Monsieur le Ministre,
Nous faisons suite à votre communiqué du 29 octobre suite à la publication de notre rapport : « Perdus en zone d'attente - Protection insuffisante des mineurs étrangers isolés à l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle ». Notre rapport expose des informations détaillées sur la manière dont la police aux frontières menace de renvoi les mineurs étrangers isolés à leur arrivée, dont les enfants sont maintenus en zone d'attente avec des adultes, sont confrontés à une procédure accélérée d'asile à la frontière dont ils ne connaissent pas forcément la portée, et parfois réacheminés vers des pays par lesquels ils n'ont fait que transiter avant d'arriver à Paris. Nous regrettons que, dans votre réponse, vous rejetiez entièrement ce rapport, en le caractérisant « d'allégations sans fondement », sans répondre aux questions de fond posées par le rapport.
Vous contestez le fait que des mineurs étrangers isolés seraient détenus à l'aéroport avec des adultes. Lors d'une réunion avec Human Rights Watch le 26 octobre, la police aux frontières a confirmé que des enfants de plus de 13 ans étaient maintenus avec des adultes, et qu'aucun plan n'était en place pour mettre fin à cette détention conjointe en zone d'attente. La principale raison de ce mélange, ont-ils déclaré, est que l'actuel centre de détention ne dispose pas de la place suffisante. Le projet de création d'un « quartier spécialement aménagé » en zone d'attente, dont vous faites mention dans votre communiqué, rendra cette détention commune moins fréquente, mais ne garantira pas que les enfants soient séparés des adultes en toutes circonstances, comme l'exigent plusieurs conventions internationales relatives aux droits humains.
Vous déclarez également que le « réacheminement » des mineurs étrangers isolés ne s'effectue pas vers les pays par lesquels ils ont transité, sauf pour « motifs familiaux ». Human Rights Watch cite plusieurs cas, recueillis lors des audiences devant les tribunaux, dans lesquels la police aux frontières a tenté d'embarquer des mineurs isolés sur des avions à destination de pays par lesquels ils n'avaient fait que transiter, la seule raison pour laquelle ces enfants n'ont pas été renvoyés étant qu'ils ont refusé de monter à bord. Sachant que la loi française permet le renvoi des enfants vers des pays de transit, nous avons demandé aux représentants de votre ministère lors d'une réunion le 30 octobre, de nous fournir une copie de la directive interdisant le renvoi de mineurs étrangers isolés vers des pays de transit. A ce jour, nous n'avons reçu ni cette directive, ni la confirmation de son existence.
Contrairement à vos affirmations, Human Rights Watch ne qualifie à aucun moment de « zone de non-droit » la zone d'attente de l'aéroport, mais parle effectivement de « fiction juridique ». Le rapport énumère les nombreuses dispositions légales applicables aux mineurs isolés dans la zone d'attente, et les institutions mandatées pour intervenir en leur nom. Toutefois, nous ne considérons pas que la simple existence d'institutions et de lois signifie qu'elles soient accessibles aux enfants, ou qu'elles servent leurs intérêts. Le rapport montre dans le détail les diverses étapes au cours desquelles le système actuel, malgré sa sophistication, est impuissant à garantir aux mineurs étrangers leurs droits.
Vous faites remarquer que nous utilisons une terminologie juridique imprécise. Nous évitons consciemment le terme français « placement », et utilisons le terme « détention », pour refléter plus précisément la situation des enfants privés de liberté en zone d'attente, sans pour autant faire référence à un régime pénitentiaire. Le terme « placement » est un euphémisme qui laisse entendre que les mineurs étrangers isolés font l'objet d'une prise en charge, alors qu'en fait, ils sont mis en danger et privés de leur liberté.
Vous soutenez que les victimes de traite sont protégées en zone d'attente de l'aéroport, et ce, en dépit des témoignages selon lesquels des membres de réseaux ont contacté, influencé des victimes mineures qui s'y trouvaient, et exercé des pressions sur elles. Le centre de détention de l'aéroport n'est pas un établissement spécialisé et destiné à protéger les victimes de traite, mais au contraire un lieu conçu pour faciliter le renvoi des personnes qui y sont détenues.
