Datée le 15 juillet 2010 / publiée le 11 novembre 2010
Président Barack Obama
La Maison Blanche
1600 Pennsylvania Avenue, NW
Washington, DC 20500
Monsieur le Président,
Nous nous adressons à vous pour apporter une contribution à la stratégie globale élaborée par le gouvernement des États-Unis à la suite de la récente promulgation de la loi relative au désarmement de l'Armée de Résistance du Seigneur (Lord's Resistance Army, ou LRA) et à la relance du nord de l'Ouganda (LRA Disarmament and Northern Uganda Recovery Act). Nous estimons que cette loi constitue une étape cruciale dans la réponse à la menace représentée par la LRA en Afrique centrale. Nous applaudissons les efforts entrepris par les membres du Congrès qui ont contribué à l'adoption de ce projet de loi, ainsi que votre propre engagement lorsque vous avez signé et promulgué cette loi le 24 mai.
Nous décrivons dans cette lettre les tâches que Human Rights Watch juge essentielles dans le cadre d'une stratégie globale visant à protéger les civils contre les attaques de la LRA, et à garantir que les chefs de la LRA soient traduits en justice. Nous exposons aussi différentes options envisageables sur la façon dont nous pensons que ces tâches cruciales peuvent être mises en œuvre. Nous croyons savoir que votre administration a déjà commencé à recueillir les contributions de divers départements du gouvernement des États-Unis, et nous espérons que nos recommandations vous seront également utiles.
Comme vous le savez, Human Rights Watch rassemble depuis de nombreuses années des preuves sur les terribles exactions commises par la LRA. Nous sommes gravement préoccupés par les attaques récurrentes contre les civils ainsi que par les enlèvements d'enfants et d'adultes pratiqués à grande échelle en République démocratique du Congo (RDC), au Sud Soudan et en République centrafricaine (RCA). Près de 2 000 civils ont été tués par la LRA dans le nord-est du Congo depuis 2008 et 2 300 autres ont été enlevés, y compris de nombreux enfants. Des centaines d'autres civils ont été tués et enlevés en RCA et au Sud Soudan au cours de la même période. Près de 350 000 personnes ont été déplacées dans ces trois pays, sans accès à l'aide humanitaire pour nombre d'entre elles. Ces dernières victimes viennent s'ajouter aux dizaines de milliers de victimes des violences de la LRA dans le nord de l'Ouganda.
L'ampleur colossale des exactions commises par la LRA - qui équivalent à des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité - mérite de toute urgence l'attention et des actions concrètes de la part de la communauté internationale et des gouvernements de la région. La LRA a été décrite à maintes reprises par le Conseil de sécurité de l'ONU comme une menace pour la paix et la sécurité internationales, pourtant à ce jour les mesures prises pour mettre fin aux atrocités perpétrées par ce groupe armé sont loin d'être suffisantes.
En plus d'aider la population civile à obtenir la sécurité, mettre fin à la menace de la LRA est aussi crucial pour la prévention des conflits ainsi que pour la paix et la stabilité régionales, en particulier au Sud Soudan. Comme vous le savez, dans le milieu des années 90, le seul État à soutenir la LRA était le gouvernement soudanais à Khartoum, semble-t-il en représailles à l'appui du gouvernement ougandais aux rebelles soudanais du Mouvement/Armée populaire de libération du Soudan (Sudan People's Liberation Movement/Army, ou SPLM/A). Bien que ce soutien ait diminué et qu'il ait même peut-être cessé à partir de 2002, il y a eu des indications récentes que la LRA pourrait une fois de plus chercher à atteindre des représentants de l'État à Khartoum. Si les manœuvres du passé devaient se répéter, cela pourrait déstabiliser l'Accord de paix global (Comprehensive Peace Agreement, ou CPA) et peut-être le référendum de l'an prochain sur l'indépendance. Le gouvernement des États-Unis a investi des efforts considérables dans la recherche de la paix au Sud Soudan, qui pourraient être compromis par une menace persistante de la LRA.
Les composantes d'une stratégie globale pour contrer la menace de la LRA sont exposées ci-après.
