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La liberté d’expression est devenue le théâtre d’un champ de bataille dans la Tunisie postrévolutionnaire. D’ores et déjà, le débat fait rage à l’Assemblée nationale constituante (Anc) à propos d’un projet de Constitution mis en avant par le parti islamiste Ennahdha et qui stipule dans l’un de ses articles : «La liberté de pensée, d’expression, de la presse et de publication sont garanties tant qu’elles gardent en considération le caractère sacré des individus et des religions.»

Le fossé s’agrandit entre laïques et islamistes

Ce débat concerne tous les pays vivant le «Printemps arabe». Il a également eu des échos dans des capitales occidentales. En Tunisie, le drapeau de la liberté d’expression est brandi lorsque c’est arrangeant sur le plan politique, et oublié lorsque ça ne l’est pas.

Des journalistes tunisiens manifestent pour la liberté de la presse.

A l’occasion d’une visite en février, Wajdi Ghanim, prédicateur musulman égyptien célèbre pour sa fatwa en faveur de l’excision (mutilation sexuelle féminine), a agrandi le fossé entre laïques et islamistes. Invité par trois organisations non gouvernementales de Tunisie, Ghanim a donné des sermons dans tout le pays au cours desquels il associait les laïcs aux ennemis de l’islam. Sur les ondes de Radio Mosaïque FM, il a affirmé que l’excision, bien que facultative, était une pratique encouragée par les enseignements islamiques pour des «raisons médicales» et l’a assimilée à de la «chirurgie esthétique». «Toute personne qui n’agit pas selon la volonté de Dieu est un apostat», a-t-il martelé.

En réponse à ces propos, plusieurs organisations non gouvernementales ont déclaré que les autorités ne devaient pas tolérer un discours incitant à la haine envers les laïques ou promouvant l’excision, qui n’est même pas pratiquée en Tunisie.

La réponse de la part du gouvernement de coalition, alliance entre le parti islamiste Ennahdha et deux partis laïques, était décousue, reflétant le large éventail de l’opinion tunisienne. Le ministère des Affaires de la Femme, et celui de la Santé ont mis les Tunisiens en garde contre les dangers des mutilations sexuelles féminines et les ont appelés à signaler tout cas connu. Dans une interview accordée à la télévision nationale tunisienne, le président par intérim, Moncef Marzouki a déclaré : «Ghanim est anormal et ceux qui l’ont invité sont des microbes.» Il s’est par la suite excusé d’avoir employé de tels mots. Dans une interview diffusée à la radio, le président de l’Anc, Mustapha Ben Jaâfar, a déclaré que «la visite de Wajdi Ghounim en Tunisie était une erreur».

D’autres officiels, comme le ministre des Affaires étrangères, Rafiq Abdesslam, ont affirmé que dans la mesure où les sermons du savant musulman ne constituaient pas un discours de haine, les autorités tunisiennes ne pouvaient pas fonder leur volonté de l’interrompre dans sa tournée du pays ou de le renvoyer du pays. Ennahdha a dit, lors d’une déclaration le 17 février, que le discours de Ghanim était protégé par le droit à la liberté d’expression.

 

Protection (et restriction) de la liberté d’expression

Le droit international des droits humains prévoit une forte protection de la liberté d’expression. Il accorde aux Etats la possibilité de la réduire, étant entendu que, dans une société démocratique, de telles restrictions doivent rester précises et définies comme nécessaires à la sécurité nationale ou publique, à la protection de la santé et de l’ordre publics, à la protection des droits et des libertés d’autrui. De plus, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques demande aux États d’interdire «le recours à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence». Il n’est pas certain que le discours de Ghanim ait franchi cette limite.

Le droit international distingue très clairement le discours de haine qui constitue une dangereuse incitation à la haine et qui devrait être interdit, du discours qui peut déranger ou même offenser les membres d’une communauté religieuse ou de tout autre groupe social mais qui doit néanmoins être autorisé.

En temps normal, il devrait être rassurant de voir les ministres gouvernementaux du parti Ennahdha et le parti lui-même défendre le droit de Ghanim à la liberté d’exprimer ses opinions controversées. Cependant, le gouvernement a manifesté la tendance contraire en se servant de l’arsenal juridique de l’ancien régime tunisien pour s’en prendre aux journalistes et aux directeurs des médias dont les discours controversés étaient considérés comme des injures à la morale publique. Ces cas-ci dépassent de loin les éventuelles possibilités de restriction de la liberté d’expression prévues par le droit international.

Les procureurs ont retenu des charges contre le directeur d’une chaîne de télévision pour avoir diffusé le film ‘‘Persepolis’’. Le point de litige était la représentation visuelle, dans ce film, d’une conversation entre une fille et Dieu, ce qui n’est pas permis par certaines interprétations de l’islam.

Récemment, deux hebdomadaires français ont été retirés des kiosques tunisiens, l’un parce qu’il contenait une représentation du Prophète Mohamed, l’autre à cause du titre de sa une : «Questions et réponses sur l’existence de Dieu».

Un État qui invoque la liberté d’expression lorsqu’il s’agit d’autoriser le discours d’un prédicateur musulman promouvant l’excision et désignant comme «apostat» la part significative de musulmans tunisiens qui se considèrent laïques devrait aussi défendre un discours qui peut offenser les sensibilités de leurs compatriotes religieusement et socialement conservateurs.

Lors de leurs premières élections libres et authentiquement pluralistes depuis l’indépendance, les Tunisiens ont, entre autres choses, montré leur diversité politique. Le défi de l’Assemblée constituante est maintenant de rédiger un projet de Constitution qui protègera cette diversité des points de vue, pour toutes les composantes de la société.

Les événements en Tunisie ayant déclenché le Printemps arabe, les autres pays affectés par cette vague de changement suivront avec intérêt l’évolution de cette affaire. Déterminer les limites possibles à la liberté d’expression dans une société démocratique, même quand cela blesse ou dérange, est un enjeu d’une importance cruciale dans bien d’autres pays.

*Amna Guellali est la Chercheuse de Human Rights Watch pour la Tunisie et l’Algérie* 

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