Présentation à l’occasion de la table ronde intitulée : « Crise politique, électorale et des droits humains en République démocratique du Congo : tirer des enseignements de l’expérience de l’Afrique du Sud et de la région de la SADC », organisée conjointement par l’Institut électoral pour une démocratie durable en Afrique (EISA) et Human Rights Watch
La République démocratique du Congo est en proie à une crise de plus en plus grave en matière d’humanitaire, de droits humains et de sécurité. Les répercussions de cette crise sont catastrophiques pour la population congolaise, quelque 4,5 millions d’individus ayant été déplacés de leur domicile – soit plus que dans tout autre pays d’Afrique – et deux millions d’enfants risquant de mourir de faim. Des dizaines de milliers de réfugiés ont fui vers l’Ouganda, l’Angola, la Tanzanie et la Zambie au cours des derniers mois, d’où un risque d’instabilité régionale accrue si la crise n’est pas endiguée.
Le gouvernement sud-africain et la région de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) – désormais présidée par l’Afrique du Sud – peuvent jouer un rôle crucial en contribuant à apporter une paix durable, une stabilité et un respect accru des droits humains dans ce vaste pays d’Afrique centrale.
Les possibilités qu’une RD Congo stable pourrait offrir au peuple congolais et à la région au sens large sont faramineuses. En effet, ce pays regorge de ressources naturelles – or, diamants, coltan, étain, uranium et pétrole, pour ne citer que ceux-ci. La RD Congo est le plus important producteur de cuivre d’Afrique et la première source mondiale de cobalt – un métal dont la valeur a triplé ces 18 derniers mois en raison de la forte hausse de la demande de voitures électriques. La RD Congo abrite une biodiversité immense ainsi que la deuxième plus grande forêt tropicale au monde, qui constitue un puits de carbone significatif stockant les gaz à effet de serre. Les cours d’eau de la RD Congo ont un potentiel hydroélectrique susceptible un jour d’alimenter la moitié de l’Afrique subsaharienne en électricité. Également dotée de 80 millions d’hectares de terres cultivables et de conditions climatiques d’une grande diversité, la RD Congo affiche un potentiel agricole qui pourrait permettre de nourrir une grande partie du continent africain. Par ailleurs, les volcans, les gorilles et les paysages exceptionnels de ce pays présentent des opportunités énormes pour le secteur du tourisme.
Pourtant, malgré ces richesses, la RD Congo est l’un des pays les plus pauvres de la planète. Dix enfants sur cent y meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans, et plus de 40 pour cent ont un retard de croissance en raison d’une malnutrition. La gouvernance déficiente et les exactions de grande ampleur perpétrées par des groupes armés et des membres des forces de sécurité congolaises – renforcées par une impunité généralisée et des luttes pour le contrôle des ressources considérables du pays – ont freiné le développement du pays et fait d’innombrables victimes. Aujourd’hui, plus de 13 millions de Congolais affectés par les violences récentes ont besoin d’une aide d’urgence, y compris de nourriture, d’équipements sanitaires, d’un abri et d’éducation, d’après les Nations Unies.
Ces violences sont, pour la plupart, liées à la crise politique plus large qui touche le pays, alors que le président Joseph Kabila s’est maintenu au pouvoir au-delà des deux mandats consécutifs permis par la constitution en retardant les élections et en étouffant la dissidence. Depuis 2015, les forces de sécurité ont tué plus de 300 personnes lors de manifestations essentiellement pacifiques. Des centaines de partisans de l’opposition et d’activistes pro-démocratie ont été jetés en prison. La coalition de Kabila au pouvoir a interdit systématiquement les rassemblements et les manifestations de l’opposition, tout en emprisonnant des centaines de dirigeants et de partisans de l’opposition, ainsi que des activistes pro-démocratie ou défenseurs des droits humains. Beaucoup d’entre eux ont été détenus au secret, sans que des chefs d’accusation n’aient été formulés à leur encontre et sans accès à leurs familles ou à des avocats. D’autres ont été poursuivis en justice sur base de chefs d’accusation fabriqués de toutes pièces. En juillet dernier, des hommes armés non identifiés ont tiré sur un juge qui avait refusé de rendre un jugement contre un dirigeant de l’opposition. Il a échappé de peu à la mort. Le gouvernement a aussi fermé des médias congolais, expulsé des journalistes et des chercheurs internationaux critiques, et a périodiquement restreint l’accès à Internet et au service de messagerie par SMS.