Le renforcement de la protection des civils doit être central
Les récentes opérations militaires contre la LRA n'ont pas réussi à assurer la protection de la population civile. Les forces armées ougandaises (Uganda People's Defence Force, ou UPDF), avec le soutien du gouvernement américain, se sont à ce jour principalement occupées de cibler les principaux dirigeants de la LRA (jusqu'ici sans succès). Seuls des efforts militaires limités ont été consacrés à la protection des populations vulnérables. Les forces armées nationales en RDC et RCA, dont le gouvernement ougandais déclare qu'elles sont chargées de la protection des civils, se sont avérées largement inefficaces. Les missions de maintien de la paix de l'ONU opérant en RDC, RCA et au Sud Soudan ne sont pas non plus parvenues à répondre efficacement à la menace de la LRA, en raison de ressources limitées et de priorités concurrentes.
Le résultat a été une absence presque totale de la protection des civils dans de nombreuses zones affectées par la LRA. Cette lacune est particulièrement grave puisque l'expérience démontre qu'à maintes reprises la LRA a exercé des représailles contre les civils lorsqu'elle s'est trouvée sous la pression militaire. La non prise en compte d'une protection suffisante des civils dans les plans militaires a entraîné un coût élevé inacceptable en vies humaines et des conséquences humanitaires dévastatrices.
Renforcer de toute urgence la protection des civils devrait être une priorité absolue dans une nouvelle stratégie s'attaquant au problème de la LRA. S'appuyer exclusivement sur la mise hors d'état de nuire du dirigeant de la LRA, Joseph Kony, et de ses principaux commandants, citée souvent comme la tâche la plus essentielle pour améliorer la sécurité des civils, est insuffisant. L'arrestation, en vue de leur procès de Kony et d'autres dirigeants de la LRA qui font l'objet de mandats d'arrêt de la Cour pénale internationale, devrait être considérée comme une tâche s'inscrivant dans une stratégie plus large et plus globale pour protéger les civils, et non comme la seule tâche.
Afin de renforcer la protection des civils, une nouvelle stratégie devrait comporter les éléments clés suivants :
- a. Le déploiement d'un nombre suffisant de soldats et de policiers efficaces et responsables dans les zones touchées par la LRA, qui soient chargés de la protection des civils. Cela exigera un engagement international sensiblement accru. Ajouter des troupes mal entraînées et mal équipées issues des forces armées nationales, que ce soit de la région ou d'ailleurs, serait inefficace ou probablement contre-productif. Dans le nord de l'Ouganda et au Sud Soudan, l'augmentation du nombre de soldats ougandais n'a pas sensiblement amélioré la situation pour la protection des civils.
- b. L'utilisation et le renforcement de la collecte de renseignements afin d'améliorer la protection des civils. À ce jour, les renseignements recueillis grâce à des vols de surveillance et à de l'imagerie satellitaire ont été utilisés principalement pour tenter de repérer l'emplacement des dirigeants de la LRA. Mais ces informations sont également vitales pour suivre les mouvements de la LRA et pour identifier les communautés qui peuvent devenir vulnérables aux attaques.
- c. Un perfectionnement des réseaux et des stratégies de communication permettant d'améliorer les flux d'information et les systèmes d'alerte précoce. L'extension des réseaux de téléphonie mobile, par exemple, apporterait un avantage indéniable à la protection des civils. Une plus grande attention devrait également être accordée à la mise en place de mécanismes permettant aux communautés locales de fournir des informations sur leurs problèmes de protection.
- d. Une meilleure coordination entre les missions de l'ONU et les forces armées nationales. Alors que l'ONU a cherché à améliorer sa coordination interne, notamment par le biais de la nomination des points focaux sur la LRA dans chaque mission de l'ONU pour faciliter le partage d'information, il faudrait faire davantage pour mieux coordonner son action avec toutes les forces armées nationales concernées, en particulier l'UPDF. La mise en place d'une cellule de coordination commune qui comprenne des représentants des différentes missions de maintien de la paix de l'ONU, de l'UPDF et des autres forces armées faciliterait grandement l'échange d'informations et la coordination. Les États-Unis devraient envisager de détacher des cadres supérieurs, à la fois militaires et civils, à cette unité, basée dans l'idéal sur le terrain. Les États-Unis devraient également déterminer la façon de partager l'information avec les participants de la cellule de coordination commune et veiller à ce qu'elle dispose de ressources suffisantes.
