(New York) – Les dirigeants du Soudan du Sud devraient mettre fin au recours systématique aux enfants soldats en relevant de leurs fonctions les officiers suspectés de s’être livrés à cette pratique et en ouvrant des enquêtes à leur sujet, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport rendu public aujourd'hui. Des milliers d'enfants ont pris part au conflit armé au Soudan du Sud, soit sous le commandement des forces gouvernementales, soit sous celui des forces de l'opposition.
Le conflit au Soudan du Sud a éclaté il y a exactement deux ans aujourd'hui, dans la nuit du 15 décembre 2013.
Intitulé « We Can Die Too: Recruitment and Use of Child Soldiers in South Sudan » (« Nous pouvons mourir aussi : Recrutement et utilisation d’enfants soldats au Soudan du Sud »), le rapport de 65 pages identifie plus de 15 commandants et officiers de l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS, ou SPLA en anglais) qui est contrôlée par le gouvernement, ainsi que des forces rebelles SPLA-in Opposition et de leurs alliés, ayant recouru à des enfants soldats. Le rapport s’appuie sur des entretiens avec 101 enfants soldats qui ont été enrôlés de force ou s’y sont résignés pour protéger leurs communautés. Ils affirment avoir vécu, des mois durant, sans alimentation suffisante, loin de leurs familles et avoir été blessés dans des combats terrifiants, où certains de leurs amis ont été tués sous leurs yeux. Ces enfants regrettent en outre amèrement d’avoir été déscolarisés.
« Les commandants ont délibérément et brutalement recruté et utilisé des enfants pour qu’ils participent aux combats, au mépris total de leur sécurité et de la législation en vigueur au Soudan du Sud », a déclaré Daniel Bekele, directeur exécutif de la division Afrique de Human Rights Watch. « Les autorités du Soudan du Sud devraient mettre fin au recrutement et au recours massifs d’enfants dans le cadre du conflit, qui ne fait que perpétuer un cycle d’abus récurrent depuis des décennies».
Le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) estime à entre 15 000 et 16 000 le nombre d’enfants au sein des forces en présence. La guerre civile au Soudan du Sud a débuté à Juba, la capitale, en décembre 2013, par des affrontements entre les forces loyales au président Salva Kiir et celles obéissant à l’ancien vice-président Riek Machar, devenu le chef de la rébellion. À mesure que les hostilités empiraient, les deux parties ont pris pour cibles et tué des civils, notamment lors d’horribles massacres, souvent perpétrés sur la base de l’appartenance ethnique des victimes. Près de 2,2 millions de personnes ont été déplacées, de nombreux villages et villes brûlés et pillés.
Un fragile accord de paix signé en août 2015 n'a pas mis fin à la violence. Le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a commencé l’imposition de sanctions à la mi-2015, devrait les étendre aux commandants qui ont recruté des enfants soldats et aux autres individus visés par des allégations de violations graves des droits humains. Selon Human Rights Watch, le Conseil de sécurité devrait également imposer un embargo sur les armes aux deux parties pour endiguer le flux de celles qui servent à commettre des violations dans le pays. Certains des enfants interrogés affirment avoir pris part aux hostilités au moment où ces armes sont apparues.
Human Rights Watch a documenté de nombreux cas de recrutement – souvent forcés – et d'utilisation d'enfants soldats par le commandant des forces gouvernementales, Matthew Puljang, lors d’opérations militaires dans l'État d'Unity, ainsi que par Johnson Olony, qui a combattu successivement pour le compte du gouvernement et celui de l'opposition dans l’État du Haut-Nil. Ses forces ont enrôlé des garçons aux abords mêmes d'une base de l'ONU protégée par des Casques bleus, ainsi que dans la ville de Malakal. Les commissaires gouvernementaux, qui assument des fonctions militaires en temps de guerre, ont également utilisé des enfants soldats dans la ville de Bentiu, située dans l'État d'Unity.
Des garçons ont aussi combattu sous les ordres de commandants de l'opposition, notamment James Koang, Peter Gadet et Makal Kuol. Un autre commandant de l'opposition a recruté des centaines de garçons dans deux écoles de Rubkona, dans l'État d'Unity, dès les premiers jours du conflit.
