(Beyrouth) – En Algérie, des dizaines de manifestants et d’activistes sont toujours en prison un an après le début des manifestations en faveur de la démocratie, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Nombre d’entre eux seront jugés en février et mars 2020. Après les élections présidentielles de décembre 2019, les autorités ont remis en liberté de nombreux activistes incarcérés, mais des figures emblématiques du mouvement emprisonnées depuis septembre ou octobre derniers se trouvent toujours derrière les barreaux.
Selon le Comité national pour la libération des détenus, créé le 26 août par des activistes et des avocats qui suivent de près les procès, au moins 173 manifestants sont actuellement jugés pour des accusations découlant de leur participation pacifique à des manifestations ou de leur activisme. Le 16 février, la police d’Alger a interdit à des groupes actifs au sein du mouvement Hirak de tenir une conférence de presse dans un hôtel de la capitale.
« Un an après le soulèvement, les Algériens appellent toujours à un changement démocratique et au respect de leurs droits fondamentaux », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les autorités algériennes ont toujours recours à leurs vieilles tactiques répressives, creusant le fossé entre les dirigeants et le peuple qui a été aux origines du soulèvement. »
Le 22 février 2019, des millions d’Algériens sont descendus dans les rues de la capitale pour exiger que le président d’alors, Abdelaziz Bouteflika, quitte ses fonctions. Très vite, le mouvement protestataire, connu sous le nom de Hirak en arabe, s’est répandu à travers le pays. Après la démission de Bouteflika en avril, le mouvement s’est poursuivi par l’organisation de vastes manifestations dans plusieurs villes du pays appelant à une gouvernance davantage inclusive et au boycott de toute élection présidentielle sans négociations préalables sur la forme qu’elle revêtirait. Les autorités ont organisé l’élection présidentielle en décembre 2019, remportée par Abdelmadjid Tebboune, sans tenir compte des demandes des manifestants.
Après avoir initialement tenté de réprimer les manifestations, les autorités ont changé de cap, choisissant de les tolérer pendant quelques mois. En juin, les autorités ont commencé à arrêter de manière plus agressive des manifestants et, en septembre et octobre, plus de 13 chefs de file du mouvement protestataire ont été arrêtés et poursuivis. Décrétée en 1991, l’interdiction des manifestations dans la capitale reste en vigueur et la police a fréquemment recours aux arrestations arbitraires pour mettre fin aux rassemblements. Le 14 février, les forces de sécurité ont dispersé la foule dans le quartier Mohamed Belouizdad à Alger et procédé à l’arrestation de dizaines de personnes.
Après son élection, le président Tebboune, qui fut Premier ministre sous Bouteflika, a déclaré être ouvert à un dialogue avec le mouvement Hirak, annonçant que le gouvernement « consoliderait la démocratie, l’État de droit et le respect des droits humains ».
Depuis janvier, les tribunaux ont autorisé la remise en liberté de dizaines d’activistes, certains à titre provisoire, d’autres après leur acquittement ou parce leur peine avait été purgée. Pourtant, malgré les promesses du nouveau président, les tribunaux continuent de poursuivre les manifestants pour leur participation à des rassemblements pacifiques et ont refusé les demandes de remise en liberté provisoire de figures du mouvement comme Abdelwahab Fersaoui, le président du Rassemblement Action Jeunesse ( RAJ), Karim Tabbou, un dirigeant politique, et Fodil Boumala, journaliste et activiste, tous emprisonnés pour des chefs d’accusation relatifs à leur participation à des manifestations pacifiques.
Les accusations les plus courantes auxquelles sont confrontés les manifestants emprisonnés sont « participation à un rassemblement illégal » en vertu de l’article 97 du code pénal et « atteinte à l’intégrité du territoire national » en vertu de l’article 79.
Depuis l’élection présidentielle, les autorités ont réagi de manière variable aux manifestations. Ils ont toléré de vastes rassemblements dans la capitale et les grandes villes, mais la police a parfois tenté de disperser des petits rassemblements. Le 14 février, dans le quartier algérois de Mohamed Belouizdad, les forces de sécurité ont encerclé un groupe d’une trentaine de manifestants qui se dirigeaient vers le centre-ville pour la manifestation hebdomadaire du vendredi. Ils ont contraint des dizaines de personnes à monter à bord de fourgons de police et dispersé la foule. Le 17 février, la police d’Alger a dispersé des centaines de manifestants, principalement des étudiants participant à la marche étudiante hebdomadaire.
