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Des milliers de réfugiés continuent d'accoster chaque jour sur les îles grecques de la mer Égée. Lors d’une mission pour Human Rights Watch, Bruno Stagno Ugarte, directeur exécutif adjoint de l'organisation s'est rendu à Lesbos. Rapidement, le choc qu'il a ressenti a fait place à la colère. Il raconte ce qu'il a vu et demande à l’UE de répondre collectivement à l’appel des réfugiés. Édité par Anaïs Chabalier.

Chaque jour, Lesbos rejette des milliers de gilets de sauvetage. Ils jonchent ses rives à l’est et au nord, colorant les plages ou flottant sans but sur l’eau bleu azur. Depuis plusieurs mois, les collecter est devenu une routine pour les employés municipaux et les bénévoles.

Chaque gilet a été porté par l’un des 450.000 réfugiés, demandeurs d’asile ou migrants qui, en 2015, ont traversé la mer depuis la Turquie jusqu’à cette île grecque. Chacun évoque une histoire différente. Mais c’est inévitablement une histoire de terreur, de vies brisées et de futurs incertains.

Une traversée dangereuse

Bien que Lesbos ne soit distante que de 8 à 15 kilomètres de la Turquie par la mer, la traversée n’est pas sans danger. J’ai récemment passé trois jours sur cette île lors d’une mission pour Human Rights Watch : durant cette courte période, deux bateaux ont chaviré à cause d’une mer agitée et de la fragilité de ces petites embarcations gonflables transportant des dizaines de migrants.

Des demandeurs d'asile et des migrants descendent du bateau de pêche qui les a transportés de Turquie jusqu'à l'île grecque de Lesbos. 11 octobre 2015. © 2015 Zalmaï pour Human Rights Watch

Un vieil homme et un bébé de 8 mois se sont noyés. Plusieurs autres personnes ont été soignées pour hypothermie, état de choc, contusions et autres blessures.

Les demandeurs d’asile et les migrants payent la traversée entre 500 et 1.500 euros par personne et doivent ensuite naviguer par eux-mêmes en mer Égée, pilotant tant bien que mal des engins défectueux contre les courants forts et le vent.

La plupart d’entre eux ne savent pas nager et les gilets de sauvetage, le plus souvent achetés en Turquie, n’assurent qu’une sécurité relative. Pour éviter les patrouilles de garde-côtes, les candidats au départ quittent généralement les rivages de nuit. S’ils réussissent, ils arrivent à Lesbos au petit matin.

Une quête désespérée de sécurité

Human Rights Watch a par ailleurs recensé des incidents au cours desquels des hommes cagoulés non identifiés – et souvent armés –, naviguant sur des hors-bords, ont intercepté et renvoyé des bateaux en mer Égée, les repoussant dans les eaux turques.

Pourtant, la peur des passeurs, des hommes cagoulés et de la fureur des flots semble n’être rien comparée à l’angoisse qui a poussé les demandeurs d’asile, en quête désespérée de sécurité, vers les rives occidentales de la Turquie et au-delà (avec au moins 2,5 millions réfugiés syriens, la Turquie est le pays du monde qui accueille le plus grand nombre de réfugiés).

La peur, comme celle de Fatima, 39 ans, une mère sunnite de Baghdad, et ses trois enfants, qui ont enfin réussi à atteindre Lesbos après deux traversées avortées. Ils fuient les violences et les vengeances sectaires des milices chiites à l’encontre des Sunnites. Elle a dû partir sans son mari, qui se cache, avec l’espoir qu’il puisse un jour les rejoindre en Allemagne où elle souhaite demander l’asile.

La peur de Bushra, 15 ans, échappée de Deir er-Zor (Syrie) avec ses parents et ses huit frères après avoir vécu sous le régime fanatique de Daesh, avec la peur constante des bombardements, dont l’un a tué plusieurs membres de sa famille.

Ou encore celle de Mahmoud, 26 ans, sa femme et sa fille, qui ont d’abord enduré les "bombes-barils" du régime de Al-Assad dans la région d’Alep (Syrie), puis les attaques indiscriminées des rebelles.

Le choc initial a laissé place à la colère

Le périple chaotique des réfugiés est marqué par d’innombrables défis : réussir la traversée jusqu’à Lesbos ; être admis au "hotspot" de Moria, ce centre entouré de barbelés géré par Frontex, où sont enregistrés demandeurs d’asile et migrants ; embarquer à bord des ferries pour Athènes et des bus pour la Macédoine ; enfin, franchir les frontières des pays des Balkans pour atteindre leur destination finale en Europe.

Mohammed, 18 ans, explique avoir perdu ses deux jambes lors d'un bombardement à Idleb en Syrie en 2012. Des amis le portent sur l'île grecque de Lesbos. Ses amis et ses proches l'ont soutenu tout au long de sa fuite du conflit, n'hésitant pas à le porter lorsqu'il était en difficulté. 8 octobre 2015. © 2015 Zalmaï pour Human Rights Watch

Les réfugiés avancent, portés par la conviction que chaque pas les rapproche un peu plus d’un espoir d’avenir.

