(Dakar, le 8 février 2013) – L’inauguration d’un tribunal spécial au Sénégal marque un tournant décisif dans la longue campagne pour traduire en justice l’ancien dictateur du Tchad Hissène Habré, a déclaré une coalition d’organisations de défense des droits humains aujourd’hui.
Habré est accusé de milliers d’assassinats politiques et de l’usage systématique de la torture lorsqu’il dirigeait le Tchad, de 1982 à 1990. Habré vit en exil au Sénégal depuis plus de 22 ans.
« J’ai attendu ce jour pendant 22 ans », a déclaréSouleymane Guengueng, qui a failli succomber aux mauvais traitements endurés pendant près de trois ans dans les prisons de Hissène Habré, puis a fondé l’Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré (AVCRHH). « Je veux voir Habré comparaître devant la justice avant que d’autres victimes ne meurent. »
Le tribunal a été inauguré aujourd’hui par Ciré Aly Ba, Administrateur du tribunal, en présence des magistrats qui ont été désignés récemment.
Après l’élection de Macky Sall à la présidence du Sénégal en avril 2012 et l’arrêt de la Cour internationale de Justice du 20 juillet 2012 ordonnant au Sénégal de poursuivre en justice « sans autre délai » ou d’extrader l’ancien dictateur du Tchad, l’Union africaine et le Sénégal se sont mis d’accord sur un projet pour créer les « Chambres africaines extraordinaires » en vue de mener le procès au sein du système juridique sénégalais.
La phase préliminaire du procès, qui comprend une instruction conduite par quatre magistrats sénégalais, doit durer 15 mois. Elle sera vraisemblablement suivie d’un procès en 2014.
« Le Sénégal peut aujourd’hui garder la tête haute », a déclaré Alioune Tine, président de la Rencontre Africaine de Défense des Droits de l’Homme (RADDHO), basée à Dakar. « Mon pays montre l’exemple au reste de l’Afrique en prouvant que les Africains peuvent régler leurs propres problèmes. L’époque où les despotes pouvaient vider leurs comptes en banque et se réfugier tranquillement dans un pays voisin est aujourd’hui révolue. »
Le Statut des Chambres extraordinaires prévoit la mise en place d’une chambre d’instruction, d’une chambre d’accusation, d’une chambre d’assises et d’une chambre d’appel. La chambre d’assises et la chambre d’appel seront chacune composée de deux juges sénégalais et d’un président originaire d’un autre pays membre de l’Union africaine, qui présidera les débats.
Les Chambres poursuivront « le ou les principaux responsables » des crimes internationaux commis au Tchad entre le 7 juin 1982 et le 1er décembre 1990. Il est toutefois possible que Hissène Habré soit la seule personne à être jugée devant ce tribunal.
Le Statut des Chambres extraordinaires prévoit la participation des victimes à tous les stades de la procédure en qualité de parties civiles, représentées par leurs avocats, ainsi que l’attribution de réparations en leur faveur.
« Nous allons démontrer que Habré dirigeait et contrôlait les forces de police qui ont tué ou torturé ceux qui s’opposaient à lui ou qui appartenaient simplement au mauvais groupe ethnique », a déclaré Jacqueline Moudeïna, avocate des victimes et présidente de l’ATPDH. « Les preuves montrent clairement que Habré n’était pas seulement politiquement responsable, mais aussi juridiquement responsable de graves crimes commis à grande échelle.»
Le Comité international pour le jugement équitable de Hissène Habré - regroupant notamment la RADDHO, l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme (ATPDH), l’AVCRHH, Human Rights Watch, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), la Ligue sénégalaise des droits de l’Homme et Agir ensemble pour les droits de l’Homme - a souligné que la participation des victimes sera un élément clé du procès.
« L’entière et effective participation des victimes sera cruciale pour l’impact du procès », a ajouté Sidiki Kaba, Président d’honneur de la FIDH. « Nous allons nous assurer que les victimes seront entendues à chaque stade de la procédure. »
Le budget des chambres permettra l’enregistrement des audiences ainsi que la mise en place d’un large programme de sensibilisation, afin de disséminer au Tchad et ailleurs les vertus pédagogiques de ce procès.
Une Commission d’enquête de 1992 a accusé Habré d’avoir volé l’équivalent de millions de dollars au Trésor tchadien, dont 11,6 millions de dollars la veille de sa fuite hors du pays, en 1990.
Les Chambres africaines extraordinaires disposent d’un budget de 7,4 millions d’euros. Les donateurs internationaux sont le Tchad (avec une contribution de deux milliards de francs CFA - environ trois millions d’euros) ; l’Union européenne (deux millions d’euros) ; les Pays-Bas (un million d’euros) ; l’Union africaine (un million de dollars) ; les Etats-Unis (un million de dollars) ; l’Allemagne (500 000 euros) ; la Belgique (500 000 euros) ; la France (300 000 euros) ; et le Luxembourg (100 000 euros).
Contexte
Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, date à laquelle il a été renversé par l’actuel président, Idriss Déby Itno, et s’est réfugié au Sénégal. Son régime à parti unique a été marqué par des atrocités commises à grande échelle, notamment par des vagues d’épuration ethnique. Les archives de la police politique de Habré, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), découvertes par Human Rights Watch en 2001, révèlent les noms de 1.208 personnes exécutées ou décédées en détention et de 12.321 victimes de violations des droits humains.
Les États-Unis et la France ont soutenu Habré, le considérant comme un rempart contre Mouammar Kadhafi et la Libye. Sous la présidence de Ronald Reagan, les Etats-Unis ont apporté en secret, et par le biais de la CIA, un soutien paramilitaire à Habré afin que celui-ci prenne le pouvoir dans son pays.
Habré a été inculpé une première fois au Sénégal en 2000. Mais les tribunaux sénégalais ont statué qu’il ne pouvait pas y être jugé, et ses victimes ont alors déposé plainte en Belgique. En septembre 2005, après quatre années d’enquête, un juge belge a inculpé Habré et la Belgique a demandé son extradition. Après que le Sénégal eut refusé d’extrader Habré vers la Belgique et rejeté au cours des trois années suivantes la demande de l’Union africaine de le juger à Dakar, la Belgique a décidé de porter l’affaire devant la Cour internationale de Justice (CIJ). L’administration Obama a également soutenu l’organisation d’un procès.