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Sri Lanka : Lettre aux Représentants des Missions permanentes des membres et observateurs du Conseil des Droits de l’Homme

Appel à une action au sein du Conseil des Droits de l'Homme des Nations Unies sur l’établissement des responsabilités des abus commis au cours de la guerre au Sri Lanka

le 2 février 2012

Excellence,

Nous vous écrivons afin d’encourager votre délégation de travailler avec les autres membres du Conseil des Droits de l’Homme (CDH) des Nations Unies ainsi [que] qu’avec les États observateurs pour porter la question de l’établissement des responsabilités concernant les abus perpétrés durant la guerre au Sri Lanka à l'ordre du jour du Conseil lors de sa session de mars 2012. Presque trois ans après la fin du conflit militaire entre le gouvernement Sri-lankais et les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE), le gouvernement n'a pas tenu ses engagements envers la population du Sri Lanka, le Secrétaire Général, et le Conseil des Droits de l’Homme de prendre des mesures crédibles pour faire justice et établir les responsabilités pour les violations graves et généralisées commises en temps de guerre.

Les violations du droit international des droits de l'homme et du droit humanitaire, y compris les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, n’ont pas été traités par le gouvernement sri-lankais, même après la publication longtemps retardée du rapport de la Commission sur les Leçons du Conflit et la Réconciliation(LLRC). Bien que contenant quelques recommandations utiles, le rapport de la LLRC a ignoré les pires exactions commises par les forces gouvernementales et a omis de recommander des mesures pour l’établissement de la responsabilité du gouvernement et des autorités militaires dans les violations.

Plusieurs officiels de l'ONU, y compris la Haut-Commissaire aux droits de l'homme, Navi Pillay, et le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Philip Alston, ont appelé à une enquête internationale indépendante sur les allégations de violations du droit international des droits de l'homme et du droit humanitaire lors du conflit. Human Rights Watch et de nombreuses autres organisations non gouvernementales nationales et internationales ont depuis longtemps appelé à une telle enquête internationale.

En tant que principal organe intergouvernemental dédié à la protection des droits de l'homme, il est crucial pour le CDH de soutenir les mesures nécessaires pour s'assurer que mort et les blessure de dizaines de milliers de civils dans les derniers mois de conflit au Sri Lanka fassent l'objet d'enquêtes, que les auteurs d'abus soient traduits en justice, et que les victimes obtiennent réparation. Nous exhortons donc votre délégation à soutenir une résolution au CDH qui:

  • Se déclare gravement préoccupé par le fait que le gouvernement du Sri Lanka n'a pas réussi à sérieusement et véritablement enquêter sur les crimes commis pendant le conflit par toutes les parties et de rendre des comptes pour les graves violations, en manquement à ses obligations juridiques internationales.
  • Appelle le CDH à adopter des mesures pour mettre en œuvre les recommandations formulées au Secrétaire Général par le Groupe d'experts. Cela comprend l'établissement d'un mécanisme international indépendant pour surveiller et évaluer dans quelle mesure le gouvernement sri lankais met en œuvre un processus interne et efficace d’établissement de la responsabilité, pour mener des enquêtes indépendantes sur les violations présumées, et de recueillir et préserver les informations qui lui sont fournis pour une utilisation appropriée dans le futur.

La question de la responsabilité pour les abus en temps de guerre a longtemps été un sujet de préoccupation pour l'Organisation des Nations Unies. Après la défaite du LTTE en mai 2009, le président Sri Lankais Mahinda Rajapaksa a soutenu avec le Secrétaire général Ban Ki-moon une déclaration conjointe dans laquelle il a promis de s'attaquer aux violations du droit international humanitaire et des droits de l'homme.[1] En mai 2010, le président Rajapaksa a établi la LLRC, qui a été conçue pour examiner les circonstances qui ont conduit à la rupture de l'accord de cesser le feu de 2002 et recommander des mesures pour favoriser la réconciliation. La LRRC n'a pas été mise en place comme un organe pour rendre justice et établir les responsabilités. Cependant, sous la pression croissante et son incapacité à prendre acte sur ces questions, le gouvernement a étendu le mandat de la LRRC aux abus commis en temps de guerre. Comme le rapport du Groupe d'experts a conclu dans son rapport, le mandat de la LLRC, sa composition, et la méthodologie utilisée étaient totalement inadéquats si le gouvernement voulait sérieusement se pencher sur la question de l’établissement des responsabilités et de la justice.

