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The Erez border crossing between Israel and northern Gaza Strip.

Entretien : Pour les Palestiniens de Gaza, la liberté n’a pas de prix

L’interdiction de voyager imposée par Israël brise les rêves des Palestiniens de Gaza

Le poste-frontière d'Erez, point de passage entre Israël et la bande de Gaza, situé sur le bord nord-est de ce territoire. © 2014 Amir Cohen/Reuters

Ce mois de juin marque le quinzième anniversaire de la fermeture de la bande de Gaza par le gouvernement israélien, une décision qui bloque de facto plus de deux millions de personnes à l’intérieur d’un territoire de 40 kilomètres sur 11. Les restrictions considérables imposées par les autorités israéliennes à la circulation de personnes et de biens isolent les Palestiniens vivant sur ce territoire du reste du monde. Paul Aufiero (producteur de contenu web senior) s’entretient avec Omar Shakir (directeur pour Israël et la Palestine) et Abier Almasri (assistante de recherche senior), au sujet de leur nouveau rapport, de ce qui se passe à Gaza, et des personnes dont les vies sont ainsi perturbées.

Parlez-moi de la vie à Gaza depuis l’imposition du blocus israélien il y a 15 ans.

Omar Shakir (OS) : Le blocus touche pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de la liberté de mouvement, de la possibilité de poursuivre des études ou des activités professionnelles, de se faire soigner ou de rendre visite à sa famille installée ailleurs. Le blocus a également contribué à décimer l’économie de Gaza, où 80 % de la population dépend de l’aide humanitaire et où la plupart des familles sont privées d’accès à une électricité fiable, à des soins de santé de qualité et à de l’eau potable. Les autorités israéliennes interdisent à la plupart des habitants de Gaza de passer par Erez, le point de passage vers Israël, pour étudier à l’étranger, assister à des conférences ou prendre des vacances, activités que la plupart d’entre nous considèrent comme acquises. Alors qu’un touriste américain ou français peut demain monter dans un avion et visiter la vieille ville de Jérusalem, Ramallah ou d’autres parties de la Cisjordanie occupée, ce n’est pas le cas de la plupart des Palestiniens de Gaza. De nombreux jeunes, qui forment une grande partie de la population, ont le sentiment de n’avoir aucun avenir.

Abier Almasri (AA) : Les Palestiniens de Gaza ne peuvent pas décider s’ils peuvent voyager, ni où, ni à quel moment. Ceux qui ont la chance de recevoir une bourse d’études ou une offre d’emploi à l’étranger peuvent passer des mois à se préparer pour ces postes, pour ensuite se voir refuser la possibilité de quitter Gaza.

Nombre de ces opportunités de formation et de développement professionnel n’existent pas à Gaza, et les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus ont expliqué que ne pas pouvoir en profiter a eu un impact non seulement sur leur développement personnel ou professionnel, mais aussi sur leur santé mentale. Il s’agit de personnes motivées, instruites, qui terminent leurs études et ne voient pas d’avenir en vivant sous le blocus. Elles veulent partir et suivre une formation, ou même découvrir le monde extérieur, mais n’y parviennent pas. Quelqu’un qui s’est vu refuser à plusieurs reprises un permis de voyager a déclaré : « Il n’y a pas d’avenir à Gaza...Il n’y a qu’une condamnation à mort. »

Comment Israël justifie-t-il l’interdiction de déplacement et le maintien du blocus ?

OS : Des raisons sécuritaires justifient la fermeture aux yeux des autorités israéliennes, qui mettent en avant la montée en puissance du Hamas à Gaza en 2007. Mais Israël refuse par principe la libre circulation des personnes à Gaza, à de rares exceptions près, indépendamment de toute évaluation spécifique du risque sécuritaire posé par un individu particulier. En vertu du droit international relatif aux droits humains, les Palestiniens ont droit à la liberté de circulation, en particulier à l’intérieur du territoire palestinien occupé, qu’Israël ne peut restreindre que pour des motifs limirés, par exemple en réponse à des menaces spécifiques et concrètes sur le plan sécuritaire. Ces restrictions générales ne répondent manifestement pas à cette exigence.