L'arrestation des chefs de la LRA qui font l'objet de mandats d'arrêt émis par la CPI
L'arrestation des chefs de la LRA qui font l'objet de mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) est un élément essentiel d'une stratégie visant à s'attaquer à la LRA, mais elle ne devrait pas être effectuée sans tenir pleinement compte des préoccupations relatives à la protection des civils.
En juillet 2004, suite à un renvoi de l'affaire de la part du gouvernement de l'Ouganda, le procureur de la CPI a ouvert une enquête sur des crimes présumés des forces de la LRA dans le nord de l'Ouganda. Un an plus tard, la cour a émis cinq mandats d'arrêt à l'encontre de Kony et d'autres dirigeants de la LRA, dont Okot Odhiambo et Dominic Ongwen. Ils ont été accusés de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, notamment de meurtre, de viol, d'esclavage sexuel et d'enrôlement d'enfants comme combattants. Deux des dirigeants de la LRA contre lesquels des mandats d'arrêt avaient été émis - Vincent Otti et Raska Lukwiya - sont maintenant décédés. Les trois autres sont toujours en liberté et continuent de commettre des atrocités.
L'arrestation des chefs de la LRA qui font l'objet de mandats d'arrêt émis par la CPI est importante pour contribuer à faire cesser les attaques contre les civils, pour garantir la justice pour les crimes horribles commis par la LRA, et pour promouvoir une paix durable dans la région. Le fait que les chefs de la LRA ne sont toujours pas appréhendés à ce jour les a laissés libres de poursuivre leurs attaques brutales contre les civils.
Les tentatives pour appréhender les dirigeants de la LRA ont jusqu'ici échoué. Des représentants de l'UPDF assurent que les forces ougandaises se rapprochent de leurs cibles, mais ces affirmations optimistes ont été faites à plusieurs reprises au cours des deux dernières décennies. Depuis dix-sept mois que dure la phase actuelle des opérations militaires, ces affirmations sonnent de plus en plus creux. Alors que des puissances régionales et mondiales élaborent une nouvelle stratégie globale, elles devraient reconnaître la limitation des capacités de l'UPDF à appréhender les principaux dirigeants qui font l'objet de mandats d'arrêt de la CPI. La poursuite d'opérations militaires fondées sur le seul espoir que les troupes ougandaises auront de la chance est irresponsable, et elle est susceptible de conduire à de nouvelles attaques contre les civils et à une plus grande instabilité régionale.
L'expérience dans d'autres zones de conflit montre que les opérations visant à appréhender des individus recherchés pour des crimes graves nécessitent habituellement des forces militaires spéciales ou des unités de police spécialement entraînées appuyées par des experts du renseignement et des capacités de réaction rapide, comme ce fut le cas en Bosnie. L'UPDF ne dispose pas actuellement de ces capacités et n'est pas susceptible de les acquérir dans un avenir proche. Le soutien spécialisé des États dotés de ces capacités opérationnelles est nécessaire pour appréhender les dirigeants de la LRA tout en minimisant les risques pour les civils. Le gouvernement américain devrait être en mesure de jouer un rôle important en veillant à ce que ces capacités soient disponibles, même s'il n'est pas disposé à envoyer les unités nécessaires lui-même. Les États-Unis devraient aussi user de leur influence diplomatique pour trouver d'autres pays pouvant apporter une telle expertise.
Appréhender les principaux dirigeants de la LRA recherchés par la CPI est également important pour donner un sens aux engagements pris fréquemment par les responsables politiques américains que les individus responsables de violations graves du droit international seront tenus de rendre compte de leurs actes. Si les États-Unis ne sont pas un État partie au Statut de Rome de la CPI, ils ont toujours soutenu la justice pour les crimes graves dans les situations de pays, notamment par le biais de tribunaux internationaux et de tribunaux mixtes internationaux-nationaux. Lors de la Conférence de révision de la CPI en Ouganda en juin 2010, à laquelle les États-Unis ont participé en tant qu'observateur, le gouvernement américain s'est engagé à soutenir les efforts visant à traduire les dirigeants de la LRA en justice. L'incapacité à appréhender les dirigeants de la LRA non seulement expose la vie des civils à de nouveaux dangers, mais elle risque en outre de porter atteinte à la crédibilité des efforts de la justice internationale pour que les auteurs des crimes les plus graves rendent compte de leurs actes.