Après la création de la LLRC, les autorités sri-lankaises ont refusé de prendre des mesures pour rendre justice et établir les responsabilités concernant les abus, en demandant aux gouvernements et aux acteurs internationaux concernés d'attendre les conclusions du rapport de la LLRC. Pendant ce temps, de hauts fonctionnaires ont à plusieurs reprises nié que les forces gouvernementales avaient commis des violations. Face aux nombreuses preuves accablantes, quelques hauts fonctionnaires ont récemment admis que les forces gouvernementales avaient causé quelques victimes civiles, mais ils continuent à minimiser grossièrement l'ampleur des pertes civiles et « l’utilisation répétée d’armes lourdes » par les forces de sécurité dans des attaques aveugles et peut-être délibérées contre des civils et des hôpitaux. Le gouvernement n'a pas engagé d'efforts pour poursuivre les responsables ou laissé entendre que cela se produira.

Un mois après la mise en place de la LLRC, le Secrétaire Général Ban ki-moon a mis en place en juin 2010 un Groupe d'experts en réponse à l'échec du Président Rajapaksa à mettre en œuvre sa promesse de mai 2009 sur l’établissement des responsabilités. Le Groupe d'experts, composé de M. Marzuki Darusman de l'Indonésie, Mme. Yasmin Sooka de l’Afrique du Sud, et M. Stephen Ratner des États-Unis, a été chargé de conseiller le Secrétaire Général sur les prochaines étapes sur la question de l’établissement des responsabilités au Sri Lanka.

Le 12 avril 2011, le Groupe d'experts a présenté son rapport au Secrétaire Général. Le Groupe a constaté "des allégations crédibles qui, si prouvées, indiquent qu'un large éventail de graves violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme a été commise" par les deux parties au conflit. [2]Le rapport de la LLRC, publié en Décembre 2011, après un retard de plusieurs mois pour examiner le rapport du Groupe d’expert, a largement ignoré les conclusions détaillées du Groupe d’experts sur les abus du gouvernement. Bien qu’il ait conclu qu’il y avait eu des victimes civiles imputables aux « feux croisés », et recommander des enquêtes sur des faits mineurs, le rapport de la LLRC à largement exonéré les actes de guerre de l'armée, déclarant qu'elle était «convaincue que la stratégie militaire qui avait été adoptée pour sécuriser les zones contrôlées par le LTTE avait a été soigneusement conçue, et qu’une grande priorité avait été accordée à la protection de la population civile."

À maintes reprises dans le passé, le Sri Lanka a omis de tenir ses promesses d’engager des poursuites sur les allégations de graves atteintes aux droits de l’homme, ou de mettre en œuvre les recommandations de nombreuses commissions nationales d'enquête sur les violations des droits de l’homme. Par exemple la Commission présidentielle d'enquête qui avait été créée en 2006 pour enquêter sur 16 cas de meurtres, disparitions forcées, et d'autres graves exactions commises par les deux parties au conflit. Il s'agissait d'une commission nationale supervisée par un groupe international indépendant composés d'éminentes personnalités (IIGEP) dont les membres incluaient l'ancien chef de la justice indienne, le Juge PN Bhagwati, M. Bernard Kouchner, et l'ancien rapporteur spécial des Nations Unies Nigel Rodley, qui avait pour mission de superviser les travaux de la commission pour assurer l'indépendance et la légitimité. Toutefois, en Avril 2008, les membres de l’IIGEP se sont retirés parce l'IIGEP n’avait "pas été en mesure de conclure ... que les travaux de la Commission avaient été transparent ou avaient satisfait aux normes de base et aux normes internationales."

Jointe à cette lettre, vous trouverez une note d'information sur la nature et la portée des violations du droit international des droits de l'homme et du droit humanitaire commises au Sri Lanka au cours des derniers mois du conflit et sur les conclusions des rapports des deux groupes : le groupe d’experts du Secrétaire Général et celui de la Commission sur les Leçons du Conflit et la Réconciliation.

Compte tenu de l’échec du gouvernement à engager des poursuites judiciaires et sur la question de l’établissement des responsabilités, le CDH devrait prendre une initiative en faveur des victimes du conflit brutal du Sri Lanka. La session du CDH de mars 2012 représente le moment approprié et un forum pour une discussion sur le Sri Lanka et pour l’adoption d’une résolution visant à créer un mécanisme international indépendant pour enquêter sur les allégations de droit international des droits de l'homme et du droit humanitaire. L'échec du Conseil des droits de l’homme à répondre à l'un des pires épisodes de violations des droits de l’homme depuis sa création affaiblirait gravement la pertinence et la légitimité de cet organe.

