(Madrid) – L’incapacité du gouvernement espagnol à répondre de manière adéquate à la forte augmentation de la pauvreté pendant la pandémie de Covid-19 a plongé des dizaines de milliers de personnes dans des conditions proches de la misère, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 63 pages, intitulé « “We can’t live like this”: Spain’s Failure to Protect Rights Amid Rising Pandemic-Linked Poverty » (« “Nous ne pouvons pas vivre ainsi” : L’incapacité de l’Espagne à protéger les droits face à la pauvreté croissante liée à la pandémie ») documente les faiblesses persistantes du système de sécurité sociale espagnol. Les efforts déployés par les autorités pour suppléer aux carences de ce système de protection sociale ont tourné court, mettant les personnes dans l’incapacité de se procurer des biens de première nécessité. Les violations des droits de ces personnes à l’alimentation, à la sécurité sociale et à un niveau de vie adéquat pourraient s’aggraver avec la flambée des prix des denrées alimentaires et des carburants dans le monde. Cette étude est la première d’une série d’enquêtes menées en Europe sur le droit des personnes à un niveau de vie adéquat dans le contexte de l’impact de la pandémie de Covid-19 et de l’augmentation rapide du coût de la vie dans le monde.
« La tempête économique qui a accompagné la pandémie de Covid-19 a fait des ravages chez les personnes à faibles revenus en Espagne, privant certains ménages des moyens de se nourrir, et ce avant même la crise actuelle du coût de la vie », a déclaré Kartik Raj, chercheur sur l’Europe de l’ouest à Human Rights Watch. « Les efforts déployés par le gouvernement pour suppléer à un dispositif de sécurité sociale inadapté a offert trop peu, trop tard et à trop peu de personnes, ce qui signifie que des milliers de personnes continuent de dépendre de l’aide alimentaire d’urgence et que des parents sautent des repas pour que leurs enfants puissent manger ».
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 52 personnes dans des files d’attente de banques alimentaires à Madrid et à Barcelone, ainsi qu’avec 22 bénévoles travaillant pour des banques alimentaires, des spécialistes d’organisations non gouvernementales et des universitaires, et a analysé des données du gouvernement et d’autres sources, relatives au dispositif de sécurité sociale et à la distribution de l’aide alimentaire.
Les données nationales montrent que la pandémie de Covid-19 a, en termes de taux d’infection, durement touché les quartiers à faibles revenus de villes espagnoles comme Madrid et Barcelone. L’arrêt de l’activité économique dans ces zones densément peuplées, insuffisamment compensé par les systèmes de protection sociale, a aggravé la situation.
Les revenus des personnes se sont effondrés au point qu’elles ne pouvaient plus se permettre d’acheter de la nourriture ou d’autres produits de base. Nombre d’entre elles ont dû faire face à des retards dans le versement des indemnités de chômage liées à la pandémie et dans le traitement de leurs demandes d’aide sociale. Les personnes qui gagnent leur vie grâce aux activités de l’économie informelle ont été doublement touchées, car elles étaient exclues des programmes espagnols de sécurité sociale financés par les cotisations, ou du bénéfice des indemnités de chômage.
Les familles avec enfants, les personnes âgées tributaires des pensions de l’État, les migrants et les demandeurs d’asile, ainsi que les travailleurs des secteurs où les femmes sont largement représentées, comme l’hôtellerie et les emplois saisonniers, ont été touchés de manière disproportionnée. Des mères célibataires, en particulier, ont raconté qu’elles sautaient des repas pour s’assurer que leurs enfants avaient suffisamment à manger. Des retraités interrogés dans les files d’attente pour la distribution d’aide alimentaire ont déclaré que les aides de la sécurité sociale, qui n’étaient pas suffisantes avant la pandémie, l’étaient encore moins aujourd’hui.
Les chiffres du principal réseau de banques alimentaires du pays (Federación Española de Bancos de Alimentos, FESBAL), montrent une augmentation de 48 % des distributions de nourriture en 2020 par rapport à 2019, frôlant les plus hauts niveaux d’aide alimentaire distribuée depuis 2014, quand le taux de chômage en Espagne culminait après la crise financière mondiale. Les chiffres des banques alimentaires régionales et nationales soulignent que, bien que la demande ait diminué en 2021, elle est restée environ 20 pour cent plus élevée qu’en 2019.