Autres tâches relatives à la protection des civils devant être intégrées dans une stratégie globale
Une stratégie globale pour lutter contre la menace de la LRA devrait soutenir les efforts déployés pour sauver les enfants et les adultes enlevés, améliorer les programmes de désarmement et démobilisation volontaires, et accroître l'assistance humanitaire aux populations civiles.
Des centaines d'enfants et d'adultes se trouvent toujours avec la LRA, servant de porteurs, de travailleurs d'appoint et d'esclaves sexuelles. D'autres sont entraînés pour devenir des combattants. Des efforts accrus sont nécessaires pour secourir les personnes enlevées, y compris pendant les opérations militaires. Malgré les efforts déployés par les soldats ougandais pour limiter les pertes civiles au cours des accrochages avec la LRA, la méconnaissance des langues locales ainsi que d'autres complications ont entraîné des pertes civiles inutiles. Une attention supplémentaire devrait être accordée à secourir en toute sécurité les enfants et les adultes enlevés.
Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour aider les personnes enlevées essayant d'échapper à la LRA et les combattants de la LRA qui souhaitent déserter. La LRA n'a pas de recrues qui rejoignent volontairement le groupe. Au lieu de cela, elle reconstitue ses rangs en recourant à l'enlèvement et au recrutement forcé d'enfants, souvent âgés de 10 à 15 ans. Des ressources supplémentaires et un soutien accru aux programmes de Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) ainsi qu'une campagne de communication aideraient les combattants qui cherchent à quitter la brousse. Des centres d'accueil mobiles que les personnes enlevées et les combattants de la LRA puissent atteindre facilement et sans danger devraient également être créés.
Enfin, l'aide humanitaire aux personnes déplacées internes, aux réfugiés et aux victimes de la LRA a cruellement fait défaut en RDC, RCA et au Sud Soudan. Il existe des possibilités logistiques limitées pour que les organisations humanitaires nationales et internationales se rendent dans les zones où des personnes déplacées se sont regroupées en raison de l'insécurité et du manque d'infrastructures routières. Dans les endroits où il est possible de porter assistance, les agences humanitaires se sont heurtées au manque de ressources financières. Si le nombre des acteurs humanitaires a augmenté dans le district du Haut Uélé du nord-est du Congo, l'aide apportée répond seulement à une très petite proportion des besoins humanitaires. Dans le district du Bas Uélé, dans le nord-est du Congo, ainsi que dans le sud-est de la RCA, la situation est encore plus désespérée, avec très peu d'agences humanitaires opérant dans les zones touchées par la LRA. Des efforts accrus et urgents sont nécessaires afin de développer les capacités logistiques pour les agences humanitaires (notamment des transports aériens et la construction de routes), une plus grande sécurité et une aide financière plus importante.
L'incapacité persistante de la communauté internationale à faire face à la menace de la LRA s'est traduite par des coûts élevés. Depuis 24 ans, la LRA est responsable de la perte immense de vies humaines, de souffrances humanitaires généralisées, d'instabilité dans toute la région de l'Afrique centrale et de traumatismes durables pour les victimes et les communautés touchées.
Le peuple américain et le Congrès américain ont prouvé qu'ils souhaitent voir prendre des mesures pour remédier à cette catastrophe humanitaire et pour les droits humains. Nous espérons que votre administration prendra en considération la totalité des options et poursuivra une stratégie qui à la fois veille à la protection des populations civiles et aboutit à l'arrestation et à la mise en accusation des dirigeants de la LRA pour leurs crimes horribles. Les dizaines de milliers de victimes de la LRA et de leurs proches, ainsi que les communautés qui sont toujours en danger, ne méritent pas moins.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma haute considération.
Kenneth Roth
Directeur exécutif
Human Rights Watch
CC : Mme Hillary Rodham Clinton, Secrétaire d'État
Dr. Robert M. Gates, Secrétaire à la Défense
Gal James L. Jones, Conseiller à la Sécurité nationale
Dr. Rajiv Shah, Administrateur d'USAID