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CPI : Non-lieu dans l’affaire du vice-président kenyan William Ruto

Les interférences avec les témoins ont compromis la procédure

(Bruxelles) – Les efforts de la Cour pénale internationale (CPI) pour traduire en justice les personnes responsables des violences postélectorales meurtrières de 2007-2008 au Kenya ont été entravés par des agissements que la Cour a précédemment qualifiés de subornation systématique de témoins, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Le 5 avril 2016, les juges de la CPI ont décidé de clore l'affaire et de retirer les chefs d'accusation de crimes contre l'humanité portés contre le vice-président kenyan William Ruto et contre un ancien animateur de radio, Joshua arap Sang, mettant fin aux dernières poursuites devant la CPI directement liées à ces violences.

Un homme marche parmi les décombres de maisons incendiées dans la localité de Chepilat située dans la province de vallée du Rift (Kenya) en février 2008, lors de violences post-électorales. © 2008 Marcus Bleasdale/VII


Deux juges, sur un panel de trois magistrats, ont estimé que l'accusation n'avait pas produit suffisamment d'éléments à charge pour exiger que les accusés présentent une défense. Mais l'un de ces deux juges était favorable à l'acquittement des accusés, tandis que l'autre souhaitait déclarer que le processus était entaché d'un vice de procédure à cause de « graves altérations du processus judiciaire par le biais de subornation et d'intimidation politique de témoins ». Cependant, étant donné les interférences avec les témoins, ils ont tous deux accepté de déclarer nuls les chefs d'accusation et de laisser ouverte la possibilité pour la Procureure de la CPI de rouvrir le dossier. Le troisième juge, minoritaire face à ses deux collègues, était favorable à la poursuite de l'affaire. La décision peut faire l'objet d'un appel.

« Malheureusement, cette affaire restera dans les mémoires comme le résultat d’une campagne de subornation des témoins », a déclaré Elizabeth Evenson, experte juridique senior au sein du Programme Justice internationale de Human Rights Watch. « De nombreux Kenyans étaient favorables à ce que justice soit faite pour les crimes commis pendant les violences postélectorales mais ces espoirs vont probablement s'évanouir maintenant, étant donné l'inaction au Kenya et l'apparente obstruction du processus à La Haye. »

Un précédent arrêt de la CPI avait laissé entendre que des efforts systématiques avaient été déployés pour corrompre des témoins, y compris par des pots-de-vin. Selon le bureau de la Procureure de la CPI, au moins 16 de ses 42 témoins d'origine se sont retirés, la plupart invoquant des menaces, des actes d'intimidation ou la peur de représailles.

Les juges de la CPI ont accusé Ruto et Sang d'avoir commis des crimes contre l'humanité en 2012. Des meurtres et représailles basés sur l'appartenance ethnique et qui semblaient souvent méticuleusement organisés, ainsi que le recours à une force excessive par la police contre des manifestants, ont causé la mort d'au moins 1 100 personnes lors des violences postélectorales de 2007-2008 au Kenya, blessé des milliers d'autres et forcé jusqu'à 650 000 personnes à fuir leurs domiciles. Des responsables affirment qu'il y a eu au moins 900 cas de violences sexuelles, mais ce chiffre est très probablement une sous-estimation.

Dans une affaire parallèle devant la CPI, le président kenyan, Uhuru Kenyatta, avait lui aussi bénéficié d'un non-lieu en 2015, et des procédures judiciaires contre trois autres ressortissants kenyans ont elles aussi été abandonnées avant la phase du procès devant la CPI.

Une chambre préliminaire de la CPI a émis des mandats d'arrêt à l'encontre de trois hommes – Walter Barasa, Paul Gicheru et Philip Kipkoech Bett – sous l'accusation de subornation de témoins dans les affaires Ruto et Sang. Le premier mandat d'arrêt, contre Barasa, a été émis en août 2013. Dans une déclaration, la CPI a décrit l'affaire comme découlant d'une « entreprise criminelle présumée organisée par un cercle de responsables au sein de l'administration kenyane. » Les autorités kenyanes se sont refusées à livrer les trois hommes à la CPI. Une contestation en justice de la remise de Barasa à la CPI est actuellement en cours d'examen par la Cour d'appel kenyane.

La chambre de première instance avait admis comme éléments à charge des déclarations faites hors audience par quatre témoins qui s'étaient par la suite rétractés devant la Cour, après avoir déterminé que les témoins avaient été soumis à des pressions, ainsi que les déclarations d'un cinquième témoin qui, lui, a disparu. Mais la chambre d'appel a statué que l'utilisation de ces éléments dans cette affaire équivaudrait à une violation du droit des accusés à un procès équitable.

Un homme présenté comme un témoin par la défense de William Ruto a apparemment été assassiné fin décembre 2014 ou début janvier 2015. Les autorités kenyanes n'ont pas rendu publics les résultats d'enquêtes sur ce décès.