Je vous remercie de l’attention que vous prêterez à ces questions urgentes. N'hésitez pas à nous contacter pour en discuter ou pour plus d'informations.

Veuillez agréer, Excellence, l’assurance de notre haute considération.

Brad Adams

Directeur, division Asie

Philippe Dam

Directeur par intérim chargé du plaidoyer, Genève

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Note d'information sur la nécessité de mettre sur pied un mécanisme international indépendant pour enquêter sur les violations des droits humains commises pendant le conflit au Sri Lanka

 

L'impact du conflit sur les civils

Le conflit armé qui a éclaté en 1983 entre le gouvernement du Sri Lanka et le mouvement sécessionniste des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (Liberation Tigers of Tamil Eelam, LTTE) a eu un impact dévastateur sur les civils, en particulier dans le nord et dans l'est du pays. On estime entre 80.000 et 100.000 le nombre de civils tués pendant cette guerre qui a duré 26 ans.[3]Les violations des droits humains, parmi lesquelles meurtres, tortures et disparitions forcées, étaient endémiques et commises des deux côtés. Un accord de cessez-le-feu signé en 2002 est devenu caduc en 2005 et les opérations militaires ont repris.

Au cours des années 2008 et 2009, l'offensive militaire du gouvernement a mis en déroute les LTTE et ceux-ci ont emmené de force avec eux plus de 300.000 civils tamouls. Après la chute de leurs principaux bastions et centres administratifs, les forces des LTTE rescapées et leurs captifs civils ont établi des positions défensives le long d'une étroite bande de terre, dans la partie nord-est du pays. C'est là que s'est déroulée la bataille finale, qui a duré plusieurs mois.

Au cours des deux dernières années du conflit et immédiatement après, le gouvernement sri-lankais a constamment dénié l'accès à la zone de guerre aux médias indépendants, aux organisations de défense des droits humains et aux agences humanitaires. En septembre 2008, les autorités sri-lankaises ont chassé toutes les organisations internationales, y compris la plupart des agences de l'ONU, du nord du Sri Lanka. Il a néanmoins été possible pour les  groupes de surveillance des droits humains d'obtenir des informations pendant les combats, grâce aux communications par téléphone portable ou par internet avec des civils se trouvant sur le terrain, aux images satellite et à d'autres sources.

Les combats pendant les derniers mois du conflit ont été particulièrement acharnés. Les forces gouvernementales ont régulièrement pilonné et bombardé la zone de combat, faisant très peu de cas d'une population civile entassée dans un périmètre étroit et manquant de nourriture, d'eau et de soins médicaux. Les LTTE ont littéralement utilisé cette population comme “boucliers humains” et ont tiré sur des familles qui essayaient d'échapper aux combats. Selon les informations recueillies par l'ONU, au moins 7.000 civils ont été tués entre janvier et la fin avril et leur nombre exact est probablement bien supérieur. Des témoins ont fait état d'une augmentation rapide du nombre des victimes civiles pendant les dernières semaines du conflit. Certains employés des Nations Unies, se basant sur des rapports internes de l'ONU, ont estimé qu'il y avait eu jusqu'à 20.000 ou 30.000 morts parmi les civils. Selon d'autres sources, le nombre des morts civils aurait atteint plusieurs dizaines de milliers.[4]

Pendant plus de six mois après la guerre, près de 300.000 civils déplacés ont été enfermés dans des camps dans le nord du Sri Lanka, avec un accès limité au monde extérieur. L'accès aux secteurs de repeuplement dans l'ancienne zone de combat est toujours strictement limité.

Violations commises par les forces gouvernementales

Pilonnages aveugles

Des récits de témoins et des images recueillies par satellite ont montré que les forces du gouvernement sri-lankais ont attaqué à l'aveuglette des zones à forte densité de civils, en violation du droit humanitaire international (les lois de la guerre). Les forces gouvernementales ont continué à utiliser des armes lourdes – tout en le démentant – bien qu'elles savaient, grâce à des observations aériennes effectuées à l'aide de drones par exemple, qu'elles infligeaient ainsi des pertes importantes à la population civile.

