(Bangui) Des chefs et combattants de la Séléka (« alliance » en sango) quittent leurs camps à Bangui, capitale de la République centrafricaine, pour se regrouper dans les villes du nord-est et se livrer à une nouvelle vague d'atrocités sur des civils, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch. Des éléments des troupes tchadiennes appartenant à la force de maintien de la paix ont, dans certain cas, facilité les mouvements de chefs de la Séléka complices de graves exactions.
En janvier 2014, des forces de la Séléka ont torturé et tué des civils dans la ville de Sibut, où s'étaient regroupés les ex-rebelles, ainsi qu'aux alentours de celle-ci, affirme Human Rights Watch. Des forces de la Séléka ont pu quitter des bases dans lesquelles elles avaient été confinées par la force de maintien de la paix de l'Union africaine, en empruntant pour cela des pistes de brousse qui leur ont permis de contourner les points de contrôle, ou en voyageant avec des troupes tchadiennes en convois lourdement armés.
« Pour offrir aux civils en République centrafricaine une protection effective, l'Union africaine doit impérativement mettre un terme aux activités des troupes tchadiennes appartenant à la force de maintien de la paix, qui vont directement à l'encontre de leur mission », a expliqué Peter Bouckaert, directeur des Urgences de l'organisation Human Rights Watch. « Les forces tchadiennes ne doivent pas se rendre complices des attaques de la Séléka contre les civils. »
La Séléka, très majoritairement musulmane, compte dans ses rangs de nombreux mercenaires tchadiens et soudanais. La Mission Internationale de Soutien à la Centrafrique sous conduite Africaine (M.I.S.C.A.), la force de maintien de la paix de l'Union africaine déployée pour protéger les civils, qui est officiellement devenue opérationnelle en décembre 2013, inclut également des troupes tchadiennes. À l'issue d'une mission de monitoring en décembre 2013, le Haut-Commissariat aux droits de l'homme a indiqué en janvier 2014 avoir eu connaissance de « multiples témoignages de collusion » entre des troupes tchadiennes de maintien de la paix et les forces de la Séléka.
Au nombre de ces témoignages figurait des informations selon lesquelles soldats tchadiens et combattants de la Séléka s'étaient, le 5 décembre, rendus de maison en maison pour rechercher des membres des milices anti-balaka (balaka signifiant « machette » en sango) (formations chrétiennes constituées pour répondre à la Séléka, également auteures de fréquentes attaques contre des civils musulmans) et avaient tué à l'aveuglette au moins onze personnes. Selon ces informations, au nombre des victimes figuraient pêle-mêle des femmes âgées, des personnes malades ou souffrant de handicaps mentaux.
Depuis le mois de décembre, la MISCA s'est, aux côtés de la force française Sangaris, efforcée de réduire la violence en République centrafricaine en contenant les forces de la Séléka et leur arsenal dans plusieurs camps, à Bangui. Fin janvier toutefois, Human Rights Watch a obtenu des informations attestant de mouvements de forces de la Séléka, seules et aux côtés de troupes tchadiennes, ayant coïncidé avec une nouvelle flambée de violences.
L’Union africaine devrait suspendre sans délai les membres des troupes tchadiennes de la MISCA faisant l'objet d'accusations crédibles de participation à de exactions graves, notamment ceux qui se sont rendus complices actifs de la Séléka, et ouvrir une enquête sur ces faits, avec le soutien de l'organisation des Nations Unies (ONU).
L'ONU, des organisations régionales et les pays qui appuient la MISCA, doivent examiner avec soin l'aide qu'ils apportent à celle-ci pour s'assurer qu'elle ne profite pas à des membres des troupes tchadiennes coupables d'atteintes aux droits humains ou qui se rendent complices de forces de la Séléka auteurs d'exactions.
« Pour être efficaces, les forces de maintien de la paix se doivent d'être impartiales », explique Peter Bouckaert. « Il est indispensable que l'Union africaine mène une enquête rigoureuse pour déterminer si des troupes tchadiennes de maintien de la paix font courir un danger à des civils en apportant un soutien à la Séléka. »
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Précisions sur les nouvelles exactions de la Séléka, l'implication de forces tchadiennes de maintien de la paix et le contexte dans lequel s'inscrit le conflit
Accusations de meurtre et de tortures par des membres de la Séléka dans la région de Sibut
Le 16 janvier 2014, des combattants de la Séléka et de milices anti-balaka ont tenté d'organiser une rencontre de réconciliation sous le parrainage officiel d'autorités locales et de chefs religieux. Bien que les combattants de la Séléka aient promis de ne pas porter atteinte à l'intégrité physique des chefs des milices anti-balaka non armés, ils ont exécuté les trois représentants de celles-ci qui assistaient à la rencontre, avant de s'en prendre au public qui s'était rassemblé pour assister à la rencontre, faisant ainsi au moins 16 morts de plus. Les combattants de la Séléka ont refusé de permettre aux bénévoles locaux de la Croix rouge d'approcher de la zone pour ensevelir les victimes. Les six derniers corps n'ont ainsi pu être récupérés que le 21 janvier.