« Les personnes qui se sont présentées pour témoigner dans cette affaire ont pris des risques, tandis que les pots-de-vin et les menaces entravaient la recherche de la vérité », a affirmé Elizabeth Evenson. « Barasa, Bett et Gicheru devraient être livrés à la CPI mais les allégations contre eux pourraient n'être que la partie émergée de l'iceberg. »

L'administration Kenyatta a mené une campagne intense pour discréditer la CPI auprès de l'Union africaine et d'autres organisations régionales, du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l'Assemblée des États parties à la CPI. Les dirigeants du Kenya ont renoncé à empêcher et ont même encouragé l'hostilité à l'égard de militants des droits humains qui insistaient pour demander justice pour les violences postélectorales. Le gouvernement, par exemple, s'est abstenu de sanctionner les messages de haine qui circulaient sur Internet contre les activistes, alors que les identités de certains blogueurs étaient connues des autorités.

Les juges de la CPI doivent encore décider si le Kenya a failli à ses obligations, en tant que pays partie à la CPI, en refusant de lui communiquer des documents, notamment financiers, concernant le président Kenyatta dans le cadre de la procédure ouverte contre lui. Même après l'annulation de la procédure, et sous réserve d'un éventuel appel, la CPI demeure compétente en ce qui concerne les violences postélectorales au Kenya.

L'absence de verdicts de culpabilité devant la CPI vient prolonger le cycle d'impunité au Kenya. Les personnes responsables de violences politiques qui avaient éclaté eu Kenya en 1992 et en 1997 ont échappé à la justice et les autorités kenyanes ont rompu leur promesse de faire rendre des comptes lors de procès nationaux aux responsables des violences postélectorales de 2007-2008. Les forces de sécurité kenyanes continuent d'être impliquées dans des meurtres extrajudiciaires, des actes de torture, des disparitions et des détentions arbitraires. L'impunité demeure un important facteur de risque de futures violences liées aux élections, a déclaré Human Rights Watch. Les prochaines élections nationales sont prévues en 2017.

« Le gouvernement kenyan a entrepris d'entraver les efforts de la CPI tout en tournant le dos à ses responsabilités d'assurer la justice et de faire cesser les menaces à l'encontre des témoins et des militants des droits humains », a affirmé Elizabeth Evenson. « Alors que Ruto et ses partisans vont peut-être célébrer la décision de la CPI, les victimes, qui ont déjà tant souffert, pourraient bien maintenant se retrouver privées de justice ou de l'assistance dont elles ont besoin. »

Au total, 954 victimes avaient été enregistrées pour participer à la procédure judiciaire devant la CPI contre Ruto et Sang, tandis que 839 victimes avaient participé à celle concernant Kenyatta.

Des centaines de femmes et de filles qui ont été violées durant les violences postélectorales de 2007-2008 au Kenya ont du mal à en surmonter les conséquences physiques et psychologiques dévastatrices, ainsi que la pauvreté et l'exclusion sociale. Les enfants nés d'un viol se heurtent aussi à des défis particuliers comme la stigmatisation et les sévices verbaux et physiques. En mars 2015, le président Kenyatta a annoncé la création d'un fonds de 10 milliards de shillings kenyans (9,8 millions de dollars) pour fournir une « justice réparatrice » aux victimes, mais un an plus tard, aucun argent n'a été débloqué de ce fonds.

Bien que ce fonds ne devrait pas servir de substitut à une procédure pénale d'établissement des responsabilités, cette initiative pourrait constituer une occasion cruciale de réparation partielle pour les victimes des violences postélectorales, notamment les victimes de viols et de violences sexuelles, dont beaucoup ont toujours des besoins médicaux urgents. Le gouvernement devrait honorer sa promesse de réparations, fournir des services et reconnaître pleinement les victimes de violences sexuelles et s'assurer qu'elles soient consultées dans l'élaboration du processus de réparation. Ce processus devrait être conforme aux normes et aux bonnes pratiques internationales, a affirmé Human Rights Watch.

La CPI devrait continuer de tirer les leçons de son travail au Kenya. La Cour semble avoir été mal préparée à faire face de manière adéquate aux besoins en matière de protection des témoins dans le cadre de la situation qui prévalait au Kenya. Le greffe de la CPI est en train de restructurer les mécanismes de protection des témoins. Et le bureau de la procureure de la CPI a fait savoir que les défis qu'il avait rencontrés dans ses enquêtes au Kenya avaient inspiré des changements en matière de stratégie.

« La CPI a été créée précisément pour statuer sur ce genre d'affaires, mais elle se heurte à beaucoup d'obstacles similaires à ceux que rencontrent les enquêtes nationales quand elles tentent de mettre fin à des habitudes bien ancrées d'impunité, en particulier lorsque des personnages politiquement puissants sont impliqués », a conclu Elizabeth Evenson. « Des enquêtes plus vigoureuses, des programmes de protection des témoins améliorés et un soutien international plus constant sont les clés d'une meilleure justice pour d'autres victimes. »
 

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