Dans un contexte particulièrement préoccupant, le 10 février, le ministère de la Justice a ordonné, apparemment par mesure de rétorsion, le transfert d’un procureur, Mohamed Sid Ahmed Belhadi, à El Oued, à 600 kilomètres au sud d’Alger, après que celui-ci a exhorté un tribunal d’Alger à acquitter 16 manifestants, uniquement poursuivis selon lui pour avoir exercé leur droit à la liberté de réunion. L’Union nationale des magistrats algériens a qualifié ce transfert de « punition politique et de représailles » vis-à-vis du procureur pour les propos qu’il avait tenus.
Ce transfert semble violer le principe même de l’indépendance judiciaire consacré par les conventions internationales et régionales, tels que les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance juridique en Afrique, adoptés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Ces principes autorisent la suspension ou le transfert de juges uniquement dans des circonstances exceptionnelles et selon des critères objectifs étroitement définis, ou dans le cadre d’un système de rotation ou de promotion régulière, et interdisent les « transferts punitifs de juges ».
« Au lieu de juguler les manifestations, d’emprisonner les chefs de file du mouvement contestataire et de punir les critiques de la répression, les autorités algériennes devraient remettre en liberté immédiatement et sans conditions les activistes pacifiques et respecter les droits à la liberté d’expression et de réunion de tous les Algériens », a conclu Eric Goldstein.
Détention prolongée d’activistes de premier plan pour avoir pacifiquement manifesté
Parmi les figures emblématiques du Hirak toujours en détention provisoire depuis septembre et octobre 2019, figure Abdelwahab Fersaoui, président de la RAJ, arrêté le 10 octobre à Alger et accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » et « d’entrave au transport de matériel militaire ». Son avocat a déposé en vain de nombreuses demandes de mise en liberté provisoire. Son procès n’est pas encore programmé.
Karim Tabbou, coordinateur national du parti non reconnu de l’Union démocratique et sociale (UDS) et ancien secrétaire général de l’éminent parti d’opposition Front de forces socialistes (FFS), a été arrêté le 26 septembre à son domicile de Douera, dans la province d’Alger, et se trouve toujours derrière les barreaux. Le procureur du tribunal de Sidi M’hamed à Alger a ordonné sa détention pour enrôlement « de mercenaires pour le compte de puissances étrangères en territoire algérien » et distribution de tracts ou autres publications susceptibles de nuire à l’intérêt national, en vertu des articles 76 et 96 du code pénal, respectivement. Le 20 janvier, le juge d’instruction a prolongé la détention provisoire de Tabbou pour quatre mois. Sa date de procès n’a pas encore été fixée.
Le 18 septembre, la police a arrêté à son domicile d’Alger Fodil Boumala, journaliste et activiste politique. Un procureur du tribunal de première instance de Dar El Beida dans la province d’Alger l’a inculpé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » et de « distribution de documents préjudiciables à l’intérêt national ». Son avocat, Noureddine Ahmine, a déclaré à Human Rights Watch que le juge d’instruction avait renvoyé le dossier de Boumala devant la chambre criminelle de la même cour. Le procès de Boumala, initialement prévu le 9 février, a été reporté au 23 février.
Procès en cours d’activistes
Plusieurs activistes remis en liberté provisoire en janvier et février font toujours l’objet de procès ou de décisions en appel pour leur participation pacifique à des manifestations. Kaddour Chouicha, président de la section oranaise de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), a été condamné par le tribunal de première instance d’Oran en décembre à un an de prison pour « participation à un rassemblement de nature non armée » et « distribution de documents préjudiciables à l’intérêt national ». Il a été remis en liberté le 7 janvier en l’attente d’une décision en appel, prévue le 3 mars.
Neuf membres du RAJ qui ont été remis en liberté provisoire en 2019 et 2020 seront jugés en février et mars. Fouad Ouicher, secrétaire général par intérim, et Saida Deffeur, membre de la branche de l’association à Tizi Ouzou, ont été arrêtés le 22 novembre lors d’une manifestation du vendredi à Alger et poursuivis pour « atteinte à l’intégrité du territoire national" et "distribution publications préjudiciables à l’intérêt national ». Leur procès est prévu pour le 19 mars.