Face au cimetière de gilets de sauvetage, le choc initial que j’ai ressenti a fait place à la colère : tant de mois après le début de cette crise et si peu a été fait pour des solutions alternatives fiables et légales en faveur de l’asile et du refuge en Europe, et ailleurs.

Les bénévoles répondent à l'urgence

Malgré d’innombrables réunions et sommets de l’UE, ce ne sont pas les États mais des acteurs non-étatiques qui arpentent les détroits : des passeurs – et une foule d’autres profiteurs – du côté des départs mais aussi, fort heureusement, des bénévoles dévoués, des insulaires et des ONG (International Rescue Committee, MSF, et d’autres) à l’arrivée.

Ces derniers répondent à l’urgence, avec des ressources limitées, apportant une assistance essentielle, tandis que les premiers font fortune en exploitant les réfugiés.

À défaut de politique concertée et de partage des responsabilités en son sein, l’UE a favorisé l’enrichissement organisations informelles et criminelles. Non seulement ce trafic rend la traversée vers Lesbos et les îles voisines excessivement dangereuse et onéreuse pour les réfugiés, mais il s’opère en outre au détriment des intérêts et de la sécurité de l’UE.

L'UE doit apporter une réponse cohérente à cette crise humanitaire 

Il est grand temps pour l’UE de se ressaisir. Elle doit agir pour apporter une réponse cohérente à cette crise humanitaire qui se joue à ses frontières tout en garantissant le respect des droits fondamentaux de ceux qui arrivent sur ses rives.

Les garde-côtes grecs, en mission de sauvetage, lancent un gilet de sauvetage à une personne en détresse en pleine mer qui a sauté d'une embarcation pneumatique en train de couler au large de l'île de Lesbos. 4 octobre 2015. © 2015 Zalmaï pour Human Rights Watch

Plutôt que d’instaurer une fermeture des frontières ou toute autre mesure protectionniste, se chamailler sur le partage des responsabilités, ou faire l’amalgame entre réfugiés et terroristes, les pays membres devraient comprendre qu’organiser la traversée, enregistrer les réfugiés et renforcer la gestion des flux serait gagnant pour tout le monde.

Répondre collectivement à l’appel des réfugiés

Ceux qui ont grandi du côté le plus sombre du rideau de fer – la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968, la Pologne en 1981 ou l’ensemble de l’Europe de l’Est en 1989 – ou encore dans les dictatures d’extrême droite de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne dans les années 60 et 70 doivent se rappeler, encore et encore, qu’ils ont été reçus à bras ouverts quand ils en ont eu besoin.

Ils ont été accueillis comme des victimes en quête de liberté, et non pas rejetés de crainte qu’ils soient communistes ou fascistes, fauteurs de troubles ou agents infiltrés.

Ceux qui ont grandi du côté plus radieux du rideau de fer doivent se rappeler, encore et toujours, que l’UE est un projet de paix et de tolérance, né des horreurs de deux guerres et de leurs idéologies de haine. Il est impensable qu’un tel projet soit aujourd’hui incapable d’accueillir, de manière rationnelle et sûre, les réfugiés coincés actuellement dans des camps en Jordanie, au Liban ou en Turquie.

Des enfants syriens dorment au port de Mytilène sur l'île de Lesbos en Grèce. Leur famille attend d'embarquer sur un ferry de nuit en direction d'Athènes. 5 octobre 2015. © 2015 Zalmaï pour Human Rights Watch

Alors que le nombre de morts augmente, avec plus de 3.770 personnes mortes noyées ou disparues en Méditerranée en 2015, il est grand temps pour l’UE de répondre collectivement à l’appel des réfugiés.

Convaincre la Russie et les États du Golfe

Si l’UE et d’autres pays d’accueil comme l’Australie, le Canada et les États-Unis offraient des visas humanitaires et des possibilités de réinstallation depuis la Turquie, la Jordanie ou encore le Liban, où il existe une véritable crise du nombre, moins de personnes risqueraient leur vie.

L’organisation de contrôles préalables et ordonnés, ainsi que la gestion des flux de réfugiés en coordination étroite avec le HCR pourrait s’organiser.

La prochaine étape consistera à convaincre la Russie et les États du Golfe de se montrer solidaires et de participer à l’effort de réinstallation, surtout lorsque l’on considère le nombre d’armes et de bombes qu’ils ont injectées en Syrie, contribuant à ce désastre humanitaire et à sa dramatique propagation.

Un sommet européen à Lesbos ?

En attendant, il est urgent de venir davantage en aide à la Grèce afin d’améliorer les conditions d’accueil à Lesbos et sur les autres îles.

La mise en place, en décembre dernier, du Mécanisme de l’UE de protection civile, un programme d’aide humanitaire, est un premier pas dans la bonne direction. Il est désormais urgent de faire davantage pour répondre au désordre qui s’installe autour du "hotspot" de Frontex.

Quand je pense aux réunions et sommets européens à venir, j’ose espérer que le cimetière sera seulement celui des gilets de sauvetage, et non celui d’espoirs et de vies anéantis par l’incurie de l’UE.

Peut-être qu’un sommet européen qui se tiendrait à Lesbos, plutôt que dans la réalité aseptisée de son siège à Bruxelles, pousserait enfin les décideurs à répondre à l’appel des réfugiés. 


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