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Tunisie: Une affaire met à l’épreuve la volonté politique de mettre fin à la torture

Le procureur et le parlement annoncent l’ouverture d’une enquête sur des suspicions d’abus

(Tunis) – L’annonce le 10 août 2015 de l’ouverture d’une enquête, suite à des allégations formulées par cinq détenus récemment libérés, et qui dénoncent des abus de la part de la police antiterroriste, mettra à l’épreuve la volonté politique des autorités tunisiennes en ce qui concerne l’éradication de la torture.

Les autorités tunisiennes devraient garantir la pleine coopération de la police et des autres institutions à l’enquête. Ils devraient également adopter un large éventail de mesures pour lutter contre la torture, et notamment nommer les membres de l’instance nationale de lutte contre la torture.

« La façon dont le système réagit à une affaire comme celle-ci en dira long sur la capacité de la Tunisie démocratique à réagir au phénomène de la torture, » a déclaré Eric Goldstein, Directeur adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Les détenus concernés, qui avaient été arrêtés le 27 juillet, ont déposé officiellement plainte pour torture à leur libération le 4 août, pour finalement être à nouveau arrêtés un peu plus tard le même jour par la police antiterroriste. La police a néanmoins respecté un ordre du procureur, en leur permettant de subir un examen médical. Le 10 août, un juge d’instruction a ordonné leur remise en liberté provisoire, et un procureur a annoncé qu’il enquêterait pour savoir s’ils avaient été torturés. Pendant les six jours passés en garde à vue suite à leur deuxième arrestation, plusieurs personnes ont pu voir les cinq hommes et ont observé des marques sur leurs corps qui semblaient compatibles avec leurs allégations.

Mahdi Zagrouba, l’avocat représentant Ezzeddine Ben Ali, l’un des cinq détenus, a raconté à Human Rights Watch que des agents de la lutte antiterroriste avaient arrêté ces hommes à Medenine, une ville du sud-est de la Tunisie. Mahdi Zagrouba a affirmé, citant le rapport d’interrogatoire, que les agents les ont questionné sur leur appartenance à un réseau terroriste, et sur leur implication dans un projet d’attentat ciblant les touristes étrangers, dans la ville de Kairouan.

Selon Mahdi Zagrouba, quand il a pu voir les détenus pour la première fois le 4 août, au tribunal, ceux-ci portaient des blessures visibles dont ils ont affirmés qu’elles résultaient d’actes de torture. Il a raconté qu’Ezzedine Ben Ali, qui avait une plaie récente à l’épaule droite et des ecchymoses sur les flancs, lui a dit avoir été soumis par les policiers au simulacre de noyade ou « waterboarding », et à la technique du « poulet rôti ». Le premier supplice implique l’immersion de la tête de la victime sous l’eau, créant une sensation de noyade ; lors du second, le détenu a les pieds et les mains attachés ensemble, est suspendu à une barre, et battu.

Mahdi Zagrouba a raconté qu’après la libération provisoire des cinq hommes par un juge d’instruction, le 4 août à 14h30, lui et d’autres avocats les ont emmené au bureau du procureur du Tribunal de première instance de Tunis. Après avoir entendu les allégations de torture formulées par ces hommes, le procureur a ordonné un examen médico-légal pour le 5 août.

Mais peu de temps après avoir quitté le bureau du procureur, vers 17h00, des hommes en civil sont sortis de trois voitures banalisées et ont à nouveau arrêté les cinq hommes, puis les ont conduit dans un lieu non révélé, a affirmé Mahdi Zagrouba. Les avocats ont alors organisé un sit-in devant le Tribunal de première instance, pour protester contre ce qui était littéralement, selon eux, le kidnapping de leurs clients.

Plus tard, Mahdi Zagrouba a déclaré avoir appris avec d’autres avocats que les cinq hommes avaient été  ramenés au centre d’interrogatoire de Gorjani, à Tunis, où opère la police antiterroriste, et où les tortures présumées avaient eu lieu. Le ministre de l’Intérieur a déclaré le jour suivant qu’ils avaient été à nouveau arrêtés sur la base de nouvelles informations concernant leur implication présumée dans un réseau terroriste.

Le 5 août, des agents ont amené les cinq détenus à l’Hôpital Charles Nicole de Tunis, pour y subir les examens médico-légaux ordonnés par le procureur. Un chercheur de Human Rights Watch qui se trouvait à l’hôpital a interviewé l’un des hommes, Idris Aydi. Celui-ci lui a raconté que des policiers l’avaient battu avec un tuyau pendant sa première détention, et lui a montré des marques et des ecchymoses sur sa poitrine, son ventre et son dos, causées selon lui par ces coups. Très peu de temps après, un policier est arrivé et a ramené tous les détenus au fourgon de police.

