23 février 2021
M. Clément Nyaletsossi Voule
Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association
Mme Irene Khan
Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression
M. Joseph Cannataci
Rapporteur spécial sur le droit à la vie privée
Mme Mary Lawlor
Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseur.e.s des droits humains
M. Victor Madrigal-Borloz
Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et à l’identité de genre
Représentant.e.s des États membres de l’UE
Objet : Violations visant les défenseurs des droits humains en Tunisie, dont des activistes SOGI
Nous vous écrivons au nom de Human Rights Watch et de Damj, l’Association pour la justice et l’égalité, une organisation de défense des droits des personnes LGBT basée à Tunis, pour exprimer nos préoccupations au sujet des violations commises par les forces de sécurité tunisiennes contre des activistes lors de manifestations, notamment certains qui travaillent sur les questions relatives à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre (Sexual orientation and gender identity, SOGI), en violation de la constitution tunisienne et des protections internationales des droits humains.
Human Rights Watch a documenté des manifestations au cours desquelles la police a procédé à l’arrestation arbitraire d’activistes, certains d’entre eux ayant été regroupés en pleine rue, agressés physiquement, et menacé d’être violés et tués. Des détenus se sont également vus refuser un accès à une représentation juridique immédiate. Des activistes ont en outre déclaré avoir été, sur les réseaux sociaux, harcelés par des individus et menacés de violence en raison de leur variance de genre et de leur orientation sexuelle présumée. Ces témoignages récents ont été recueillis dans le contexte d’une persécution accrue des personnes LGBT pendant la pandémie de Covid-19 et d’une intensification de la répression à l’encontre des organisations LGBT au cours des dernières années.
Depuis le début à la mi-janvier des manifestations, largement pacifiques durant la journée, les organisations tunisiennes ont identifié plus de 1 600 personnes arrêtées, dont environ 30 % de mineurs, par les autorités lors des manifestations. La société civile a également fait état de conditions insalubres et de surpopulation dans les centres de détention où des manifestants étaient détenus, en violation des propres règlementations gouvernementales en matière d’hygiène et de distanciation sociale pour lutter contre la propagation du Covid-19, ainsi que des directives internationales. Des enfants ont également été détenus parmi des adultes : nombre d’entre eux se trouvent toujours en détention, où ils ont été victimes de violences physiques de la part des autorités pénitentiaires.
Selon des activistes avec qui Human Rights Watch s’est entretenu, la répression à leur encontre s’est intensifiée en raison de leur participation à des manifestations, lorsque des individus ont publié leurs photos sur les réseaux sociaux et commencé à menacer d’arrêter les manifestants. Ces mêmes individus ont harcelé publiquement des activistes et rendu publiques leurs informations privées sans leur consentement, se livrant dans certains cas au « outing » d’activistes LGBT. Ils les ont également dénigrés sur la base de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre afin de discréditer plus largement le mouvement protestataire, et publié leurs photos en ligne avec des messages incitant à la violence à leur encontre.
En raison du « outing » dont elles ont été victimes, certaines personnes ont dû quitter leur domicile et leur quartier et supprimer leurs comptes des réseaux sociaux, ont-elles confié. Un activiste a déclaré avoir fui le pays après son arrestation arbitraire par la police, qui l’a roué de coups, et après la publication sur Internet de son nom et de son adresse.
Selon un communiqué en date du 5 février, le Premier ministre tunisien Hichem Mechichi a rencontré les forces de sécurité, saluant leur « professionnalisme dans leur réponse aux manifestations » et mettant en garde contre les tentatives des manifestants d’« inciter les forces de sécurité à recourir à la violence contre eux ».
Ces abus s’inscrivent dans le cadre d’une répression accrue à l’encontre des organisations LGBT observée ces dernières années. Des membres de l’Association Damj, dont son directeur, Badr Baabou, et un travailleur social, Saif Ayadi, ont indiqué qu’à plusieurs reprises, en 2018, 2019 et 2020, des inconnus avaient pénétré par effraction dans leurs résidences, ainsi que dans les bureaux de l’association, et y avaient manipulé des dossiers et du matériel. Baabou et Ayadi ont tous deux reçu des menaces directes de la police, qu’ils soupçonnent d’avoir commis les entrées par effraction.
D’autres membres du personnel de Damj ont déclaré à Human Rights Watch être fréquemment victimes de harcèlement et d’intimidation de la part de la police, notamment de violences physiques et verbales, et d’avoir été interrogés sur les activités de l’association à proximité des bureaux de Damj et dans la rue.