Face à la multiplication des files d’attente pour l’aide alimentaire et à l’augmentation du chômage et de la pauvreté au début de la pandémie, le gouvernement espagnol a créé en mai 2020 un programme national de revenu minimum vital (Ingreso Mínimo Vital, IMV), permettant à ceux qui en font la demande de percevoir entre 451 et 1 015 euros par mois selon la taille du ménage. Mais le niveau de cette aide est trop faible pour garantir un niveau de vie adéquat, a constaté Human Rights Watch. Quant au système IMV, il a lui-même connu des dysfonctionnements.
Ana Belén, 42 ans, de Puente de Vallecas à Madrid, vit avec son fils adulte et sa fille de 6 ans, et tenait un bar jusqu’à ce que les fermetures liées à la pandémie la conduisent à mettre définitivement la clé sous la porte. « Je reçois l’IMV » dit-elle. « C’est 465 euros par mois. Notre loyer est de 600 euros. Nous ne pouvons rien acheter. Je suis endettée dès le début du mois. Il n’y a rien dans le frigo. Je ne trouve pas les mots pour décrire l’impact que cette situation a sur moi ».
Le système de sécurité sociale a eu du mal à faire face à la demande liée au nouveau programme IMV, une situation accentuée par le traitement de l’arriéré des demandes dû à la fermeture des bureaux au début de la pandémie. En conséquence, certaines personnes ont été privées des prestations de sécurité sociale et de l’aide sociale qui correspondaient à leur situation, parfois pendant plusieurs mois, et ont connu la faim lorsque leur budget s’est épuisé.
Même si le gouvernement a cherché à accélérer le déploiement du programme IMV – une promesse électorale datant d’avant la pandémie – sa mise en œuvre défaillante n’a pas permis d’atténuer l’impact économique de la pandémie. La lenteur de la bureaucratie, les exclusions arbitraires intégrées aux critères d’attribution, une méthode de calcul des ressources défectueuse et le nombre élevé de refus pour les demandes d’IMV ont aggravé le problème. A cela s’est ajouté le flou des interactions entre le programme national d’une part, et les programmes d’aide sociale des communautés autonomes espagnoles d’autre part.
Une analyse faite par des journalistes d’investigation a montré qu’à la fin du mois de mars 2021, soit neuf mois après le début du programme IMV, les trois quarts des demandes avaient été rejetées. Après deux ans de fonctionnement, les chiffres montrent que l’IMV ne touche qu’environ 6 % des personnes que le gouvernement espagnol considère comme « menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale. » Le programme semble offrir trop peu à trop peu de personnes, et trop tard.
Une réponse vigoureuse et immédiate du gouvernement pourrait permettre d’améliorer ces chiffres en rendant le système plus équitable pour les droits des personnes en Espagne et pour leur permettre à l’avenir de mieux résister aux crises, a déclaré Human Rights Watch. Le gouvernement devrait intégrer dans ses lois nationales des protections couvrant certains droits socio-économiques spécifiques, notamment le droit à un niveau de vie adéquat et à l’alimentation, et réformer de manière significative l’IMV et la sécurité sociale en général.
Le gouvernement espagnol devrait accélérer le processus d’assistance aux personnes éligibles à l’IMV et éliminer les critères d’éligibilité restrictifs. Il devrait réévaluer et revoir les barèmes de sécurité sociale, notamment ceux des pensions de retraite. Les gouvernements des communautés autonomes devraient également revoir et réévaluer leurs barèmes de sécurité sociale, en les indexant de manière transparente sur des mesures relatives au coût de la vie, notamment en garantissant l’accès à une alimentation adéquate et abordable.
« Les mesures prises par le gouvernement espagnol pour atténuer les effets du choc financier consécutif à l’urgence sanitaire, quoique bien intentionnées, n’ont pas permis d’enrayer la progression de la faim dans le pays », a déclaré Kartik Raj. « L’Espagne a besoin d’un système de protection sociale coordonné et bien financé, qui garantisse que les personnes qui ont besoin de ce soutien puissent vivre dans la dignité, bénéficient d’une protection de leurs droits et ne se retrouvent pas livrées à elles-mêmes ».