Pendant les cinq derniers mois du conflit, le gouvernement a déclaré unilatéralement trois zones "d'interdiction de tir" réservées aux civils, de tailles de plus en plus réduites, exhortant les civils à s'y regrouper. Mais les pilonnages de ces zones se sont poursuivis, contribuant au taux élevé de mortalité parmi les civils.

 

Attaques d'hôpitaux

Lors de tirs d'artillerie et d'attaques aériennes effectués à l'aveugle, les forces armées sri-lankaises ont frappé à plusieurs reprises des hôpitaux situés dans la zone de guerre et dans les zones "d'interdiction de tir" déclarées par le gouvernement. Des patients, des membres du personnel de santé, des travailleurs humanitaires et d'autres témoins ont fourni à Human Rights Watch des informations sur au moins 30 attaques contre des hôpitaux - permanents ou de fortune - dans la zone de combat entre décembre 2008 et la fin du conflit.[5]Des membres du personnel médical ont affirmé à Human Rights Watch qu'ils avaient communiqué l'emplacement des hôpitaux au gouvernement sri-lankais et selon les récits de témoins et les images des satellites, beaucoup de ces établissements étaient clairement marqués.

Parmi les plus graves de ces attaques, figure le pilonnage à répétition de l'hôpital de Puthukudiyiruppu début février 2009, qui a forcé le personnel et les patients à évacuer et à se réfugier dans un hôpital de fortune à Putumattalan.[6]Plusieurs attaques en mai 2009 ont fait de nombreuses victimes parmi les civils. Une des plus meurtrières s'est produite le 2 mai 2009, jour où des obus d'artillerie ont frappé l'hôpital de Mullaivaikal dans la "zone d'interdiction de tir," tuant 68 personnes et en blessant 87.

Exécutions extrajudiciaires

Human Rights Watch a recueilli des informations crédibles sur plusieurs cas d'exécution extrajudiciaire de personnes soupçonnées d'être des cadres des LTTE, alors qu'elles étaient aux mains des forces gouvernementales. Dans au moins deux de ces cas, il existe des preuves sous forme de vidéos et de photos, à l'appui de ces accusations.[7]Dans l'un de ces cas, une vidéo de cinq minutes, apparemment filmée le 18 mai 2009, dernier jour de la guerre, montre des hommes qui semblent être des soldats gouvernementaux en train d'exécuter des prisonniers dénudés, menottés et les yeux bandés. Au moins une douzaine de cadavres sont visibles sur cette vidéo et sur plusieurs photos prises lors du même incident. L'un des cadavres visibles sur la vidéo et sur les photos est celui d'une femme du nom d'Isaippiriya, une journaliste de 27 ans qui travaillait pour les LTTE. Dans une déclaration publiée sur son site internet, le ministère sri-lankais de la Défense a affirmé qu'Isaippiriya avait été tuée par la 53ème division de l'armée sri-lankaise, établissant ainsi un lien entre cette division et les exécutions filmées sur la vidéo.[8]Une partie de cette vidéo a été diffusée publiquement en 2011, dans un documentaire de la station de télévision Channel 4, intitulé "Les champs de la mort du Sri Lanka" (Sri Lanka’s Killing Fields).

Peu après la diffusion de la vidéo en août 2009, le gouvernement sri-lankais a annoncé que quatre enquêteurs locaux choisis par lui, dont deux étaient membres du gouvernement, avaient abouti à la conclusion que la vidéo était "un faux." Mais le gouvernement n'a donné aucun détail pour soutenir cette thèse. L'authenticité de la vidéo a été en revanche fermement soutenue par l'analyse d'un expert indépendant commandée par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires.[9]

Disparitions forcées

Les disparitions forcées ont été un trait constant du conflit au Sri Lanka. Des commissions gouvernementales ont établi que des dizaines de milliers de personnes avaient “disparu.”[10]Dans un rapport de 2008, Human Rights Watch a révélé une recrudescence des cas de disparitions forcées après l'effondrement du cessez-le-feu en 2005, y compris à Colombo, la capitale, et dans d'autres régions du pays éloignées de la zone des combats.[11]Il y a eu de nombreuses allégations de disparitions forcées à la fin de la guerre, au moment où les forces gouvernementales passaient au crible les rescapés et enregistraient les personnes soupçonnées d'être des cadres des LTTE.[12]Le gouvernement a aggravé les préoccupations au sujet des personnes portées manquantes et présumées “disparues”, en refusant l'accès à la zone des combats, au processus de filtrage des prisonniers et aux camps, ainsi que par son refus de publier les listes des cadres présumés des LTTE qu'il détient. 