Un responsable local a résumé la situation en ces termes à l’équipe de Human Rights Watch:
Ils ont tué les trois représentants des milices anti-balaka qui participaient à la rencontre. Ils les ont exécutés avant d'ouvrir le feu sur les personnes présentes. Ils ont tué tant de gens. En plus des trois représentants des milices anti-balaka, 16 autres morts ont dû être ensevelis par leurs familles. Six corps étaient si proches de leur camp que nous n'avons pas été en mesure de les récupérer avant le 21 janvier. Ils considèrent que toute la population de Sibut soutient les milices anti-balaka.
Les combattants de la Séléka tiraient fréquemment sur les civils qu'ils rencontraient à Sibut. Le 23 janvier à 9h du matin, des combattants de la Séléka ont ouvert le feu sur trois hommes qui traversaient le pont principal de la ville. Ils en ont tué deux et ont grièvement blessé Leono Wambiti, 18 ans, déchiquetant sa mâchoire et l'une de ses jambes. Les combattants de la Séléka sont restés sur place jusqu'à 15h et ont laissé Wambiti se vider de son sang sur le pont. Lorsque les villageois sont finalement parvenus à lui porter secours, six heures après qu'il ait été touché par les tirs, ils l'ont transporté dans la brousse où il est demeuré caché neuf jours sans soins médicaux. Il est décédé de l'infection de ses blessures le 2 février, le jour où les combattants de la Séléka ont quitté Sibut.
Le 28 janvier, un groupe de huit combattants de la Séléka a enlevé Abraham Ngieri, 21 ans, ainsi que Michel Ngodji et Franku Mois, âgés de respectivement 31 et 24 ans, à Sibut, et les a emmenés au quartier général du groupe, à la mairie de Sibut. Devant les chefs locaux de la Séléka, les combattants ont ligoté les trois hommes, les ont torturés et, cinq heures durant, les ont lardés de coups de couteaux afin de les contraindre à révéler la localisation des camps des milices anti-balaka dans la région. Lorsqu'il leur est apparu de manière évidente que les hommes ne savaient rien de ces camps, le chef de la Séléka à Sibut, le général Rakis, a ordonné à ses soldats d'emmener les trois victimes et de les tuer.
Abraham Ngieri qui, bien que grièvement blessé, a survécu, a déclaré à Human Rights Watch :
L'ordre de nous emmener et de nous tuer est venu du chef local lui-même. Environ neuf d'entre eux nous ont embarqués à bord d'un pickup tout terrain de couleur bleue. Nous étions toujours attachés, à la mode arbatasher (c'est-à-dire, bras et jambes liés dans le dos). Ils nous ont conduits à quelques kilomètres de la ville. Ils nous ont à nouveau poignardés avant de mettre le feu à la maison dans laquelle ils nous avaient jetés. Je suis parvenu à m'échapper parce que les cordes ont brûlé, ce qui m'a permis de me libérer. Les deux autres ont péri dans l'incendie.
Le 29 janvier, des combattants de la Séléka en patrouille dans le quartier d'Isolé de Sibut ont fouillé les maisons les unes après les autres à la recherche d'hommes à enlever. Ils sont entrés dans la maison d'Arsène Datunu, 30 ans, qui gardait ses quatre enfants alors que son épouse se trouvait au marché, et l'ont emmené, ainsi que son frère, Gongéré Datunu, et un troisième homme du quartier. Ils se sont emparés des trois hommes, les ont attachés à la mode arbatasher, et les ont conduits dans un village situé à cinq kilomètres au nord de Sibut où ils les ont exécutés, abandonnant leurs cadavres derrière eux.
Atrocités commises par des combattants de la Séléka sur la route de Bangui-Sibut
À la fin du mois de janvier, environ 500 combattants armés de la Séléka et leurs chefs ont quitté à pied le camp Kassai de Bangui. Ils ont enlevé des civils dans la région et les ont contraints à transporter leurs munitions et bagages. En se dirigeant vers le nord, les combattants ont attaqué des civils dans des villages le long de la route.
Au cours de la nuit du 29 janvier, des combattants de la Séléka sont arrivés dans le village de Pata, à 60 kilomètres au nord de Bangui. Ils y ont capturé neuf hommes qu'ils ont emmenés avec eux sur la route principale. Là, ils ont exécuté quatre d'entre eux avant de poursuivre leur chemin avec les cinq autres. Le lendemain, des villageois de Vangué, à environ 50 kilomètres de Pata, ont trouvé, dans une bananeraie, les cadavres de cinq hommes, apparemment exécutés, à proximité immédiate du lieu où un camion de la Séléka était tombé en panne la semaine précédente. Des forces anti-balaka avaient pillé le camion et il semble que des combattants de la Séléka aient exécuté les victimes en représailles.
Le 1er février, la colonne de la Seleka est passée à proximité de Damara, à environ 130 kilomètres au nord de Bangui, et à cette occasion a eu lieu un échange nourri de coups de feu avec des miliciens anti-balaka. Lors de cet incident, certains des civils enlevés ont pu s'échapper.
