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“Because of war, we are afraid to stay in our village. So, we moved to an IDP [internally displaced person] camp…The Myanmar army came to attack our village using massive arms…I am the eldest one in my family, and my family has financial problems.

Entretien : Pourquoi des femmes du Myanmar sont-elles vendues en tant qu’« épouses » en Chine ?

Les femmes et les filles déplacées par le conflit dans l’État de Kachin sont menacées d’esclavage sexuel

Silhouette d’une jeune femme originaire de l'État de Kachin (Myanmar), qui a été soumise à l'esclavage sexuel en Chine avant de pouvoir fuir. © 2018 Human Rights Watch

Dans le nord du Myanmar, des femmes et des filles sont victimes d’une traite transfrontalière et vendues comme « épouses » à des familles en Chine, où l’une des conséquences de la « politique de l’enfant unique » est la difficulté pour de nombreux hommes à trouver une compagne. Heather Barr, codirectrice par intérim de la division Droits des femmes et auteure d’un nouveau rapport à ce sujet, décrit dans un entretien avec Human Rights Watch le sort de ces femmes en Chine.

Que se passe-t-il dans le nord du Myanmar?

Un conflit de longue date y oppose le gouvernement du Myanmar et l’Armée de l’indépendance du Kachin ainsi que d’autres groupes armés ethniques dans l’état de Kachin et le nord de l’État de Shan, situé à la frontière avec la Chine. En 2011, l’armée a relancé ses attaques contre ces groupes, mettant ainsi fin à un cessez-le-feu vieux de 17 ans. Cela a provoqué le déplacement de plus 100 000 Kachins et d’autres minorités qui se sont regroupées dans des camps, parmi elles de nombreuses femmes victimes de la traite que nous avons rencontrées.

Comment deviennent-elles victimes de la traite vers la Chine?

De nombreux hommes kachins participent au conflit, de sorte que les femmes sont souvent les seules à pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. Il existe également une attente culturelle vis-à-vis des aînées pour qu’elles soutiennent financièrement leurs proches. Le désespoir financier dans les camps est considérable, les habitants ne pouvant trouver de travail et le gouvernement du Myanmar ayant bloqué l’acheminement de l’aide. Cependant, ces camps sont proches de la frontière chinoise, qu’il est facile de traverser sans passeport.

De nombreux employeurs en Chine sont prêts à embaucher des ressortissants du Myanmar, et cette situation crée une opportunité de premier plan pour les trafiquants. En règle générale, un habitant du Myanmar dit à une femme qu’il connaît une ferme ou un restaurant qui a besoin de travailleurs. Souvent, ces emplois sont réels, mais parfois non. La plupart des 37 femmes et filles interrogées ont accepté ce type d’emploi. Mais les personnes qui les ont recrutées se sont avérées être des trafiquants qui les ont vendues à des familles chinoises.

Qu’est-ce qui pousse ces familles chinoises à « acheter » des femmes en provenance du Myanmar ?

Il existe une disparité démographique considérable entre les hommes et les femmes en Chine, laquelle est imputable en grande partie à la politique de l’enfant unique. De 1979 à 2015, la Chine n’a autorisé la plupart des familles à n’avoir qu’un seul enfant. Dans de nombreuses communautés, les fils restent traditionnellement chez leurs parents pour les soutenir à mesure qu’ils gagnent en âge, tandis que les filles vivent avec leur mari et leurs beaux-parents, une situation qui incite à faire en sorte que votre enfant unique soit un fils. Aujourd’hui, il y a en Chine 30 à 40 millions d’hommes en plus que de femmes. Les hommes ont tellement de mal à se marier, ce qui créée une demande pour des « épouses » victimes de la traite.

Qui sont ces trafiquants?

Nos recherches ont révélé que les trafiquants ne sont presque jamais d’origine étrangère. L’un d’entre eux était un ami qu’une femme avait rencontré lors d’études bibliques. Et dans de nombreux cas, un membre de la famille – une tante ou un cousin – a recruté la femme et mené la transaction. 

Les prix variaient entre 3 000 et 13 000 dollars, nous ont confié les gens. Cet argent va aux trafiquants. Un homme a comparé cette transaction à un échange de jade : « Si le jade est de bonne qualité, nous passons un appel et négocions d’un courtier à l’autre. Même chose avec une fille, échangée d’un courtier à un autre. »

Qu’advient-il de ces femmes et de ces filles?

La personne qui les a recrutées les escorte en Chine. Beaucoup ont été droguées pendant le voyage et se réveillent dans une pièce fermée à clef, quelque part de l’autre côté de la frontière. L’histoire d’une jeune femme dont la belle-sœur lui a dit qu’elle lui trouverait un emploi bien rémunéré en Chine, est assez emblématique. La jeune femme ne voulait pas s’y rendre, mais sa famille avait besoin de cet argent. Dans la voiture en route pour la Chine, sa belle-sœur lui a donné des médicaments pour, lui a-t-elle dit, prévenir les vomissements pendant le trajet. Elle s’est réveillé les mains liées et sa belle-sœur lui a dit plus tard qu’il fallait qu’elle se marie et l’a laissée à son acquéreur. La famille l’a emmenée dans une pièce où elle a de nouveau été ligotée. Chaque fois que son « mari » lui apportait ses repas, il la violait. Elle a finalement eu un fils. Deux ans plus tard, elle s’est échappée avec celui-ci. La partie la plus inhabituelle de son histoire est qu’elle a pu s’échapper sans avoir à abandonner son enfant.