Selon ce que Human Rights Watch a été en mesure d’établir, les détenus ont subi tous les cinq un examen médico-légal en présence de l’assistant du procureur, mais en l’absence de policiers. Le rapport a été envoyé au procureur, qui a décidé le 10 août d’ouvrir une enquête sur ces allégations, et a fait suivre le dossier à un juge d’instruction, au Tribunal de première instance de Tunis.    

Maryem Mnaouer, dirigeante du petit parti politique Parti tunisien, a raconté à Human Rights Watch avoir également pu voir certains des cinq détenus à l’hôpital, le 5 août. Elle a affirmé que l’un d’entre eux lui avait raconté que des policiers l’avaient brûlé avec des cigarettes, et qu’il lui avait montré des marques sur son bras droit qui pouvaient être des brûlures de ce type. Un autre a déclaré que les policiers l’avaient frappé et lui avaient donné des coups de pieds dans la région de l’anus, après qu’il leur ait dit au cours de l’interrogatoire qu’il avait récemment subi une intervention chirurgicale pour des hémorroïdes. Ces coups ont rouvert la plaie.

Samia Abbou, députée, a dit à Human Rights Watch s’être rendue à Gorjani avec trois autres députés, après avoir appris la nouvelle arrestation de ces hommes. Ils ont pu les interroger vers 1h00 du matin le 5 août, avant leur examen médical. Elle aussi a déclaré que l’un des détenus lui avait parlé des coups reçus dans la région anale, et elle a raconté avoir vu des blessures que les détenus présentaient comme le résultat de brûlures de cigarettes et de coups portés avec des tuyaux.   

Le 5 août, le parlement a décidé de créer une commission constituée de représentants des principaux groupes parlementaires, pour enquêter sur les allégations de torture. La commission n’a pas encore présenté ses conclusions. Lazhar Akremi, le ministre chargé des relations entre l’exécutif et le parlement, a déclaré le 5 août lors d’une interview à la télévision qu’il pensait que les détenus avaient été maltraités, mais pas torturés,  « parce que la torture doit être systématique et délibérée, et ne peut avoir lieu dans le cadre d’un interrogatoire. » Il a également affirmé que les forces de sécurité mènent un combat farouche contre le terrorisme, et sont démoralisés de voir leurs techniques d’interrogatoires faire l’objet d’exagérations de la part de la propagande anti-gouvernementale.

En Tunisie comme ailleurs, la salle d’interrogatoire est l’un des lieux où la torture est la plus fréquente, quand les agents essaient d’obtenir des informations ou des aveux, ou de forcer les détenus à signer une déclaration.

La Tunisie a ratifié la Convention contre la Torture en 1988, et a amendé son code pénal en 1999 pour en faire un crime passible d’une peine de jusqu’à 8 ans de prison, plus tard poussée à 15 ans.

La convention définit la torture comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux […] ». Pour être assimilée à de la torture, la douleur doit être infligée par ou avec l’approbation d’un représentant de l’état. Aux termes de cette convention, la torture doit être délibérée, mais peut correspondre à un acte unique, sans être nécessairement systématique.

Quatre ans après la révolution qui a chassé le président Zine el-Abidine Ben Ali du pouvoir, la police continue à torturer des suspects, bien qu’à moins grande échelle que sous Ben Ali. Lors d’une visite de suivi en Tunisie en mai 2014 le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a déclaré que les procureurs et les juges avaient « très peu agi » pour traiter les plaintes pour torture datent de l’ère Ben Ali, mais aussi de la période qui a suivi la révolution de 2011. Le rapporteur a également affirmé que malgré l’engagement affiché de la Tunisie pour combattre la torture et autres mauvais traitements, les mesures prises par le gouvernement « ne suffisent pas à garantir l’éradication effective de telles pratiques, et à lutter contre l’impunité, qui prévaut toujours dans le pays. »

En octobre 2013, l’Assemblée Nationale Constituante a approuvé une loi créant une Haute Autorité pour la Prévention de la Torture, composée de 16 membres, et capable de mener des visites d’inspection surprises dans les lieux de détention. Cependant, les membres de cette Haute Autorité n’ont toujours pas été choisis.

Le droit tunisien autorise la police à priver d’accès à un avocat les personnes arrêtées pendant les six premiers jours de détention, la période pendant laquelle elles sont les plus vulnérables aux pressions pour les faire avouer. Pendant les six premiers jours, les policiers n’ont pas à présenter les détenus devant un juge, ce qui pourrait représenter une autre protection contre les mauvais traitements. La nouvelle loi antiterroristes, adoptée en juillet 2015, étend encore la durée de détention dans les affaires liées au terrorisme, permettant à la police de détenir les suspects au secret – sans accès à un avocat ni contact avec leur famille – jusqu’à 15 jours d’affilée.

« Le terrorisme est une abomination, mais la torture également, et les autorités tunisiennes ne devraient la tolérer sous aucun prétexte, » a déclaré Eric Goldstein. «  Lutter contre la torture renforce l’État de droit et la confiance des citoyens dans les services de sécurité, ce qui est crucial pour lutter contre le terrorisme. »

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