Human Rights Watch mène des entretiens privés et confidentiels avec des victimes et des témoins de violations des droits humains. Nous interrogeons les personnes indépendamment les unes des autres et effectuons des recoupements de leurs témoignages, et nous indiquons le nombre de témoignages à l'appui de nos conclusions. Bien que notre mission soit de souligner et de pallier les défaillances d'un système et les violations du droit international, nous ne rejetons pas les témoignages et les preuves favorables au gouvernement ; d'ailleurs nous nous efforçons de refléter ces faits dans nos conclusions. Ainsi, dans ce rapport, nous indiquons que trois mineurs nous ont signalé qu'ils avaient rencontré des difficultés pour accéder à la procédure d'asile après leur arrivée, mais nous faisons également remarquer que deux enfants ont dit avoir été aidés par la police aux frontières pour déposer une demande d'asile.
Vous faites remarquer avec justesse que le Haut Commissariat pour les Réfugiés des Nations-Unies (HCR) n'exige pas que le gouvernement s'abstienne d'expulser les mineurs étrangers isolés. Une telle recommandation dépasserait le mandat du HCR. Toutefois, le HCR recommande que la demande d'asile de mineurs étrangers isolés soit examinée dans le cadre de la procédure normale, et non de la procédure accélérée, directive que la France, à l'inverse de pays comme le Royaume-Uni, n'applique pas pour l'instant.
Le statut arbitraire de la zone d'attente est tel qu'un mineur étranger isolé qui arrive par voie aérienne fait l'objet d'un ensemble de lois différent, et finit par être moins bien protégé qu'un mineur se trouvant « sur le territoire français », malgré le fait que dans ces deux cas, les enfants peuvent avoir exactement les mêmes besoins de protection. Nous encourageons vivement le gouvernement français à accorder à chaque mineur étranger isolé le traitement dont il a besoin pour être à l'abri du danger, de la négligence et de l'exploitation, conformément à l'obligation de la France dans le cadre des conventions internationales des droits humains.
Nous recommandons que les mineurs étrangers isolés ne soient pas mis en zone d'attente. Human Rights Watch ne propose pas que tous les mineurs étrangers reçoivent l'autorisation de rester en France. Conformément aux obligations de la France au regard du droit international et à la recommandation du Comité des droits de l'enfant, nous incitons plutôt le gouvernement à admettre les mineurs sur son territoire afin d'évaluer soigneusement leur intérêt supérieur, les dangers auxquels ils risquent d'être confrontés, et à faire en sorte que toute décision concernant l'avenir de ces enfants vise à les mettre à l'abri de tout danger. Il est possible que l'intérêt de l'enfant soit de rentrer dans son pays. Cependant, une telle décision ne devrait pas être prise en quelques heures, dans un lieu de détention, par la police aux frontières et sans que le mineur soit représenté de manière adéquate par un avocat et un tuteur.
Human Rights Watch reconnaît l'intérêt légitime de la France à contrôler ses frontières et à vérifier l'identité des personnes qui cherchent à entrer sur son territoire. Toutefois, cet intérêt ne donne pas à la France l'autorisation de mettre les mineurs en situation de danger. D'autres pays soumis à une pression migratoire similaire, comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne, ne recourent pas à l'usage d'une zone d'attente ni ne refusent l'entrée dans le pays à un nombre aussi élevé de mineurs isolés. Ainsi, améliorer la protection des mineurs isolés qui arrivent par voie aérienne ne constituerait pas une « exception française ». Au contraire, elle apporterait une contribution positive à la protection de ces mineurs en Europe et s'alignerait sur les pays qui offrent de meilleures garanties et sur le droit et les normes internationaux.
Nous nous tenons à votre disposition pour discuter plus en détail du rapport et de nos préoccupations.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de notre haute considération,
Simone Troller
Chercheuse
Division des Droits de l'Enfant
Jean-Marie Fardeau
Directeur
Bureau de Paris