« Je me suis retrouvée au centre de transit de Gikondo très souvent, je ne peux même pas compter le nombre de fois », a déclaré Marie à Human Rights Watch en avril. Marie est une vendeuse ambulante dans la gare routière de Nyabugogo à Kigali. « J’ai été arrêtée parce que je vendais de l’eau et du jus dans la rue. Je dois le faire pour que mes enfants puissent survivre ». Elle a ensuite expliqué que des policiers l’ont emmenée au centre de transit de Gikondo, l’ont battue là-bas, et ne l’ont libérée qu’au bout de près de deux semaines, suite à l'intervention d'un militaire qu'elle connaissait.
Marie (nom d’emprunt) fait partie des centaines de vendeurs ambulants qui ont été pris dans des rafles, détenus arbitrairement et maltraités dans des centres de transit à travers le Rwanda au cours des dernières années. Les autorités rwandaises, y compris le maire de Kigali et l'inspecteur général de la police, ont déclaré à plusieurs reprises vouloir que les vendeurs quittent les rues, affirmant qu'ils étaient une menace pour la propreté et la sécurité. Les autorités rwandaises ont enfermé illégalement des centaines de vendeurs ambulants, dans des bâtiments sales et surpeuplés.
En mai, des membres des Inkeragutabara, une composante à temps partiel de l'armée rwandaise, ont essayé de saisir les biens de Théodosie Mahoro à la gare routière de Nyabugogo, et l’ont battue jusqu'à ce qu'elle meure. Trois hommes ont été jugés en juillet dans le cadre de son meurtre et condamnés à dix ans de prison.
Après sa mort, le gouvernement a adopté plusieurs mesures pour encourager les vendeurs à quitter les rues. Début septembre, la Ville de Kigali a ouvert un nouveau marché à la gare routière de Nyabugogo qui fournit un lieu fixe aux anciens vendeurs de rue pour vendre leurs produits, sans avoir à payer d’impôts pendant un an. Plusieurs autres marchés ont été construits à Kigali dans le même but. Un cadre juridique a été publié pour réglementer ces marchés, et pour infliger des amendes aux vendeurs qui continuent à faire du commerce dans les rues, ainsi qu’à leurs clients. Les autorités ont exhorté les vendeurs ambulants à former des coopératives, et ont facilité l'accès aux prêts.
Les nouvelles mesures mettront-elles fin aux exactions contre les personnes comme Marie ou Théodosie ? Il est trop tôt pour le dire. Les marchés au moins fournissent une alternative aux vendeurs ambulants, et les encouragent à s’intégrer dans l'économie formelle, avec des avantages potentiels pour tous. Mais le nouveau système pourrait également accroître la répression contre ceux qui n’y adhèrent pas.
Quels que soient les risques, certaines personnes comme Marie pourraient choisir de retourner dans les rues ou les gares routières, comme elles l'ont fait pendant de nombreuses années, car elles savent qu'elles peuvent y trouver des clients – surtout si la nouvelle zone de marché ou d'autres sources de revenus s’avèrent être moins rentables, ou bien si elles ne peuvent pas se permettre de faire concurrence aux vendeurs en meilleure posture dans les marchés désignés. Cela signifie qu'une fois de plus, elles pourraient être confrontées à des arrestations, des passages à tabac, et la détention arbitraire dans des centres de transit.
Ce traitement viole les droits humains, et ne marche même pas. D'anciens détenus ont déclaré à Human Rights Watch que leur situation s'était empirée après qu'ils aient quitté les centres de transit. Des semaines de mauvais traitements et d'insuffisance de nourriture, d'eau et d'hygiène les avaient laissés sévèrement affaiblis. La plupart n’avaient reçu aucune éducation ni formation pour d'autres emplois, en dépit de la politique officielle du gouvernement de réhabilitation et de réinsertion. Davantage appauvris, et en l'absence d'alternatives, nombre d’entre eux sont retournés dans les rues pour essayer de gagner leur vie.
La création d'un nouvel environnement réglementé pour les vendeurs ambulants est une mesure positive, mais davantage doit être fait pour prévenir d'autres abus par les policiers et d’autres responsables de la sécurité. Un cadre juridique permettant de mieux gérer les centres de transit et protéger les droits des personnes qui y sont envoyées serait un point de départ. Mais comme l’a démontré une directive sur Gikondo l’an dernier, les changements juridiques ne suffisent pas. La directive a créé, pour la première fois, un contrôle officiel du centre et a prévu certains droits pour les détenus, mais elle a souffert d'une mise en œuvre inadéquate et de mesures insuffisantes de protection des droits humains. Seule la fermeture des centres mettrait définitivement un terme à ces exactions.
La mort de Théodosie illustre non seulement la précarité de la sécurité des vendeurs ambulants, mais aussi le manque de confiance entre ces derniers et la police, en raison des années d’abus et de l’impunité persistante dont bénéficient les agents qui persécutent les vendeurs. D'autres vendeurs ambulants ont essayé d'empêcher la police d’enlever le corps de Théodosie de la gare routière parce qu'ils craignaient que la police ne dissimule les preuves du meurtre. Il a fallu l'intervention des autorités locales pour calmer les tensions.
Pour rétablir la confiance, et rendre leur dignité aux vendeurs ambulants, les autorités rwandaises devraient mener des enquêtes crédibles sur les exactions passées et en cours et veiller à ce que les responsables soient tenus de rendre des comptes pour leurs actes. Les poursuites engagées contre les personnes responsables de la mort de Théodosie prouvent que cela est possible, si la volonté existe. En outre, avec la création récente du Rwanda Investigative Bureau, chargé d'enquêter sur les abus commis par les agents de police, le gouvernement dispose désormais également d’un organisme dédié aux enquêtes sur ces incidents.
Afin de démontrer un engagement durable pour protéger et soutenir les vendeurs ambulants et d’autres habitants pauvres, le gouvernement devrait combiner des mesures supplémentaires pour créer des alternatives économiquement viables avec des actions concrètes pour mettre fin aux abus par les membres des forces de sécurité dans les rues du Rwanda et dans les centres de détention.