Lors des dernières manifestations – les 31 décembre, 21 janvier et 25 février –, les forces de sécurité congolaises ont battu un triste record en tirant dans l’enceinte d’églises catholiques pour interrompre les services religieux et empêcher des processions pacifiques après la messe du dimanche, tuant au moins 18 personnes et blessant et en arrêtant des dizaines d’autres. Face aux policiers et aux militaires lourdement armés, certains manifestants, vêtus de blanc ou tenant des objets à connotation religieuse – comme des croix, des bibles, des chapelets et des rameaux – ont chanté des hymnes ou se sont agenouillés au sol.
Dans les jours précédant les manifestations du 25 février, des représentants du parti au pouvoir et des hauts fonctionnaires des forces de sécurité ont donné de l’argent à au moins plusieurs centaines de jeunes recrues – dont un grand nombre faisaient partie de la ligue de jeunes du parti au pouvoir – en leur ordonnant de s’infiltrer dans les églises, d’arrêter les prêtres s’ils tentaient de faire une procession après la messe, de battre ceux qui opposeraient une résistance et de provoquer des violences et des troubles pour empêcher que les processions n’aient lieu et « justifier » la réaction brutale des forces de sécurité.
Ces dernières manifestations étaient organisées par le Comité laïc de coordination (CLC), un groupe d’intellectuels catholiques soutenu par des prêtres catholiques et des évêques de la RD Congo. Tous les principaux dirigeants de l’opposition politique, et un grand nombre d’organisations de la société civile et de mouvements citoyens soutenaient les manifestations. Ils appelaient tous les Congolais à protester contre l’échec de la mise en œuvre de l’accord dit de la Saint-Sylvestre, un accord de partage du pouvoir négocié sous l’égide de l’Église catholique et signé le 31 décembre 2016. L’accord donnait à Kabila un prétexte pour rester au pouvoir une année supplémentaire – après l’expiration de ses deux mandats constitutionnels le 19 décembre 2016 – mais contenait également un engagement à mettre en œuvre des mesures de décrispation et à organiser des élections d’ici la fin de 2017. Cependant, ces engagements ont été largement bafoués : le nouveau gouvernement, le Conseil national de suivi de l’accord (CNSA) et la Commission électorale nationale indépendante (CENI) ont exclu les membres de la principale coalition de l’opposition et sont sous le contrôle total de la coalition de la majorité présidentielle de Kabila, tandis que la répression et les retards électoraux continuent.
La CENI a enfin publié un nouveau calendrier électoral en novembre, qui fixait les élections au 23 décembre 2018, avec la mise en garde que de nombreuses « contraintes » pourraient repousser encore cette date. Pourtant, Kabila n’a pas démontré qu’il s’apprêtait à se retirer ni à créer un climat propice à des élections libres, équitables et crédibles. Lors d’une rare conférence de presse en janvier, Kabila a refusé de dire explicitement qu’il quitterait ses fonctions d’ici la fin de 2018 ou qu’il ne tenterait pas de se représenter. Certains membres de la majorité présidentielle de Kabila évoquent encore un éventuel référendum ou d’autres modifications du processus électoral qui permettraient à Kabila de se maintenir au pouvoir.
De nombreuses organisations de la société civile congolaise ont dénoncé le calendrier de la CENI comme une simple tactique dilatoire, et ont appelé à la démission immédiate de Kabila et à l’organisation d’une transition citoyenne sans Kabila, qui rétablirait l’ordre constitutionnel et organiserait des élections crédibles. Selon un récent sondage du Congo Research Group, basé à l’université de New York, et de l’institut de sondage congolais BERCI, 74 pour cent des Congolais sont favorables à ce que l’on demande à Kabila de se retirer avant la tenue des élections.
Le refus de Kabila de respecter la constitution et de renoncer à la présidence s’expliquent en partie par la fortune considérable que lui et sa famille ont amassée pendant son temps au pouvoir et par les centaines de millions de dollars de revenus miniers qui ont disparu. Un tel niveau de corruption a contribué à priver le gouvernement des fonds nécessaires pour répondre aux besoins élémentaires d’une population démunie.