Comment fonctionne l’interdiction de voyager ? Les gens ont-ils la possibilité de se rendre en dehors de Gaza ?

OS : Israël impose une interdiction de voyager généralisée à la population gazaouie. La majorité d’entre eux n’ont jamais quitté Gaza, surtout les moins de 30 ans. Pour sortir, il faut obtenir un permis israélien, rarement délivré, qui est limité à un nombre restreint d’exemptions, par exemple pour une procédure médicale vitale.

Le passage d’Erez, contrôlé par les Israéliens, étant impossible à emprunter pour la plupart des habitants de Gaza, celui de Rafah, administré par l’Égypte, est devenu le principal point d’accès des Gazaouis au monde extérieur. Mais l’Égypte le ferme souvent et même lorsqu’il est ouvert, comme cela a été le cas plus régulièrement ces dernières années, les autorités égyptiennes restreignent fortement les déplacements, notamment par des retards prolongés et, dans certains cas, des mauvais traitements infligés aux voyageurs.

Pour contourner ces restrictions, les Palestiniens peuvent s’adresser à des voyagistes égyptiens privés, dont certains ont des liens avec les autorités égyptiennes, ou à des médiateurs palestiniens, et payer de fortes sommes d’argent pour réduire le risque de refus d’entrée ou de mauvais traitements et faciliter ainsi leur voyage. Mais cette option est inabordable pour la majeure partie de la population de Gaza et contraint souvent les personnes qui cherchent désespérément à en partir pour raisons médicales, faire soigner un parent malade ou ne pas manquer le début de l’année universitaire, à consentir d’énormes dépenses.

Les possibilités d’amélioration de vie étant si rares à Gaza, beaucoup prennent le risque de passer par Rafah. Depuis l’Égypte, certains ont cherché à se rendre en Europe de manière irrégulière, en risquant un voyage périlleux avec l’aide de passeurs dans l’espoir de trouver la liberté et des opportunités en Europe.

Pouvez-vous me donner des exemples de certaines personnes à qui vous avez parlé et qui ont tenté ce périple ?

AA : Je me suis entretenue avec le père de Saleh Hamad, qui a obtenu son diplôme d’études secondaires à Gaza et souhaitait trouver un emploi. Les opportunités étant rares à Gaza, Saleh a décidé de partir. Son père nous a dit que Saleh a payé 1 000 dollars pour accélérer son déplacement hors de Gaza via l’Égypte en 2018, puis en Turquie, et qu’il a ensuite payé des passeurs sur place encore plus d’agent pour se lancer dans une traversée maritime risquée de la mer Égée. Une fois en Europe, il s’est heurté à des difficultés pour obtenir un statut en Grèce, puis a traversé à pied plusieurs pays avant de se noyer en essayant de traverser une rivière qui sépare la Bosnie et la Serbie, m’a confié son père. Saleh voulait simplement un travail et une vie meilleure.

Un autre homme à qui j’ai parlé, Yahya Barbakh, est le seul soutien de famille de sa femme, ses deux enfants, sa mère et sa sœur. Il voulait simplement mettre de la nourriture sur la table. Ne voyant aucun moyen d’y parvenir à Gaza, il s’est rendu clandestinement en Europe en janvier 2022. Il a emprunté de l’argent et vendu les bijoux de sa mère pour financer son périple, y compris son droit de péage hors de Gaza via l’Égypte.