Un cuisinier quinquagénaire d'un restaurant connu de Bangui et son fils, âgé de 24 ans, comptaient au nombre des personnes enlevées par les combattants de la Séléka quittant Bangui. Ils ont raconté à Human Rights Watch, à proximité de Damara, comment ils avaient, avec d'autres, été contraints de transporter pour les combattants de la Séléka de lourdes charges constituées de munitions et de bagages. Le sixième jour, les combattants de la Séléka ont exécuté sommairement deux des civils enlevés alors trop épuisés pour continuer à transporter leur charge.
« Ils ont été exécutés ensemble », a raconté le témoin à Human Rights Watch : « ils se sont assis parce qu'ils n'en pouvaient plus. Les combattants leur ont donné l'ordre de se lever, et comme ils ne pouvaient plus, ils les ont simplement abattus. » Le 1er février, dans le village de Ngupe, la Séléka a, selon deux témoins, tué quatre habitants qui tentaient de s'enfuir.
Des troupes tchadiennes prêtent main forte aux chefs de la Séléka
Le 26 janvier, à 16h30, des enquêteurs de Human Rights Watch ont vu passer, et ont été en mesure de filmer, à approximativement 60 kilomètres au nord de Bangui, un convoi de troupes tchadiennes lourdement armées appartenant à la force de maintien de la paix. Le convoi incluait au moins huit pickups chargés de combattants de la Séléka, dont un certain nombre de chefs de l'organisation, comme le général Mahamat Bahr, en charge du renseignement militaire pour la Séléka, que Human Rights Watch avait rencontré la veille de sa fuite.
Le 31 janvier, le général Bahr a contacté Human Rights Watch par téléphone pour annoncer qu'il s'était rendu à Bossangoa, ville clé du nord-ouest du pays, avec le convoi des troupes tchadiennes de la force de maintien de la paix. Les Tchadiens devaient y relever des troupes de maintien de la paix dépêchées par la République du Congo stationnées à Bossangoa depuis plusieurs mois. Après avoir assumé la responsabilité du maintien de la paix à Bossangoa, les troupes tchadiennes ont permis à un autre chef de la Séléka, le colonel Saleh Zabadi, de quitter avec ses hommes leur base, où ils étaient tenus de demeurer, et de rejoindre le général Bahr et d'autres chefs de la Séléka dans les villes du nord du pays que sont Sibut, Kaga Bandoro et Kabo, où ils regroupaient leurs forces.
Dans un rapport de décembre 2013, intitulé « Ils sont venus pour tuer », Human Rights Watch expliquait comment le colonel Zabadi, alors adjoint au commandant local à Bossangoa, avait ordonné, le 18 novembre, de noyer sept exploitants agricoles accusés à tort d'être des miliciens anti-balaka. Après avoir été ligotés, les sept hommes ont été jetés dans l'Ouham River ; trois ont survécu. En décembre, Human Rights Watch a rencontré le colonel Zabadi et le général Bahr pour leur présenter les preuves dont disposait l'organisation et les avertir du fait qu'ils pouvaient être considérés comme responsables pénalement de ces faits.
La MISCA, dont la mission est de protéger les civils, s'est efforcée de stabiliser la République centrafricaine en ordonnant aux combattants de la Séléka de demeurer dans leurs camps, et en tentant de les empêcher de circuler avec leurs armes. Un responsable de la force de maintien de la paix a déclaré à Human Rights Watch qu'en fournissant des escortes à des chefs de la Séléka armés, les Tchadiens échappaient à son commandement et sortaient du cadre de leur mission.
Le contexte du conflit
La plupart des forces musulmanes de la Séléka, qui se sont emparées du pouvoir en mars 2013, se sont rendues coupables de violations massives des droits humains attestées par Human Rights Watch, et notamment de massacres, de viols, d'exécutions, de tortures et de l'incendie de centaines de villages. En conséquence directe des nombreuses exactions commises par la Séléka, près d'un cinquième de la population du pays a dû fuir pour vivre, dans des conditions humanitaires précaires, dans la brousse ou des camps de personnes déplacées.
En septembre, les milices anti-balaka, principalement chrétiennes, ont commencé à répliquer, et au cours des deux derniers mois, ont intensifié leurs attaques, destinées à venger les leurs, sur les population musulmanes, se livrant à des massacres, exécutions et tortures, brûlant et pillant des maisons de familles musulmanes, contribuant ainsi à aggraver le bain de sang dans lequel est plongé le pays. Par peur de ces atrocités, les populations musulmanes ont fui de nombreuses villes du nord-ouest du pays, telles que Bossangoa et Bouca, où elles constituaient de longue date une part importante de la population.
En janvier 2014, Michel Djotodia, ancien chef de la Séléka nommé Président en août 2013, a cédé le pouvoir lors d’un sommet à N'Djaména, au Tchad, où le Conseil national de transition de la République centrafricaine s'est réuni pour commencer le processus de sélection d'un nouveau président par intérim. Catherine Samba-Panza, ancien maire de Bangui, a prêté serment le 23 janvier 2014. Elle hérite d'un État très affaibli, d'une crise humanitaire et d'un conflit en cours avec des implications régionales.