 

Dans l'un de ces incidents, le 18 mai 2009, plusieurs personnes ont vu des soldats gouvernementaux emmener plusieurs dizaines de responsables présumés des LTTE et un prêtre. Personne n'a revu ni eu de nouvelles de ces détenus depuis ce jour-là.[13]Dans un autre cas, une vidéo a été découverte, montrant apparemment des soldats gouvernementaux interrogeant un officier supérieur des LTTE, le colonel Ramesh. Sa famille n'a aucune nouvelle de lui depuis la fin de la guerre et sa veuve l'a identifié sur une photo découverte en avril 2011 montrant un cadavre ensanglanté.[14]

 

Violations commises par les LTTE

Utilisation de boucliers humains

Alors que les forces des LTTE battaient en retraite devant l'offensive de celles du gouvernement, elles ont forcé de nombreux civils à les accompagner. Les LTTE ont délibérément empêché les civils qui étaient sous leur contrôle de fuir vers des zones éloignées des combats, ce qui revenait à les utiliser comme boucliers humains et leur faire risquer leur vie inutilement et illégalement.

Les LTTE ont fréquemment tiré sur des familles qui tentaient de fuir, tuant et blessant de nombreuses personnes.[15]

Recrutements forcés

Les LTTE avaient depuis longtemps l'habitude de recruter des civils par la force pour les intégrer à leurs troupes, y compris des enfants parfois âgés de 14 ans au plus.[16]Au fur et à mesure de la détérioration de la situation des LTTE, les recrutements forcés d'enfants dans les familles tamoules qui étaient sous leur contrôle ont nettement augmenté.

S'il est vrai que les LTTE recrutaient des civils de manière routinière, il y a eu au moins un cas de recrutement massif pendant les derniers mois du conflit. Le 24 mars, les LTTE ont encerclé l'enceinte de l'église de Valayanmadam, où plusieurs centaines de personnes fuyant les combats avaient cherché refuge. Les forces des LTTE ont alors commencé à s'emparer de certaines personnes et en deux heures, ont fait monter plusieurs centaines de jeunes dans des véhicules et les ont emmenés à Mullaivaikkal pour les soumettre à une formation militaire.

Exposition de civils à des dangers sans justification

Les forces des LTTE ont fréquemment installé des batteries de mortiers et d'autres pièces d'artillerie dans des zones à forte densité de population ou à proximité, exposant les civils à de graves risques. Human Rights Watch a documenté plusieurs cas où les LTTE ont inutilement exposé des civils au danger en utilisant de l'équipement radio au milieu d'eux et en attaquant les forces gouvernementales à partir de positions de tir mobiles situées dans des zones à forte densité de population, invitant ainsi des tirs de riposte.

Rapport du Groupe d'experts de l'ONU

Dans son rapport, le Groupe d'experts de l'ONU a indiqué avoir constaté l'existence d'allégations crédibles de graves violations du droit humanitaire international, à la fois par les forces du gouvernement et par les LTTE. Il a recueilli des preuves que les forces gouvernementales ont commis des meurtres et des actes de torture, des attaques soit délibérées, soit aveugles et disproportionnées contre des civils, des attaques contre du personnel de santé ou des travailleurs humanitaires, ont affamé la population et lui ont refusé l'accès à l'aide humanitaire et orchestré des disparitions forcées. Le Groupe d'experts a également recueilli des preuves de la responsabilité des LTTE dans des meurtres et des actes de torture, dans l'utilisation de boucliers humains et dans le recrutement forcé d'enfants.[17]

A la lumière de ces constatations, le Groupe d'experts de l'ONU a recommandé que le Secrétaire général établisse un mécanisme international indépendant pour superviser les investigations du gouvernement sri-lankais sur les allégations en question et effectuer en même temps sa propre enquête.[18]Le Groupe n'a pas considéré la Commission sri-lankaise des enseignements tirés et de la réconciliation (LLRC), compte tenu de son mandat, de sa composition et de sa méthodologie, comme constituant un effort véritable pour faire rendre des comptes aux responsables.[19]

