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Les atrocités en tant que nouvelle normalité

Il est temps de revitaliser le mouvement « Plus jamais ça »

Des réfugiés rohingyas ayant fui vers le Bangladesh, photographiés derrière une clôture de barbelés près de la frontière entre ce pays et le Myanmar, le 25 avril 2018. © 2018 Ye Aung Thu/AFP/Getty Images

À l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, fêté ce 10 décembre, Human Rights Watch publie plusieurs tribunes au sujet des droits humains. Cette tribune souligne l’importance d’une vigilance accrue, face aux atrocités toujours commises à travers le monde.

Pour le mouvement de défense des droits humains, il n’existe pas de défi plus ardu que d’épargner aux civils la litanie d’abus perpétrés dans le cadre des violents conflits qui sévissent aujourd’hui, ceux qui tuent des centaines de milliers de personnes et contraignent des millions d’autres à fuir au-delà de frontières internationales. La complaisance s’est installée là où il y avait autrefois indignation et demande d’action. Comment en est-on arrivé là?

Pendant un certain temps, le monde semblait résolu à mettre fin aux crimes les plus horribles auxquels l’humanité était confrontée. Prenant appui sur la fin de la Guerre froide, et galvanisé par le génocide rwandais et le nettoyage ethnique en Bosnie, un mouvement mondial a pris forme au tournant du nouveau millénaire autour d’un puissant cri de ralliement, qui faisait écho à celui des survivants de l’Holocauste: « plus jamais ça ». Les idées de ce mouvement étaient radicales à l’époque : aucun gouvernement ne pouvait invoquer sa souveraineté pour massacrer son propre peuple, et aucun chef d’État n’était au-dessus des lois.

Ce mouvement s’est doté d’une bannière conceptuelle, la « responsabilité de protéger », que l’Assemblée générale des Nations Unies a adoptée en 2005. Celle-ci a également œuvré en faveur de la création de la Cour pénale internationale, chargée de poursuivre les auteurs présumés de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.

Les activistes, diplomates et universitaires qui formaient l’épine dorsale de ce mouvement étaient conscients que les atrocités ne disparaîtraient pas du jour au lendemain. Mais ils étaient convaincus que l’Histoire pouvait s’infléchir dans le sens du progrès. Et pendant quelque temps, l’Histoire leur a donné raison.

Lorsque les forces soudanaises et les milices alliées ont fait en 2004 du Darfour une terre brûlée, des étudiants se sont rassemblés sur les campus aux États-Unis pour exiger une action. Le Conseil de sécurité de l’ONU a renvoyé la situation devant la Cour pénale internationale et l’ONU déployé une opération de maintien de la paix dans cette région du Soudan. Lorsque le fils du colonel Mouammar Kadhafi en Libye a promis de noyer les manifestations en 2011 dans « des fleuves de sang », le Conseil de sécurité a rapidement imposé des sanctions puis autorisé les États membres à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils, notamment en instaurant une zone d’exclusion aérienne.

La même année, Laurent Gbagbo, le tout-puissant président ivoirien qui tenta de se maintenir au pouvoir malgré la perte d’une élection, subit des pressions de la part de l’ONU, avant d’être démis de ses fonctions et d’atterrir dans une cellule de La Haye.

Si ces interventions robustes mais controversées du Conseil de sécurité de l’ONU n’ont pas toujours réussi à atteindre leurs objectifs déclarés (toujours plongée dans le chaos, la Libye en est un exemple évident), elles marquèrent cependant une avancée remarquable par rapport à la passivité antérieure.

Mais quelques années plus tard, la tendance historique semble s’être inversée dans le mauvais sens. Les atrocités auxquelles la communauté internationale avait promis de mettre fin sont devenues courantes. En Syrie, le président Bachar al-Assad, qui depuis sept ans mène sans doute la guerre la plus cruelle et meurtrière depuis une génération, en bombardant et assiégeant des civils, en prenant pour cibles des hôpitaux et en faisant usage d’armes chimiques, est en train de triompher et de consolider son emprise sur le pouvoir, avec le concours de la Russie.

Les généraux du Myanmar, qui ont planifié le nettoyage ethnique brutal de la population Rohingya, s’en tirent également à bon compte, grâce au soutien de la Chine au sein d’un Conseil de sécurité paralysé, sous le regard impuissant du reste du monde, malgré les conclusions rendues par une mission d’établissement des faits, qui a recommandé l’ouverture d’une enquête et de poursuites judiciaires contre ces officiers supérieurs.

Au Yémen, la coalition dirigée par l’Arabie saoudite a tué et blessé illégalement des milliers de civils et contribué à mettre un pays au bord de la famine. D’innombrables crimes de guerre n’ont pas empêché les États-Unis, le Royaume-Uni et la France de vendre des armes à Ryad ni de dérouler le tapis rouge au prince héritier Mohammed Bin Salman, responsable du carnage de la coalition au Yémen, et pourtant toujours considéré comme un réformateur aux yeux des politiciens occidentaux et des élites médiatiques. Du moins jusqu’à ce qu’il devienne le principal suspect du meurtre et du démembrement d’un éminent journaliste dissident.

Devons-nous en conclure que tout est perdu et que la mobilisation contre les atrocités était naïve et condamnée à échouer?

Loin de là.

Au cours des dernières années, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont été responsables de reculs en se détournant des droits humains internationaux et de leurs principes sous-jacents. Ils pourraient, comme ce fut le cas dans un passé pas si lointain, user de leurs prérogatives de membre permanent au Conseil de sécurité pour exiger des mesures face aux atrocités de masse. Aujourd’hui, les États-Unis ont le poids nécessaire pour exercer une réelle pression sur les agissements de l’Arabie saoudite au Yémen. Le Royaume-Uni pourrait mobiliser la communauté internationale au nom de la justice à laquelle ont droit les Rohingya. La France pourrait quant à elle user de son influence pour veiller à ce que les autocrates au pouvoir en République démocratique du Congo ou au Cameroun soient tenus pour comptables de leurs actes. Leurs citoyens peuvent l’exiger.

Néanmoins, il serait insensé de ne compter que sur ces pays. D’autres démocraties largement respectueuses des droits humains, telles que les Pays-Bas, le Liechtenstein ou le Canada, ont fait preuve de leadership pour exiger que des responsabilités soient établies pour les crimes commis en Syrie ou au Yémen. Davantage de pays devraient se joindre à eux, y compris des puissances émergentes telles que l’Inde ou l’Afrique du Sud, qui cherchent à se faire une place sur la scène internationale en l’absence de vision positive des droits humains. Globalement, ces pays pourraient faire front face à la Russie pour le bain de sang syrien ou à la Chine pour avoir détenu environ un million d’Ouïghours dans des camps de « rééducation politique » au Xinjiang.

La lutte mondiale contre les atrocités est une tâche longue et ardue. Pour la raviver, il faut un engagement courageux des activistes, des diplomates, des dirigeants de la société civile et des représentants élus qui estiment que les génocides et les crimes contre l’humanité ne sont pas une tare humaine inévitable et appellent une toute autre réaction qu’un simple haussement d’épaules.

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