La plupart des femmes et des filles que nous avons interviewées ont été enfermées dans une pièce pendant des jours, des semaines voire des mois, parfois jusqu’à ce qu’elles tombent enceintes. Beaucoup ont confié que les familles semblaient plus intéressées par la perspective d’avoir un bébé qu’une épouse. Certaines ont pu s’échapper après avoir eu un enfant, ou on leur a même dit qu’elles pouvaient partir si elles le souhaitaient. Les 37 femmes et filles avec lesquelles nous avons parlé s’étaient toutes échappées et avaient regagné le Myanmar.

Le nombre de cas de traite est-il en hausse ou en baisse ?

Il est difficile de savoir combien de femmes et de filles font l’objet d’un trafic en Chine chaque année. La Commission des droits de l’homme du Myanmar nous a dit qu’elle avait reçu des informations relatives à 226 cas en 2017 de la part des autorités de l’immigration, mais aucune des femmes que nous avons interrogées n’avait fait de signalement à ces autorités. Le nombre réel est certainement beaucoup plus élevé. Il est également difficile de savoir si ce nombre est en hausse ou en baisse, mais plusieurs experts estiment que ce nombre aurait augmenté avec la poursuite du conflit dans l’état de Kachin.

C’est l’un des projets les plus difficiles sur lesquels vous avez travaillé, avez-vous dit. Qu’est-ce qui a rendu cette enquête particulièrement difficile?

Nous avons débuté cette recherche il y a presque trois ans. Il était vraiment difficile de trouver des interlocutrices et de les mettre à l’aise pour parler. La plupart des Kachins sont chrétiens souvent, profondément religieux. La stigmatisation est forte contre les rapports sexuels en dehors du mariage. Les raisons sont nombreuses de garder le secret sur ces expériences. Les combats en cours posent également de graves problèmes de sécurité.

Nous avons eu la chance de pouvoir compter sur l’aide de personnes de confiance dans les camps et avons coopéré avec un excellent consultant qui connaissait bien l’état de Kachin. Nous avons travaillé d’arrache-pied pour trouver des moyens d’interroger les victimes dans le respect de leur sécurité et de leur confidentialité. Ces femmes et ces filles qui avaient tellement souffert étaient cependant souvent déterminées à éviter à d’autres le sort qu’elles ont connue.

À quoi les femmes et les filles sont-elles confrontées une fois de retour dans leurs communautés ?

Certains parviennent à fuir la Chine au bout de quelques semaines ou de quelques mois, mais d’autres ont été détenues pendant des années, dont une pendant neuf ans. Douze étaient âgées de moins de 18 ans, la plus jeune, de 14. Deux femmes ont été victimes de la traite à deux reprises.

L’une a déclaré s’être rendue à la police chinoise, qui l’a déportée, la laissant sans argent à la frontière. Elle a supplié un chauffeur de taxi de l’emmener au domicile de sa famille, ne sachant pas s’ils étaient toujours là, après cinq ou six ans d’absence.

Certaines des familles ont fait preuve d’une solidarité merveilleuse et été ravies de les retrouver. Mais la communauté au sens large ne l’est pas, et même au sein de leur propres familles, les survivantes se sont parfois retrouvées blâmées et jugées. Certaines étaient tellement stigmatisées qu’elles ont quitté leurs communautés. Nous avons entendu des histoires rapportées de femmes et de filles qui, par honte, ont estimé ne pas avoir d’autre choix que de rester en Chine.

Une femme a raconté être rentrée chez son mari après être partie trouver du travail en Chine et se retrouver à la place victime de la traite. Il lui a dit qu’elle ne devrait en parler à personne car « les gens pourraient te mépriser si tu as été victime de la traite en Chine ».

Les services publics destinés aux victimes de la traite – fournis à une centaine de personnes par an – consistent principalement à fournir un hébergement pendant quelques jours, un examen médical et une nouvelle carte d’identité. Il y a des organisations de la société civile qui œuvrer à sauver les femmes, mais ces organisations reçoivent très peu de financement.

Quelle a été la réaction des autorités chinoises et du Myanmar ?

La traite est illégale dans les deux pays et les parties tentent d’y mettre fin. Mais la plupart des femmes interrogées ont réussi à prendre la fuite par elles-mêmes et nous avons entendu de nombreux témoignages à charge contre la police de part et d’autre de la frontière, qui serait complice de la traite, voire en tirerait profit. Des familles nous ont confié être aller voir sans cesse la police au Myanmar, y compris les unités spécialisées dans la lutte contre la traite, et elles ne voulaient rien faire. La police chinoise a pris peu de mesures contre les trafiquants et souvent traité les femmes et les filles comme si elles étaient en infraction avec les lois de l’immigration. Dans un cas porté à notre connaissance, la police chinoise a exigé un pot-de-vin de 800 dollars de la part de la famille que la femme retenue contre son gré avait réussi à fuir, avant de la lui restituer.

Y a-t-il un épisode qui vous a particulièrement marquée lors de cette longue enquête ?

J’ai écouté de nombreuses histoires de femmes incroyablement courageuses qui se sont échappées avec ingéniosité. Une jeune femme victime de la traite à l’âge de 17 ans a réussi à convaincre son « mari » de lui offrir un téléphone portable et utilisé l’application WeChat pour poster des messages sur des panneaux d’affichage kachins. Soudain, des gens du monde entier, y compris aux États-Unis, tentaient de l’aider à la retrouver. Comprenant ce qui se passait, l’homme s’est emparé du téléphone, mais a commencé à s’inquiéter après avoir réalisé que tous ces gens cherchaient son« épouse ». La famille a fini par la laisser partir. C’était l’un élément positifs concernant ces témoignages, la résilience et l’ingéniosité dont ces femmes ont su faire preuve dans des circonstances proprement terrifiantes.

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