Arrêtés le 26 septembre et remis en liberté provisoire le 2 janvier, Ahcene Kadi et Karim Boutata ont été jugés le 13 février au tribunal de Sidi M’hamed à Alger. Le procureur a demandé une peine de deux ans pour appel « à un rassemblement illégal ». Le verdict est attendu le 12 mars. Cinq autres membres du RAJ, dont son fondateur, Hakim Addad, qui ont été arrêtés le 4 octobre et passé quatre mois en prison avant d’être remis en liberté provisoire le 2 janvier, seront entendus par un tribunal le 27 février. Ils sont accusés d’avoir appelé à un rassemblement illégal en vertu de l’article 97 du code pénal et porté atteinte à l’intégrité du territoire national en vertu de l’article 76.
Le romancier Anouar Rahmani, interrogé par la police de Tipaza en janvier à propos de statuts Facebook moquant le président Tebboune et de hauts commandants militaires, a comparu devant le tribunal de première instance de Cherchel le 17 février, accusé de « nuire aux institutions étatiques » au titre de l’article 146 du code pénal. Le tribunal a reporté son procès au 9 mars.
Interdiction d’une conférence de presse de Hirak
Le 16 février, la police d’Alger a empêché un groupe de personnalités de la société civile de tenir une conférence de presse pour annoncer une nouvelle initiative de plusieurs activistes du mouvement Hirak. Said Salhi, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) et co-organisateur de la conférence, a confié à Human Rights Watch que les organisateurs avaient réservé une salle à l’hôtel El Biar à Alger. Peu de temps avant la conférence de presse, a-t-il expliqué, le directeur de l’hôtel leur a dit que la police lui avait ordonné d’annuler l’événement au motif que les organisateurs n’avaient pas demandé d’autorisation préalable. Ces derniers ont finalement tenu leur conférence de presse dans les locaux de l’association SOS Disparus, dans le centre-ville de la capitale.
En vertu de la Loi régissant les réunions et manifestations publiques, promulguée en 1989 et modifiée en 1991, tout groupe prévoyant un rassemblement public doit en informer le gouverneur trois jours à l’avance, qui remet immédiatement un accusé de réception. En pratique, les autorités refusent souvent de délivrer un tel accusé et invoquent alors son absence pour arguer que les organisateurs n’ont pas respecté la loi.
Nouvelles arrestations et violences à l’encontre les manifestants
Khaled Drarni, correspondant de la chaîne française TV5 Monde, a relaté à Human Rights Watch avoir rejoint, le 14 février, des manifestants sur l’avenue principale du quartier Mohamed Belouizdad à Alger. Vers 11 heures du matin, ils ont commencé à se diriger vers le centre-ville pour se joindre la marche hebdomadaire du vendredi. Des policiers en civil et en uniforme ont cerné la foule et tenté de disperser les manifestants en direction des rues adjacentes, en isolant des groupes de manifestants et en arrêtant des dizaines parmi eux, les forçant à monter à bord de fourgons de police. Il a dit avoir reçu plus tard des informations selon lesquelles les manifestants avaient été remis en liberté le même jour.
Zouheir Aberkane, journaliste du quotidien algérien Reporters, a déclaré à Human Rights Watch avoir couvert la marche des étudiants dans le centre d’Alger du 17 décembre. Des organisations étudiantes à Alger organisaient des marches hebdomadaires chaque mardi pour protester contre le système politique, appelant à des réformes de gouvernance. Selon lui, la police n’est pas intervenue pendant la marche, qui s’est déroulée pacifiquement pendant une heure, mais vers midi, un manifestant qui brandissait le drapeau amazigh a été arrêté près de La Grande Poste. Il a ajouté que la police avait ensuite dispersé la foule en isolant des groupes de manifestants et en les éloignant de la place.
Haj Ghermoul, membre de la LADDH à Mascara, est connu pour être le premier opposant au cinquième mandat de Bouteflika à avoir été détenu par les autorités, le 27 janvier 2019. Il a été libéré de prison le 20 juillet après avoir purgé une peine de six mois pour avoir offensé les « institutions publiques ». Le 7 février 2020, lors d’une manifestation à Mascara, la police l’a de nouveau arrêté. Il a déclaré à Human Rights Watch avoir rejoint à 14 heures les manifestants sur la place Amir Abdel Kader, où il a observé une forte présence policière :
Je criais « Dawla Madaniya Machi Askariya » (« Un État civil, pas militaire »). Au moins sept policiers m’ont cerné. L’un d’entre eux, en uniforme, m’a insulté, a insulté ma mère et m’a craché dessus. Puis il m’a frappé à la tête à l’aide de son talkie-walkie. Après cela, ils m’ont embarqué, moi et d’autres manifestants – entre 15 et 17 d’entre nous – à bord d’un fourgon et nous ont conduits au poste de police.
