Son Excellence Pierre Nkurunziza
Président de la République du Burundi
La Présidence
Bujumbura
Burundi
Le 25 avril 2013
Votre Excellence,
Objet : Préoccupations concernant la nouvelle loi sur les médias au Burundi
Je vous adresse le présent courrier afin de vous exhorter à ne pas signer la nouvelle loi sur les médias adoptée par le Sénat le 19 avril 2013, et à empêcher qu'elle ne soit promulguée dans sa forme actuelle. Je vous demande instamment de renvoyer la loi au Parlement pour qu'elle soit modifiée, et de veiller à ce que la version définitive restaure les libertés des médias conformément aux engagements nationaux et internationaux du Burundi.
La loi, dans sa version adoptée par le Sénat, porte atteinte au droit fondamental à la liberté d'expression, garanti par la Constitution burundaise et par les conventions régionales et internationales, dont la Charte africaine sur les droits de l'homme et des peuples, que le Burundi a ratifiée.
Entre autres provisions, cette loi compromettrait la protection des sources, limiterait les sujets pouvant être couverts par les journalistes, imposerait de nouvelles amendes aux médias accusés d'enfreindre la loi, et exigerait que les journalistes disposent d’un niveau minimal de formation et d’expérience professionnelle.
Human Rights Watch, qui a suivi de près l’évolution de cette loi, estime que son adoption pourrait limiter la liberté d'expression et l'indépendance du journalisme au Burundi. Plusieurs dispositions de la loi pourraient restreindre de manière significative la capacité des journalistes à couvrir les événements dans ce pays, ce qui remettrait en cause la liberté d'expression durement acquise par les Burundais, entre autres droits.
La version adoptée par le Sénat contient plusieurs articles qui pourraient aussi exposer les journalistes burundais à diverses sanctions pour des délits mal définis. Par exemple, elle prévoit que les journalistes doivent s'abstenir de rapporter des informations qui pourraient affecter « l’unité nationale ; l’ordre et la sécurité publics ; la moralité et les bonnes mœurs ; l’honneur et la dignité humaine ; la souveraineté nationale ; la vie privée des personnes ; la présomption d’innocence ». Elle restreint le travail de reportage sur les questions qui impliquent « la propagande de l’ennemi de la nation burundaise en temps de paix comme en cas de guerre », « des informations portant atteinte au crédit de l’État et à l’économie nationale » et « des informations portant atteinte à la stabilité de la monnaie ». La loi stipule également que les journalistes sont tenus de diffuser uniquement des « informations objectives et dont les sources sont rigoureusement vérifiées », sans explication complémentaire.
Ces formules très vagues pourraient potentiellement faire qualifier de délits des reportages sur des thèmes comme l'inflation, les questions de sécurité ou les assassinats politiques, et pourraient mener à des sanctions à l'encontre des journalistes pour des articles d'analyse ou d'opinion sur ces sujets ou d'autres.
La loi exige également que les journalistes soient titulaires d'un diplôme de niveau baccalauréat en journalisme ou d'un diplôme équivalent, ou qu'ils aient au moins deux ans d'expérience professionnelle, ce qui crée indûment une barrière pour les futurs ou jeunes journalistes, y compris ceux qui ne disposent pas d'une qualification formelle. Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui fournit l'interprétation définitive du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Burundi est un État partie, déclare dans son Observation générale n° 34 sur la liberté d'expression que les systèmes généraux d'enregistrement ou d'octroi de licence pour les journalistes par l'État sont incompatibles avec la liberté d'expression.
Même si cette nouvelle législation élimine les peines d'emprisonnement incluses dans la loi de 2003 qu'elle viendrait remplacer, elle impose des amendes très élevées – certaines allant jusqu'à 6 millions de francs burundais (environ 3 750 dollars américains) – que beaucoup de stations de radio et de journaux ne seraient pas en mesure de payer. Le Sénat a réduit l'amende maximale de 8 millions à 6 millions de francs burundais, mais ce montant reste hors de portée pour bon nombre de médias burundais.
Nous reconnaissons que le Burundi a réalisé d'importants progrès sur la voie du redressement après des décennies de conflit armé. Cependant, le pays a connu des pics de violence ces dernières années, avec une forte hausse du nombre d’assassinats politiques après les élections de 2010. Human Rights Watch a documenté l'implication d'agents de l'État dans de nombreux cas. Les journalistes burundais ont joué un rôle essentiel dans la diffusion d'informations sur ces assassinats et pour faire entendre la voix des familles des victimes. Dans le cadre de la loi adoptée par le Sénat, tout reportage sur ces affaires et sur l'impunité des agents de l'État pourrait être considéré comme illégal s'il était interprété comme affectant l'unité nationale ou l'ordre public.
Nous sommes particulièrement préoccupés par le calendrier de ce projet de loi par rapport aux élections prévues au Burundi en 2015. Human Rights Watch a documenté des cas récurrents de harcèlement et de menaces à l'encontre de journalistes et d'autres détracteurs supposés du gouvernement pendant la dernière période électorale de 2010.
Le Burundi dispose d'un secteur médiatique indépendant dynamique, mais les journalistes sont fréquemment menacés et intimidés par des agents de l'État pour des articles et des émissions considérés comme critiques à l'égard du gouvernement.
Après que la plupart des partis d'opposition ont boycotté les élections de 2010 et que plusieurs de leurs dirigeants ont fui le pays, le parti au pouvoir, le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), a semblé traiter les journalistes, ainsi que les organisations de la société civile, comme la nouvelle opposition. Tout au long des années 2011 et 2012, les journalistes de radio, notamment, ont été à plusieurs reprises harcelés et convoqués au parquet pour rendre des comptes sur leurs émissions.
Human Rights Watch estime qu'un des éléments fondamentaux pour l'avenir démocratique du Burundi est la capacité des journalistes à travailler sans entrave et à réaliser des reportages sur les questions sensibles. Aussi, nous vous appelons à rejeter la nouvelle loi sur les médias dans sa forme actuelle et à démontrer ainsi votre engagement à préserver le secteur médiatique dynamique du Burundi qui risquerait sinon d’être fragilisé par une législation répressive.
Veuillez agréer, Votre Excellence, l’expression de notre haute considération.
Kenneth Roth
Directeur exécutif
Copie :
Mme Léocadie Nihazi
Ministre des Télécommunications, de l’Information, de la Communication et des Relations avec le Parlement