(Dakar, le 22 octobre 2014) – Le refus du gouvernement tchadien de transférer deux co-accusés de Hissène Habré à la juridiction spéciale en charge de poursuivre les crimes commis pendant son régime n’empêchera pas la tenue de son procès, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le gouvernement tchadien devrait traduire en justice ces deux individus, ainsi que les autres personnes accusées d’avoir commis des crimes pendant le régime de Hissène Habré, conformément aux normes internationales.
Le 18 octobre 2014, les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, créées pour poursuivre « le ou les principaux » responsables de crimes internationaux commis au Tchad entre 1982 et 1990, ont annoncé que le gouvernement tchadien avait refusé de transférer aux Chambres Saleh Younouss et Mahamat Djibrine, tous deux détenus au Tchad sur la base de plaintes déposées devant les juridictions tchadiennes. Saleh Younouss était le directeur de la DDS, la police politique de Hissène Habré. Mahamat Djibrine était, selon la Commission d’enquête nationale, l’un des « tortionnaires les plus redoutés du Tchad ».
« L’espoir premier des victimes en portant plainte à Dakar en 2000 était de traduire en justice Hissène Habré qui, en tant que chef de l’Etat, contrôlait directement l’appareil sécuritaire. Il est soupçonné d’être le principal responsable des crimes commis par son régime », a déclaré Reed Brody, conseiller juridique de Human Rights Watch ayant travaillé avec les victimes de Hissène Habré depuis 1999. « Les Chambres africaines extraordinaires vont continuer leur travail et si les juges d’instruction considèrent que les éléments de preuves sont suffisants, le procès de Hissène Habré devrait commencer début 2015. »
Hissène Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, date à laquelle il a été renversé par l’actuel président tchadien Idriss Déby Itno, et s’est réfugié au Sénégal. Son régime à parti unique a été marqué par des atrocités commises à grande échelle, y compris des vagues d’épuration ethnique. Des documents de la DDS, la police politique de Habré, récupérés par Human Rights Watch en 2001, ont révélé les noms de 1 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12 321 victimes de violations des droits de l’Homme. Les Chambres africaines extraordinaires ont inculpé Habré en juillet 2013 pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre, et l’ont placé en détention provisoire.
Le Procureur général des Chambres a aussi requis l’inculpation de trois autres officiels de l’administration de Habré suspectés d’être responsables de graves crimes internationaux. Outre Saleh Younouss et Mahamat Djibrine, les autres sont Guihini Korei, un autre ancien directeur de la DDS, Abakar Torbo, ancien directeur du service pénitencier de la DDS et Zakaria Berdei, ancien conseiller spécial à la sécurité de la présidence soupçonné d’être impliqué dans la répression dans le sud du Tchad en 1984. Zakaria Berdei serait également au Tchad, bien qu’il ne se trouve pas en détention. Abakar Torbo et Guihini Korei sont toujours recherchés et feraient l’objet de mandats d’arrêts internationaux émis par les autorités tchadiennes en mai 2013 et par les Chambres africaines extraordinaires un peu plus tard la même année.
Les Chambres demandent le transfert de Mahamat Djibrine et de Saleh Younouss du Tchad depuis plus d’un an. Face aux tergiversations du Tchad, les Chambres ont envoyé le 13 octobre 2014 aux autorités tchadiennes une nouvelle demande de commission rogatoire afin d’inculper et d’interroger les deux détenus poursuivis. Les autorités tchadiennes, qui n’avaient jusque-là jamais donné de réponses claires sur la question du transfert des deux supposés complices, ont rejeté cette visite des magistrats par une lettre du 14 octobre adressée aux Chambres. Le point focal tchadien du dossier, M. Ousmane Souleymane, a écrit que Djibrine et Younouss ne pouvaient pas faire l’objet d’une deuxième inculpation pour les mêmes faits car ils avaient déjà été inculpés par le juge d’instruction tchadien en charge du dossier des crimes commis sous Habré.
Des victimes du gouvernement présidé par Habré ont déposé en l’an 2000 des plaintes à l’encontre de plusieurs dizaines d'agents de sécurité de cette époque dans le cadre de cas de torture et de meurtres, mais ce n'est qu'en 2013, lorsque les Chambres africaines extraordinaires ont été créées à Dakar, qu’un juge d'instruction tchadien a fini par inculper Younouss, Djibrine et 28 autres personnes. Le 4 septembre 2014, le juge d’instruction du premier cabinet du Tribunal de grande instance de N’Djaména, Amir Abdoulaye Issa, a rendu une ordonnance de renvoi permettant leur procès, ainsi que ceux de 19 autres agents du régime de Hissène Habré. Le juge d’instruction a décidé d’un non-lieu pour 9 autres agents.
« Les autorités tchadiennes doivent maintenant s’assurer que les procès de Saleh Younouss, Mahamat Djibrine et tous les autres supposés complices de Hissène Habré soient équitables, transparents et respectent les normes internationales », a déclaré Reed Brody. « Les victimes ont déposé les plaintes il y a plus de 14 ans, il est grand temps que justice soit rendue, au Sénégal comme au Tchad. »