Pire encore, des sources bien placées au sein des services de sécurité et de renseignement ont décrit à Human Rights Watch des mesures adoptées par les autorités pour tenter de semer la violence et l’instabilité dans une grande partie du pays, dans le cadre d’une « stratégie du chaos » apparemment délibérée visant à justifier de nouveaux retards électoraux.
Depuis août 2016, une éruption de violence impliquant les forces de sécurité congolaises, des milices soutenues par le gouvernement et des groupes armés locaux a fait jusqu’à 5 000 morts dans la région centrale du Kasaï. En mars dernier, deux enquêteurs de l’ONU – Michael Sharp, un Américain, et Zaida Catalán, de double nationalité suédoise et chilienne – ont été tués alors qu’ils enquêtaient sur les graves violations des droits humains dans la région. Alors que les autorités congolaises continuent d’incriminer les membres d’une milice locale et qu’elles se sont ingérées à plusieurs reprises dans l’enquête judiciaire congolaise sur les meurtres, les enquêtes de Human Rights Watch ainsi que des rapports publiés par Radio France Internationale et par Reuters s’orientent vers une responsabilité du gouvernement.
Depuis la mi-décembre, une vague de violence atroce s’est emparée du territoire de Djugu, zone située dans la province de l’Ituri, dans le nord-est de la RD Congo, qui était en grande partie pacifique ces dernières années. La vitesse incroyable à laquelle les assaillants ont tué plus de 250 civils et incendié des dizaines de villages a pris de court de nombreuses personnes. Plus de 200 000 personnes ont été forcées de fuir leur domicile, dont des dizaines de milliers de réfugiés qui ont fui vers l’Ouganda, pays voisin.
Human Rights Watch a reçu des récits terrifiants de massacres, de viols et de décapitations. En février, après une attaque dans le village de Seseti, un survivant a expliqué avoir trouvé 15 cadavres, dont ceux de trois enfants, le lendemain matin. « Ils avaient coupé la tête et les bras de certains... et leur avaient même ouvert le ventre », a-t-il déclaré. « Nous étions trop effrayés pour rester là et les enterrer correctement, nous avons seulement creusé un petit trou... et nous sommes partis rapidement. »
Si des fonctionnaires du gouvernement ont tenu à souligner que la violence récente en Ituri était le résultat de tensions interethniques entre les communautés ethniques Lendu et Hema, des chefs locaux et des survivants avec lesquels nous nous sommes entretenus se sont dit déconcertés. Certes, des tensions de faible intensité existaient – comme dans de nombreuses régions de la RD Congo –, mais les communautés n’en étaient pas au point de partir en guerre les unes contre les autres. De nombreux survivants ont évoqué une « main noire » pour décrire ceux qui pourraient être à l’origine de ces attaques : des tueurs vraisemblablement professionnels sont arrivés dans leurs villages et ont tué des habitants à la machette avec une efficacité et une brutalité notoires lors d’attaques vraisemblablement préméditées et bien préparées. D’après certains, des agents du gouvernement auraient été impliqués.
Des violences de grande ampleur se sont poursuivies dans les provinces du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et du Tanganyika, dans l’est du pays. Aujourd’hui, plus de 120 groupes armés sont actifs dans l’est de la RD Congo. Nombre de ces groupes reçoivent le soutien du gouvernement et des forces de sécurité congolais, tandis que d’autres ont formé des coalitions contre le gouvernement Kabila. Pourtant, la menace la plus grave pour les civils congolais provient des forces de sécurité censées les protéger. Selon le Bureau de l’ONU aux droits de l’homme en RD Congo, 1 180 personnes ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires par des « agents de l’État » congolais en 2017, soit beaucoup plus que celles qui ont été tuées par les groupes armés, et leur nombre a triplé en deux ans.
Alors que les forces de sécurité fomentent elles-mêmes une grande partie de la violence en RD Congo, cela a également servi de prétexte aux retards électoraux. En juillet dernier, le président de la CENI, Corneille Nangaa, a affirmé que la violence dans les Kasaïs était l’une des principales raisons pour lesquelles les élections n’auraient pas lieu en 2017. En février, il a déclaré que la reprise des violences en Ituri pourrait « impacter négativement » le calendrier électoral.