Human Rights Watch et Damj ont également documenté une hausse des abus contre les personnes LGBT pendant la pandémie de Covid-19. En décembre 2020, la police tunisienne a arrêté des activistes lors d’une manifestation pacifique devant le parlement tunisien. En octobre, la police tunisienne a attaqué et arrêté des manifestants, parmi lesquels des activistes LGBT, qui protestaient pacifiquement contre un projet de loi destiné à restreindre la responsabilité pénale pour l’usage excessif de la force par les forces de sécurité. Les activistes ont été accusés de « manifester sans autorisation », de « violer la loi sur l’état d’urgence » et « d’avoir agressé des policiers », allégations qu’ils ont rejetées. En août, des policiers qui assuraient la garde de l’ambassade de France à Tunis ont agressé physiquement et verbalement des activistes transgenres, incitant des passants à les attaquer.
Les autorités ont continué de poursuivre et d’emprisonner des hommes présumés homosexuels en vertu de l’article 230 du code pénal, qui prévoit jusqu’à trois ans de prison pour « sodomie ». En juin 2020, le tribunal de première instance du Kef a condamné deux hommes accusés de sodomie en vertu de cet article – qui prévoit jusqu’à trois ans d’emprisonnement –, à deux ans, peine commuée à un an en appel. Les hommes avaient refusé les demandes de la police de les soumettre à un examen anal, une pratique invasive et discréditée scientifiquement qui peut s’apparenter à de la torture et à laquelle les autorités tunisiennes recourent régulièrement pour apporter la « preuve » d’un comportement homosexuel, malgré la reconnaissance formelle par la Tunisie d’une recommandation au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en 2017 de mettre fin à l’utilisation de tels examens anaux forcés.
En 2020, l’Association Damj a fourni une assistance juridique à des personnes LGBT dans les commissariats de police à 116 reprises, et a répondu à 185 demandes de consultations juridiques. Selon Damj, ces chiffres sont cinq fois plus élevés que ceux enregistrés en 2019, suggérant une intensification des persécutions visant les personnes LGBT pendant la pandémie de Covid-19.
La répression persistante en Tunisie contre les activistes et les personnes LGBT viole leurs droits fondamentaux, y compris leur droit à la vie privée, à l’intégrité corporelle, à la libre circulation, aux libertés d’expression, de réunion et d’association, notamment sur Internet, ainsi que leurs droits à la non-discrimination et à la protection en vertu de la loi. Ces abus violent la constitution tunisienne et les traités internationaux auxquels la Tunisie est partie. La constitution autorise la présence d’un avocat lors des interrogatoires par la police, et interdit « la torture morale et physique ». La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples appelle explicitement les États membres, la Tunisie comprise, à protéger les minorités sexuelles et de genre conformément à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Nous sommes particulièrement préoccupés de constater un tel recul dans un pays qui a été témoin de progrès vers la reconnaissance des droits des personnes LGBT. En 2018, la Commission sur les libertés individuelles et l’égalité, établie par le président Beji Caid Essebsi, a proposé, entre autres, de dépénaliser l’homosexualité et de mettre fin aux examens anaux dans le cadre des enquêtes pénales sur l’homosexualité. Les membres du Parlement tunisien ont également présenté un projet de loi pour un code des libertés individuelles, qui intégrait plusieurs propositions de la commission présidentielle, dont l’abolition de l’article 230. En 2019, la Tunisie était le seul pays de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (sigle anglais MENA) à avoir voté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en faveur du renouvellement du mandat de l’expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre.
Human Rights Watch et l’association Damj exhortent les titulaires de mandat au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme et les représentants des États membres de l’UE à plaider auprès du gouvernement tunisien afin qu’il tienne les forces de sécurité tunisiennes responsables en cas de violations du droit international. Les autorités tunisiennes devraient aussi s’abstenir de recourir à des lois sur la « sodomie » et à de vagues allégations sur la « moralité » pour restreindre les libertés fondamentales des minorités sexuelles et de genre, et porter atteinte aux droits aux libertés de réunion, d’association et d’expression pour tous. Nous vous exhortons également à vous assurer que les diverses organisations puissent mener leurs activités sur les droits SOGI sans ingérence ni intimidation par les autorités.
La Tunisie est l’un des rares pays restants de la région MENA à avoir dégagé un espace pour l’activisme sur les questions relatives à la SOGI, et aux droits humains en général, mais nous constatons à regret que cet espace se rétrécit. Nous estimons qu’il est nécessaire que la communauté internationale exhorte la Tunisie à respecter ses obligations internationales en matière de droits humains.
Merci de votre soutien continu. N’hésitez pas à nous contacter si vous avez besoin d’informations supplémentaires au sujet de l’un des problèmes soulevés.
Nous vous prions d’agréer nos respectueuses salutations.
Graeme Reid
Directeur, division Droits LGBT
Human Rights Watch
Eric Goldstein
Directeur par intérim, division Moyen-Orient et Afrique du Nord
Human Rights Watch
Badr Baabou
Directeur
Association Damj