Précédents mécanismes internes visant à établir les responsabilités

Le Sri Lanka a connu une longue série d'échecs dans le domaine des commissions d'enquête. Depuis 1977, sa réponse par défaut aux critiques internationales de son bilan en matière de droits humains a été de créer des commissions nationales d'enquête ou d'autres organes ad hoc afin de mener des investigations sur les violations de ces droits. Le travail de la plupart de ces commissions a été entaché d'ingérences politiques et a surtout servi à exonérer les forces de sécurité gouvernementales. Mais même dans les cas où ces commissions (comme la Commission sri-lankaise sur les disparitions) ont pu conduire des enquêtes poussées, documenter de nombreux cas de violation et identifier les auteurs, les autorités ont failli à leur responsabilité d'agir sur leurs recommandations et d'engager un processus véritable d'établissement des responsabilités. Le travail d'au moins 14 précédents organes mis sur pied pour enquêter sur des violations des droits humains commises au Sri Lanka depuis la fin de 1970 n'a abouti à pratiquement aucun résultat tangible. A l'exception de quelques membres subalternes des forces de sécurité, aucun des auteurs de ces violations n'a été traduit en justice et les victimes n'ont obtenu aucune réparation.

Le caractère purement cynique de l'établissement de ces commissions d'enquête est parfaitement illustré par l'exemple de la Commission présidentielle d'enquête et du Groupe international indépendant de personnes éminentes (IIGEP), créés en 2006. Cette commission a été chargée d'enquêter sur 16 incidents, parmi lesquels des meurtres, des disparitions forcées, des assassinats et d'autres graves violations, dont le meurtre de cinq étudiants à Trincomalee, l'exécution sommaire de 17 travailleurs humanitaires à Mutur et un attentat à la bombe qui a fait 68 morts parmi les passagers d'un bus à Kebitigollewa. C'était une commission nationale mais un groupe d'experts internationaux, comprenant l'ancien président de la Cour Suprême d'Inde P.N. Bhagwati, le diplomate français co-fondateur de Médecins Sans Frontières Bernard Kouchner et un avocat britannique renommé spécialisé dans les droits humains, Sir Nigel Rodley, a été invité à superviser son travail, afin de lui donner l'apparence d'un organe indépendant et légitime.

Mais en avril 2008, les membres du groupe IIGEP se sont désistés parce qu'il "n'avait pas été en mesure de conclure ... que les procédures de la Commission avaient été transparentes ou conformes aux normes et critères internationaux de base." Ainsi même la participation de personnalités internationales très respectées n'avait pas suffi à décourager le gouvernement de faire obstacle à tout progrès dans ces affaires.

Le gouvernement a laissé expirer le mandat de la commission en juin 2009, bien qu'elle n'avait alors enquêté que sur 7 des 16 affaires dont elle était chargée. Le gouvernement n'a publié aucun des rapports de la commission et n'a entrepris aucune autre action publique. Il n'y a eu aucun progrès apparent dans les enquêtes criminelles relatives à certaines de ces 16 affaires.

Commission des enseignements tirés et de la réconciliation

La LLRC était gravement défectueuse dès l'origine. Ses membres ne pouvaient pas être considérés comme indépendants; son président et un autre de ses membres, qui avaient tous deux occupé d'importantes fonctions gouvernementales pendant la dernière phase du conflit, avaient publiquement défendu le gouvernement contre les accusations de crimes de guerre. Il y a également des preuves que le président, lorsqu'il était ministre de la justice, avait activement saboté le travail du groupe IIGEP de la Commission d'enquête. Egalement préoccupante était l'absence de toute disposition visant à assurer la protection des victimes et des témoins. Etant donné le climat général d'impunité et le maintien de la présence de l'armée dans le nord et dans l'est du pays, il fallait beaucoup de courage aux témoins pour qu'ils osent se manifester et relater ce qu'ils savaient.[20]

Des recommandations intérimaires produites par la LLRC en septembre 2010 ne comportaient pas la moindre provision relative à la justice ou à l'établissement des responsabilités; et ces recommandations sont restées dans une large mesure sans effet.

