À surveiller en 2020 : le renforcement des efforts des législateurs nationaux qui demandent aux entreprises d’assumer leurs responsabilités envers les travailleurs, les communautés et l’environnement.
Qu’ils travaillent les matières premières, peinent dans les exploitations agricoles ou fabriquent des produits à destination du marché mondial, des millions de travailleurs anonymes, adultes ou enfants, souffrent d’abus à travers le monde. On les trouve au plus le bas des chaînes d’approvisionnement, qu’il s’agisse de produits de tous les jours comme les légumes et les fruits de mer, ou d’articles de luxe comme les bijoux et les vêtements de marque disponibles dans les rayons des grands magasins du monde entier.
« Ruth », 13 ans, est l’une de ces anonymes. Nous l’avons rencontrée aux abords d’une mine lors de recherches que nous menions aux Philippines, alors qu’elle nettoyait de l’or à mains nues en mélangeant le minerai avec du mercure toxique. Elle nous a confié qu’elle avait abandonné l’école, qu’elle travaillait depuis l’âge de 9 ans et qu’il lui arrivait souvent de ne pas être payée par celui qui lui donnait des sacs de minerai à traiter.
Être en bas de l’échelle du commerce mondial comporte des risques. En 2013, le Rana Plaza, un immeuble qui abritait cinq ateliers de confection, s’est effondré à Dacca, au Bangladesh, faisant plus de 1 100 morts et 2 000 blessés parmi les travailleurs. Si des progrès ont été réalisés depuis au Bangladesh pour rendre les usines plus sûres, aucune réforme durable n’a encore été engagée, dans ce pays ou ailleurs.
Pour répondre aux demandes des consommateurs, les femmes du Bangladesh et d’autres secteurs ailleurs dans le monde continuent de subir des abus au travail. En janvier 2019, le barrage de rétention des déchets miniers de Brumadinho au Brésil s’est effondré, tuant au moins 250 personnes – essentiellement des travailleurs – en laissant se répandre une vague de boues toxiques. Le barrage servait à retenir les déchets d’une mine d’extraction de fer utilisé dans le monde entier dans les secteurs de la construction, de l’ingénierie, de l’automobile et autres industries. En décembre 2019, plus de 40 personnes, pour la plupart des travailleurs, sont mortes dans l’incendie d’une usine de la capitale indienne, Delhi. L’usine fabriquait des cartables et les travailleurs dormaient à l’intérieur quand l’incendie s’est déclenché.
Les sociétés multinationales, dont certaines figurent parmi les plus puissantes au monde – 69 des 100 entités les plus riches de la planète sont des sociétés et non des pays – se sont souvent soustraites à leurs responsabilités quand leurs opérations nuisaient aux travailleurs, aux communautés où elles étaient implantées, ou à l’environnement. Et il n’est pas rare que les gouvernements, en parfaite entente avec ces puissantes entreprises, s’abstiennent de légiférer sur leur activité, ou n’appliquent pas et parfois même éliminent les lois qui protègent les travailleurs, les consommateurs et l’environnement.
Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme donnent aux entreprises des lignes directrices facultatives sur leurs responsabilités en matière de droits humains. Mais ces directives ne sont pas obligatoires. Si elles peuvent se révéler utiles, les normes volontaires et les systèmes de certification venus de l’industrie, qui ont connu une croissance rapide ces dernières années, sont insuffisantes car nombreuses sont les entreprises qui n’agissent que si la loi l’exige. Ces normes ne couvrent pas non plus les principales questions de droits humains et de respect de l’environnement soulevées par le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement, et les systèmes de contrôle des normes n’ont pas toujours permis de détecter et de corriger les problèmes. Le Rana Plaza et le barrage de Brumadinho avaient été inspectés par des commissaires aux comptes payés par les entreprises elles-mêmes, quelques mois seulement avant la catastrophe.
L’ère des initiatives volontaires, qui étaient le seul moyen d’encourager les entreprises à respecter les droits humains, cède aujourd’hui la place à la reconnaissance du besoin de nouvelles lois juridiquement contraignantes. Si les débats varient d’un pays à l’autre, la tendance, pour les travailleurs et les communautés qui font partie intégrante des chaînes d’approvisionnement des multinationales, est prometteuse. De plus en plus, le législateur reconnaît que les entreprises doivent tenir compte des droits humains – et notamment qu’elles doivent protéger leurs salariés contre les conditions de travail dangereuses, le travail forcé ou le non-paiement des salaires –, et rédige les lois qui les y obligent.
Ces dernières années, la France, les Pays-Bas, l’Australie et le Royaume-Uni ont adopté des lois sur les violations des droits humains commises par les entreprises. Mais certaines de ces lois n’ont pas eu l’impact espéré. L’Australie et le Royaume-Uni, par exemple, exigent simplement des entreprises une transparence sur leurs chaînes d’approvisionnement et qu’elles signalent toutes les mesures prises pour lutter contre le travail forcé ou le travail des enfants, sans réellement obliger ces entreprises à anticiper ou à résoudre ces questions sur le fond. Aucun de ces deux pays n’a par ailleurs prévu de sanctions spécifiques contre les entreprises qui bafouent la loi.
La loi française de 2017 est la réglementation la plus large et la plus rigoureuse actuellement en vigueur dans ce domaine. Elle exige des entreprises qu’elles identifient et empêchent les violations des droits humains et les impacts environnementaux de leurs chaînes d’approvisionnement, notamment au sein des entreprises qu’elles contrôlent directement et de celles avec lesquelles elles travaillent. Les entreprises françaises ont publié leurs premiers « plans de vigilance » élaborés dans le cadre de cette loi en 2018. Le non-respect du devoir de vigilance peut entraîner des poursuites : une première action en justice a ainsi été déposée en octobre 2019. Des lois comme celle de 2017 en France, qui obligent les entreprises à prendre des mesures, prévoient des sanctions en cas de non-respect, et donnent aux travailleurs les moyens de tenir les entreprises responsables, ouvrent la voie à une meilleure protection des travailleurs du monde entier.
L’année 2020 promet des progrès pour le plus grand nombre. En Allemagne et en Suisse, au Danemark, au Canada, en Norvège, en Finlande et en Autriche, les parlements envisagent d’adopter des lois qui changeront la manière dont les entreprises traitent les droits humains dans un cadre mondialisé, en allant au-delà de la transparence ou de la production de rapports pour exiger que les risques pour les droits humains soient identifiés au niveau des chaînes d’approvisionnement et que des mesures soient prises pour empêcher les violations.
Dans le même ordre d’idée, l’Organisation internationale du Travail étudie la possibilité d’adopter une nouvelle convention mondiale à caractère contraignant sur le « travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales » et réunira en 2020 les représentants des gouvernements, des syndicats et des employeurs pour étudier la question.
En adoptant des réglementations rigoureuses sur les chaînes d’approvisionnement, les pays créeront une nouvelle attente au niveau international pour que les entreprises adoptent une attitude responsable et offrent des garanties plus rigoureuses en matière de droits humains aux millions de travailleurs qui, comme Ruth, luttent pour leur survie dans les mines, les usines et les champs du monde entier.