commis par ses supérieurs… Mais 12 ans après la mort de Benzekri, aucune de ces recommandations-clés n’a été sérieusement appliquée.

Si elles l’avaient été, et si les bourreaux du passé avaient payé le prix de leurs forfaits, les activistes du Hirak, mouvement de protestation sociale qui a secoué les montagnes du Rif, auraient-ils été torturés dans les locaux de la police en 2018 ? Auraient-ils été contraints, par la force ou la ruse, de signer des aveux mensongers, sur la base desquels la justice les a condamnés à jusqu’à 20 ans de prison ? Probablement pas.

Si l’impunité n’avait pas été érigée en dogme, le roi lui-même se serait-il senti obligé de dédouaner les forces de l’ordre d’Al Hoceima, chef-lieu du Rif, alors même que de nombreux rapports, y compris certains émanant d’instances étatiques marocaines (!) les accusaient de violences contre les manifestants ? Probablement pas.

Voilà comment un processus de réforme, commencé dans la bonne foi, s’est perdu en chemin. Rien n’empêche désormais le Maroc de Mohammed VI de tomber dans les mêmes travers que celui de Hassan II. Certes pas à la même échelle, mais la dynamique — violences policières, impunité, procès iniques, condamnations lourdes — est la même. Rien ne garantit que le rythme des exactions ne va pas s’accélérer. « Tourner la page du passé » ? Si telle était l’intention, c’est un échec. Le passé du Maroc le rattrape.

La même dynamique est à l’œuvre en ce qui concerne la liberté de la presse. Au début du règne de Mohammed VI, elle était ébouriffante. Travers de la monarchie, questionnements de l’Islam, jusqu’aux interviews du leader du Polisario (mouvement pour l’autodétermination du Sahara occidental, territoire considéré comme sien par le Maroc) … aucun de ces tabous ne faisait reculer la jeune presse d’alors.

Mais l’histoire s’est compliquée avec le temps. Les saisies, les emprisonnements de journalistes, les procès injustes conclus par des dommages et intérêts exorbitants, les boycotts publicitaires orchestrés par le Palais se sont multipliés au fil des années. Aujourd’hui, à force d’intimidations et d’autocensure (en 2016, un journaliste a été poursuivi pour le simple fait d’avoir employé l’expression « Sahara occidental » — ce dont il s’est d’ailleurs défendu), la presse marocaine n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été durant la première décennie de règne de Mohammed VI.

Dans ce constat, l’État, emporté par sa rhétorique réformiste, ne voit que récriminations et « nihilisme ». Le gouvernement ne s’est-il pas félicité du passage d’un nouveau code de la presse « sans peines de prison » en 2016, alors que les journalistes sont encore emprisonnés en vertu du code pénal, et que de simples citoyens, coupables d’avoir publié des statuts dissidents sur Facebook, se retrouvent derrière les barreaux ?

Les droits des femmes, volet majeur de l’œuvre réformatrice de Mohammed VI, n’ont pas subi un revers aussi marqué. Sans les mettre au diapason des hommes (les inégalités entre les sexes perdurent, notamment en matière d’héritage) une réforme historique décidée par le roi en 2004 a accordé aux femmes marocaines des droits avancés, qui leurs sont acquis aujourd’hui.

L’un d’eux est l’avancée de l’âge minimal du mariage, passé de 15 à 18 ans… sauf « dérogation » décidée par un juge, à la demande de la famille d’une fille mineure. En 2018, il y a eu 40 000 dérogations, près de 20 % des mariages enregistrés an Maroc la même année. Et le ministre de la Justice lui-même rapporte que le phénomène est « en hausse de façon alarmante ». Encore une illustration du principe selon lequel en matière de réformes, les brèches ont toujours vocation à s’élargir.

En cette période de bilan, des commentateurs soulignent aussi les progrès économiques réalisés par le royaume de Mohammed VI, ses réussites en matière d’infrastructures ou de diplomatie. Ils constatent aussi que le Maroc s’est relativement bien sorti de la séquence du « printemps arabe », s’évitant les révolutions ainsi que les dérives sanglantes qui ont secoué ses voisins.

Mais ces succès devraient-ils masquer, ou même relativiser les reculs en matière de droits et de libertés ? 20 ans après l’intronisation de Mohammed VI, il est devenu routinier que des organisations internationales des droits humains dressent des rapports sombres de la situation au Maroc. Il est également devenu coutumier que le gouvernement dénonce ces rapports comme « biaisés » et « anti-Maroc ». Une rhétorique qui n’est pas sans rappeler celles des pires violeurs de droits du monde Arabe, dont l’Egypte de Abdelfattah Al-Sissi, et l’Arabie saoudite de Mohamed Ben Salmane… Le Maroc, « exception » du monde arabe ? De moins en moins, à vrai dire…

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