Le rapport de la LLRC, publié en décembre 2011, contient quelques recommandations utiles sur la réconciliation et un appel effectif à l'ouverture d'enquêtes sur quelques incidents particuliers. Cependant, il est triste qu'il soit plein de lacunes sur la question de l'attribution des responsabilités. Il néglige les pires violations commises par les forces gouvernementales, réitère des recommandations anciennes et ne propose aucune marche à suivre réaliste en vue de faire rendre des comptes. Confrontée à des preuves irréfutables, la Commission tire bien la conclusion qu'il y a eu un nombre considérable de victimes civiles, mais elle exonère dans une large mesure les forces gouvernementales, rejetant la responsabilité, soit directement, soit indirectement, sur les LTTE.[21]

Le rapport est également déficient lorsqu'il s'agit de traiter le recours à l'artillerie lourde contre des zones civiles comme des attaques aveugles pouvant constituer des violations des lois de la guerre. Tout en rejetant sommairement l'idée que les attaques de l'armée avaient soit pris délibérément des civils pour cibles, soit causé des dommages disproportionnés aux civils, la LLRC n'a même pas examiné l'éventualité que certaines attaques étaient effectuées sans distinction entre les civils et les combattants, alors que c'était l'un des principaux constats du Groupe d'experts de l'ONU.[22]

Parmi ses nombreuses omissions, le rapport de la LLRC n'examine pas les allégations selon lesquelles les forces gouvernementales ont exécuté plusieurs dirigeants des LTTE qui cherchaient à se rendre au cours des derniers jours du conflit, lors de ce qu'on a appelé l'incident "du drapeau blanc". Dans son rapport, la LLRC limite son analyse de la vidéo dite "de Channel 4", qui semble montrer des membres des LTTE  menottés et les yeux bandés comme des prisonniers, à une discussion technique de l'authenticité de la vidéo, sans mentionner l'admission par le gouvernement que ses forces avaient tué un jeune homme visible sur le film.

Le gouvernement du Sri Lanka a annoncé qu'il commencerait à mettre en œuvre les recommandations de la LLRC aux alentours de mars 2012. Ceci constituerait un changement par rapport à ses pratiques précédentes; comme nous le notons plus haut, les recommandations intérimaires de la Commission n'ont même pas été appliquées. Le gouvernement a non seulement évité de s'impliquer dans la recherche des responsabilités mais il a activement saboté tous les efforts crédibles pour faire éclater la vérité. Des responsables de haut rang ont à plusieurs reprises émis des déclarations tournant en dérision les membres du Groupe d'experts de l'ONU et leur rapport, la vidéo de Channel 4, ainsi que les groupes de défense des droits humains qui contredisent le gouvernement. Ils sont prompts à présenter tous les critiques comme étant des partisans des LTTE ou comme étant de mauvaise foi et manquant de crédibilité. Les allégations de graves violations des droits humains commises pendant les dernières phases de la guerre sont loin d'être nouvelles. Au lieu d'enquêter sur ces allégations, le gouvernement sri-lankais a choisi une politique d'attentisme dans l'espoir que l'attention de la communauté internationale se reportera ailleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1]``Joint statement by UN Secretary-general, Government of Sri Lanka,`` UN Department of Public information, 26 mai 2009, http://www.un.org/News/Press/docs/2009/sg2151.doc.thm(consulté le 26 janvier 2012).

[2]“Report of the Secretary-General’s Panel of Experts on Accountability in Sri Lanka (UN Panel Report)”, 31 mars 2011 , p.2, http://www.un.org/News/dh/infocus/Sri_Lanka?POE_Report_Full.pdf(consulté le 26 janvier 2012).

[3]“Jusqu'à 100.000 morts dans la guerre civile au Sri Lanka: ONU,” ABC News, 20 mai 2009, http://www.abc.net.au/news/stories/2009/05/20/2576543.htm(consulté le 31 mars 2011).

[4]Ben Farmer, “L'armée sri-lankaise accusée d'avoir massacré 20.000 civils tamouls lors de l'assaut final,” The Telegraph, 29 mai 2009, http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/srilanka/5405085/Sri-Lankan-army-accused-of-massacring-20000-Tamil-civilians-in-final-assault.html(consulté le 22 mars 2011).

[5]Pour obtenir davantage d'informations et une liste des attaques documentées, veuillez consulter un communiqué de presse de Human Rights Watch du 8 mai 2009, intitulé "Sri Lanka: Le pilonnage à répétition d'hôpitaux constitue une preuve de crimes de guerre" (“Sri Lanka: Repeated Shelling of Hospitals Evidence of War Crimes,”): https://www.hrw.org/en/news/2009/05/08/sri-lanka-repeated-shelling-hospitals-evidence-war-crimes.