« Ils ont dit que nous devions rejoindre l'armée, sinon ils nous frapperaient. Mes deux camarades ont refusé et ils ont été battus », a témoigné un adolescent de 15 ans à propos d'une campagne de recrutement lancée par les forces gouvernementales dans l'État d'Unity. « Nous avons vaincu et tué beaucoup de gens », a affirmé un autre, également âgé de 15 ans, enrôlé de son côté auprès des forces de l'opposition. « Nous utilisions des armes à feu, moi et les autres gamins. Nous avions peur, mais nous devions le faire de toute façon ».
En vertu des lois de la guerre, le recrutement ou l'utilisation d'enfants de moins de 15 ans par les parties à un conflit est un crime de guerre, dont les responsables peuvent être jugés au pénal. Les normes internationales des droits de l'homme stipulent qu'aucun enfant âgé de moins de 18 ans ne peut être recruté ou utilisé comme soldat. Avant que n’éclate le conflit actuel, le Soudan du Sud avait réalisé des progrès significatifs pour mettre fin à cette pratique, libérant des enfants soldats, surveillant les casernes et fixant, dans la loi de 2008 sur l'enfance, à 18 ans l’âge minimum de la conscription ou de l’engagement volontaire dans les forces armées ou des groupes armés.
Cependant, même si des enfants soldats ont été utilisés des décennies durant dans ce qui est maintenant devenu le Soudan du Sud, d’après les informations dont dispose Human Rights Watch, jamais un commandant n’a été visé par de réelles sanctions. Certains se sont vus même accorder de nouveaux postes et des amnisties de facto après la signature des accords de paix avec le gouvernement. Ainsi, David Yau Yau, à la tête d’une insurrection passée dans l’État de Jonglei, et qui a eu plus de 1 700 enfants soldats sous ses ordres, n'a jamais été inquiété et est aujourd’hui administrateur en chef de la zone administrative du Grand Pibor.
« Alors que beaucoup de chemin a été parcouru pour protéger les enfants, on fait désormais machine arrière », a relevé Daniel Bekele. « En l’absence de prix à payer pour un tel crime, nous constatons qu'une fois encore, des milliers d'enfants ont été recrutés et utilisés à des fins militaires ».
Les commandants contre lesquels ont été portées des allégations crédibles de recrutement ou d’utilisation d’enfants soldats à la fois au sein des forces gouvernementales et de l'opposition devraient être suspendus, affirme Human Rights Watch. Des enquêteurs civils et l'APLS devraient ouvrir une enquête sur ces individus. L’APLS devrait ensuite remettre les suspects aux mains des autorités civiles pour l’ouverture de poursuites judiciaires.
La Commission de l'Union africaine devrait établir le tribunal hybride pour le Soudan du Sud prévu dans l'accord de paix et les Nations Unies et les donateurs internationaux soutenir pleinement cette juridiction. Le tribunal hybride devrait avoir compétence sur les crimes les plus graves, y compris le recrutement et l'utilisation d'enfants comme combattants, et l'autorité et l'indépendance complètes nécessaires pour identifier les individus devant être poursuivis.
Les bailleurs de fonds internationaux devraient quant à eux soutenir les autorités sud-soudanaises pour libérer et réinsérer dans la vie civile les enfants soldats, et faire bénéficier ces derniers de services éducatifs et, au besoin, d’un soutien psychosocial, conformément aux lignes directrices des Principes de Paris.
L’utilisation d’écoles à des fins militaires, souvent comme abris, perturbe depuis de nombreuses années le système éducatif au Soudan du Sud, mais ce phénomène s’est aggravé dans le contexte du conflit en cours. Les seules forces gouvernementales ont utilisé au moins 45 écoles. Alors que la SPLA a retiré ses soldats d'environ une vingtaine d’établissements début 2015, d'autres demeurent occupés. Le 23 juin, le Soudan du Sud a approuvé la Déclaration sur la sécurité dans les écoles, un engagement politique pris au niveau international qui décrit les mesures que les pays devraient prendre pour renforcer la prévention et la réponse aux attaques contre les écoles et l'utilisation de celles-ci à des fins militaires.
« Bien que rien ne puisse effacer les traumatismes de ces garçons, les autorités sud-soudanaises ont la responsabilité de mettre fin à la condition des enfants soldats et à l'utilisation d’écoles à des fins militaires », a conclu Daniel Bekele. « Cela veut dire prendre des mesures, à commencer par punir les auteurs de violations ».
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Dans les médias :
Euronews.com 15.12.15
OperationsPaix.net 16.12.15