Si la logistique de l’organisation des élections en RD Congo constitue indéniablement un défi, le pays y est parvenu par le passé – aussi bien en 2006 qu’en 2011, lorsque Kabila a été élu pour ses premier et deuxième mandats, malgré des menaces de sécurité persistantes.
La principale question qui se pose désormais est la suivante : que faire aujourd’hui pour convaincre Kabila de cesser de trouver des prétextes, d’accepter de respecter la constitution et de se retirer, et permettre l’organisation d’élections crédibles – avant que d’autres Congolais ne soient tués, blessés ou emprisonnés alors qu’ils cherchent à exercer leurs droits humains fondamentaux pour manifester, s’exprimer et s’associer librement de façon pacifique, et avant qu’une nouvelle flambée de violence de grande ampleur ne pousse de nouveaux réfugiés à franchir les frontières congolaises ?
Kabila est de plus en plus isolé à l’échelon international. Les États-Unis, l’Union européenne et le Conseil de sécurité de l’ONU ont tous imposé des sanctions ciblées – dont une interdiction de voyager à l’étranger et un gel des avoirs financiers – à l’encontre de hauts fonctionnaires du gouvernement et des forces de sécurité congolais responsables d’atteintes graves aux droits humains, d’actes de répression et de retards électoraux. En décembre, les États-Unis ont pris des sanctions à l’encontre du milliardaire israélien Dan Gertler, un proche ami et associé financier de Kabila qui « a amassé sa fortune grâce à des accords miniers et pétroliers opaques et teintés de corruption représentant des centaines de millions de dollars » en RD Congo, ainsi qu’à l’encontre d’un certain nombre d’individus et d’entreprises associés à Gertler. Cette année, la Belgique a annoncé qu’elle suspendait toute son aide bilatérale directe au gouvernement congolais et qu’elle réorientait cette aide vers les organisations humanitaires et de la société civile.
Pourtant, à ce jour, Kabila semble s’appuyer sur le soutien que la région lui confère – y compris d’autres dirigeants qui ont recouru à la répression, à la violence et à la corruption pour forcer la tenue de référendums constitutionnels et d’autres manœuvres visant à renforcer leur pouvoir tout en tentant de maintenir une démocratie de façade. L’exception notable est le Botswana, son ministère des Affaires internationales ayant déclaré en février de cette année que la RD Congo faisait face à une « situation humanitaire de plus en plus grave […] essentiellement parce que son dirigeant persiste à retarder la tenue d’élections et a perdu le contrôle de la sécurité de son pays ». Le Botswana a exhorté « la communauté internationale à exercer de plus fortes pressions sur l’équipe dirigeante de la République démocratique de Congo afin qu’elle renonce au pouvoir et prépare le terrain à l’instauration d’un nouvel ordre politique ». Certains autres pays ont également fait part publiquement de leurs préoccupations, dont l’Angola. En outre, la SADC a pris certaines mesures pour venir à bout de la crise, notamment en nommant un envoyé spécial.
Mais des mesures beaucoup plus importantes pourraient être prises. Il est primordial que la région exerce un leadership politique plus puissant afin de débloquer la situation politique et électorale qui risque de déclencher une nouvelle guerre en RD Congo et de plonger l’ensemble de la région dans une grave instabilité.
La nouvelle présidence du Sud-Africain Cyril Ramaphosa offre une opportunité importante de réorienter la politique régionale à l'égard de la RD Congo. Le gouvernement sud-africain et la SADC d’une manière plus générale pourraient soutenir les aspirations du peuple congolais en matière de démocratie et de droits humains, et contribuer à empêcher une aggravation de la violence et de l’instabilité en adoptant une position forte consistant à exhorter Kabila à agir dans le respect de la constitution de son pays et à permettre une transition pacifique vers un nouveau dirigeant élu. Ils devraient également insister pour que les critères relatifs aux droits humains soient remplis afin d’assurer la tenue d’élections véritablement crédibles. Le message à transmettre devrait indiquer sans équivoque qu’un non-respect de ces mesures sera lourd de conséquences.
L’adoption d’une telle position pourrait réellement contribuer à recentrer l’attention et à aider l’Afrique du Sud à retrouver son rôle de chef de file et de défenseur de la paix, de la sécurité, de l’égalité et des droits humains – en Afrique du Sud et ailleurs.
Merci.