[6]Cf. Human Rights Watch: Guerre aux personnes déplacées: Les violations commises contre les civils de la région de Vanni par l'armée sri-lankaise et par les LTTE (War on the Displaced: Sri Lankan Army and LTTE Abuses against Civilians in the Vanni, 20 février 2009, https://www.hrw.org/en/reports/2009/02/19/war-displaced

[7]"Sri Lanka: Nouvelles preuves de violations des droits humains pendant la guerre civile (“Sri Lanka: New Evidence of Wartime Abuses,”) communiqué de presse de Human Rights Watch, 20 mai 2010: https://www.hrw.org/en/news/2010/05/20/sri-lanka-new-evidence-wartime-abuses.

[8]"Sri Lanka: Une unité de l'armée impliquée dans des exécutions sommaires" (“Sri Lanka: Army Unit Linked to Executions,” communiqué de presse de Human Rights Watch, 8 décembre 2010, https://www.hrw.org/en/news/2010/12/08/sri-lanka-army-unit-linked-executions.

[9]Estimant authentique la vidéo montrant des exécutions sommaires au Sri Lanka, un expert de l'ONU appelle à l'ouverture d'une enquête pour crimes de guerre, UN News Centre, 7 janvier 2010, http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=33423(consulté le 31 mars 2011).

[10]Cf., par exemple, la section d'éléments de rappel dans un communiqué de Human Rights Watch du 27 août 2008: Un cauchemar persistant: La responsabilité de l'Etat dans les "disparitions" et les enlèvements au Sri Lanka (Recurring Nightmare: State Responsibility for “Disappearances” and Abductions in Sri Lanka), https://www.hrw.org/en/reports/2008/08/27/recurring-nightmare.

[11]Cf., par exemple, Human Rights Watch, Un cauchemar persistant (Recurring Nightmare).

[12]Pour obtenir davantage d'informations sur le processus de filtrage, veuillez consulter Human Rights Watch: Impasse juridique: le sort incertain des membres présumés des LTTE détenus au Sri Lanka (Legal Limbo: The Uncertain Fate of Detained LTTE Suspects in Sri Lanka), 2 février 2010, https://www.hrw.org/en/reports/2010/02/02/legal-limbo.

[13]Cf., par exemple, SwaminathanNatrajan, "La femme d'un Tigre tamoul appelle à l'aide pour le retrouver" (“Tamil Tiger’s wife pleads for help in finding him,”)BBC, 24 septembre 2010, http://www.bbc.co.uk/news/world-south-asia-11383437(consulté le 22 mars 2011).

[14]Dean Nelson et Laura Roberts: "L'Oxford Union annule la conférence du président du Sri Lanka, sur fond de manifestations des groupes tamouls" (“Oxford Union cancels Sri Lankan president’s talk as Tamil groups protest,”) The Telegraph, 1er décembre 2010, http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/srilanka/8174616/Oxford-Union-cancels-Sri-Lankan-presidents-talk-as-Tamil-groups-protest.html(consulté le 22 mars 2011), "De nouveaux indices indiquent que le colonel Ramesh des LTTE aurait été victime d'un crime de guerre (“New Evidence leads to war crime committed on LTTE’s Col. Ramesh,”) Tamilnet, 27 avril 2011, http://www.tamilnet.com/art.html?catid=13&artid=33871.

[15]Cf., par exemple, Human Rights Watch, Guerre aux personnes déplacées (War on the Displaced).

[16]Cf. par exemple, Human Rights Watch: Vivre dans la peur: Les enfants-soldats et les Tigres Tamouls au Sri Lanka (Living in Fear: Child Soldiers and the Tamil Tigers in Sri Lanka, 10 novembre 2004, https://www.hrw.org/en/reports/2004/11/10/living-fear-0.

[17]Rapport du Groupe d'experts de l'ONU, p.67.

[18]Id., p. vii.

[19]Id., p. v.

[20]Cf.: "Sri Lanka: La nouvelle commission d'enquête ne répond pas aux préoccupations des Etats-Unis" (“Sri Lanka: New Panel Doesn’t Satisfy US Concerns,”) communiqué de presse de Human Rights Watch, 27 mai 2010, https://www.hrw.org/en/news/2010/05/27/sri-lanka-new-panel-doesn-t-satisfy-us-concerns.

[21]Rapport de la LLRC, Chapitre 9.6-9.8, pp. 328-329.

[22]Rapport de la LLRC, Chapitre 9.5, p. 328. 

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