Entre la Turquie et la Grèce, l’embarcation en bois que les passeurs ont mise à disposition de Yahya et d’autres migrants a coulé dans une mer houleuse, où trois passagers se sont noyés. Yahya a déclaré que lui et les autres survivants ont été secourus et emmenés dans un camp de réfugiés en Grèce. Alors que les sauveteurs cherchaient à secourir les autres, il a laissé, en larmes, un message vocal destiné à sa mère sur le téléphone d’un ami : « Maman, c’est Yahya. Maman, nous nous sommes noyés pendant deux heures. Les [autorités] viennent de nous sortir de là.... Maman, les gars avec nous sont morts... Maman, les poissons nous ont mangés. » Yahya a décidé de retourner à Gaza. Il est traumatisé par son expérience, jurant de ne plus jamais prendre ce risque, bien qu’il soit au chômage et confronté au même avenir incertain qu’auparavant. « Ce qui nous a forcés à prendre ce risque, c’est la prison dans laquelle nous vivons », a-t-il confié. « Je vois la douleur de mes enfants et de ma mère quand ils n’ont rien à manger. Je n’ai pas de travail et ne sais pas comment les nourrir. »

L’issue a été différente pour Khalil al Najar, qui voulait se rendre au Royaume-Uni où il avait obtenu une bourse d’études. Il a essayé à plusieurs reprises de passer par l’Égypte, mais les autorités l’ont bloqué à chaque fois. Il a finalement payé 1 500 dollars pour faciliter son expédition hors de Gaza via l’Égypte, mais a été arrêté par la police à l’aéroport du Caire et expulsé vers Gaza. Ces retards lui ont fait manquer sa bourse d’études, mais il reste déterminé à quitter Gaza pour trouver des opportunités ailleurs. Il est parti et a payé des passeurs pour rallier l’Europe par voie maritime. Après de multiples tentatives, dont certaines au cours desquelles son bateau a failli chavirer, et des arrestations par différentes autorités (dont une en Grèce qui a duré quatre mois), il a fini par rejoindre l’Allemagne, où il réside actuellement.

Que faut-il pour améliorer les conditions de vie de la population à Gaza ?

OS : Les conséquences de la fermeture, y compris la dévastation économique, attestent de la situation désespérée de Gaza. L’absence d’opportunités pour les Gazaouis fait partie d’une politique délibérée imposée dans le cadre des crimes contre l’humanité et d’apartheid commis par les autorités israéliennes, qui persécutent des millions de Palestiniens. Il faut que cela cesse.

Israël doit mettre fin à la fermeture généralisée et autoriser la libre circulation vers et depuis Gaza. Si Israël considère que sa sécurité exige un contrôle des personnes qui entrent sur son territoire, son processus à cet égard doit être individualisé et susceptible de pouvoir être contesté en appel. Tel-Aviv a eu amplement le temps de développer un tel système. En raison de sa nature généralisée, l’interdiction de voyager en vigueur est illégale.

Abier, vous avez récemment pu quitter Gaza pour travailler et saisir des opportunités à l’étranger. Que ressentez-vous en entendant les témoignages d’autres personnes ?

AA : J’ai mes propres histoires et je porte celles des autres parce que je partage beaucoup avec eux. J’ai plus de chance que la plupart des gens à Gaza et je travaille pour une organisation internationale, mais même moi, je n’ai réussi à quitter Gaza pour la première fois qu’en 2018, à l’âge de 31 ans. Quand je vois combien il est facile pour d’autres personnes dans le monde de se déplacer librement, il est difficile d’accepter la réalité des Palestiniens de Gaza. Il est douloureux de savoir que tant de personnes sont privées du droit fondamental de circuler librement, simplement parce qu’il s’agit de Palestiniens vivant à Gaza.

Je me souviens avoir parlé à Khalil, qui m’a décrit la vie en dehors de Gaza. Il m’a expliqué à quel point ses horizons s’étaient élargis depuis que les frontières strictes et les restrictions arbitraires ne dictent plus ses choix de vie et ses rêves sont devenus des projets qu’il pense pouvoir concrétiser. Réfléchissant à son parcours, il m’a dit que sa famille, sa communauté et sa vie à Gaza lui manquaient, mais qu’en fin de compte, « la liberté n’a pas de prix ».

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