Ghermoul a déclaré avoir été relâché dans la soirée après avoir refusé de signer le rapport de police. Il a dit qu’il saignait de sa blessure à la tête et s’est rendu à l’hôpital, où il a été soigné pour cinq points de suture.
Transfert d’un procureur, manifestement pour avoir défendu des droits humains
Le 11 février, le ministère de la Justice a ordonné le transfert de Mohamed Sid Ahmed Belhadi, procureur auprès du tribunal de Sidi Mhamed à Alger, à celui d’El Oued, situé à des centaines de kilomètres d’Alger. Deux jours plus tôt, Belhadi avait recommandé l’acquittement de 16 membres de Hirak arrêtés le 17 janvier lors de manifestations pacifiques.
Djamel Eddine Oulmane, l’un des manifestants jugés ce jour-là au tribunal de Sidi M’hamed, a déclaré à Human Rights Watch avoir été arrêté à la fin de la manifestation du vendredi du 17 janvier. Alors qu’il se trouvait devant le campus de l’université d’Alger, en plein centre-ville, quatre policiers en civil l’ont arrêté et forcé à monter dans un fourgon de police. Ils en ont arrêté d’autres et les ont conduits au commissariat de la rue Cavaignac, où ils ont passé deux jours en garde à vue. Le 19 janvier, un procureur les a accusés de « rassemblement illégal » en vertu de l’article 76 du code pénal et les a renvoyés pour être jugés le même jour. Le juge a décidé de leur accorder une remise en liberté provisoire en attendant leur procès, prévu le 9 février.
Il a dit avoir été surpris d’entendre, le 9 février, Belhadi demander leur acquittement :
La juge a appelé nous a fait venir à tour de rôle sur le banc et nous avions deux minutes chacun pour nous défendre. Elle a ensuite appelé le procureur Belhadi, différent du procureur qui nous avait initialement inculpés. J’ai été très surpris d’entendre son discours, il nous défendait comme s’il était notre avocat, et pas comme les procureurs des autres procès auxquels j’ai assisté, qui adhéraient à la position répressive des autorités.
Il a déclaré au juge que « ces défenseurs n’ont fait qu’exercer leur droit constitutionnellement garanti à une manifestation pacifique », demandant à la juge de prononcer notre acquittement. Belhadi a également déclaré qu’il refusait les instructions et les rapports venant d’en haut et que les Algériens exigeaient une nouvelle Algérie où le pouvoir judiciaire serait totalement indépendant. Quand il a prononcé ces mots, la salle, qui était pleine, a applaudi à tout rompre.
Le ministère de la Justice a convoqué Belhadi à une audience le 10 février au service d’inspection générale et ordonné son transfert deux jours plus tard au tribunal de première instance d’El Oued, une ville située à 600 kilomètres au sud d’Alger, selon le communiqué du 12 février de l’Union nationale des magistrats algériens. Le syndicat a dénoncé le transfert comme relevant d’une « sanction politique et de représailles » au plaidoyer du procureur du 9 février, affirmant que le transfert se fondait sur une procédure en vertu de l’article 26 de la loi sur le statut des juges, qui accorde au ministère de la Justice le pouvoir de transférer les magistrats pour « la nécessité du service ».
Si les autorités judiciaires algériennes ont transféré Belhadi en représailles pour sa recommandation dans cette affaire, cette décision violerait alors le principe de la sécurité de la fonction, pierre angulaire de l’indépendance judiciaire. Ce principe est prévu par plusieurs normes internationales et régionales, telles que les Principes et directives sur le droit à un procès équitable et à l’assistance juridique en Afrique, adoptés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.
Ces principes ne permettent de suspendre ou de transférer des juges que dans des circonstances exceptionnelles et selon des critères objectifs étroitement définis. Les normes interdisent les « transferts punitifs de juges » et stipulent que, sauf dans le cadre d’un système de rotation ou de promotion régulière, les juges ne doivent pas être transférés d’une juridiction ou d’une fonction à une autre sans leur consentement. Les Principes directeurs applicables au rôle des magistrats du parquet, adoptées par l’ONU, exigent que les gouvernements « veillent à ce que les magistrats du parquet puissent s'acquitter de leurs fonctions professionnelles en toute liberté, sans faire l'objet d'intimidations, sans être harcelés, sans subir d'ingérence non fondée et sans devoir assumer de façon injustifiée une responsabilité civile, pénale ou autre ».
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— HRW en français (@hrw_fr) February 25, 2020