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Les évènements qui se succèdent en Tunisie, avec leur cortège de nouvelles macabres, y compris l'exécution par un groupe armé de 8 soldats le 29 juillet à Chaâmbi, près de la frontière algérienne, ont plongé la population dans la perplexité et l'anxiété face à une série d'évènements qui risquent de précipiter le pays dans le chaos. L'assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet n'a fait qu'amplifier la crise politique amorcée depuis longtemps entre la troïka au pouvoir, constituée du parti islamiste Ennahdha, le Congrès pour la République et Ettakattol, et l'opposition laïque. Elle a amené les deux fronts à radicaliser leur discours.

Le blocage politique tourne autour de la question du maintien ou de la dissolution de l'Assemblée nationale constituante (ANC) élue le 23 octobre 2011 avec pour tâche principale d'adopter une nouvelle Constitution pour la Tunisie, ainsi que la dissolution de l'actuel gouvernement et son remplacement par un gouvernement de technocrates.

Quel que soit le choix politique qui sera adopté pour la sortie de crise, la poursuite du processus de transition démocratique requiert que les protagonistes politiques adoptent des orientations claires pour la protection des droits humains, qui ont souffert tout au long de cette transition de la lenteur des réformes de la justice et des forces de sécurité, du laxisme des autorités pour endiguer la violence perpétrée par des salafistes ou par les Ligues de protection de la révolution supposées proches d'Ennahdha, ainsi que du recyclage de lois abusives adoptées sous l'ancien régime pour restreindre la liberté d'expression. Face aux assassinats ciblés et aux attaques qui visent pour l'instant l'armée, les autorités devraient également assurer la sécurité des citoyens de manière efficace, sans pour autant sacrifier les droits chèrement acquis depuis la révolution.

Une Constitution qui garantit les droits humains pour tous

Le travail de l'ANC a été jalonné par des crises successives, qui sont allées crescendo, alimentant la défiance d'une partie de la population envers le processus amorcé après son élection le 23 octobre 2011. La décision de 42 députés de l'opposition, joint par une vingtaine d'autres élus, y compris deux de partis de la troika, de suspendre leur participation aux travaux de l'ANC jusqu'à la dissolution définitive de cette dernière, a été prise un jour après l'assassinat de Brahmi, mais elle se tramait déjà dans l'esprit de plusieurs députés depuis longtemps, comme certains l'ont déclaré publiquement.

Depuis sa mise en place, l'Assemblée nationale constituante a représenté une agora où se sont exprimés les points de vue divergents et diamétralement opposés des représentants du peuple. Elle a constitué le lieu de la polyphonie politique, de la confrontation idéologique par le dialogue entre deux pans de la société. Les joutes verbales qui s'y sont déployées, ainsi que ses coulisses où se sont tramées des négociations âpres, ont permis de confronter les points de vue et d'améliorer un texte de Constitution qui nécessite encore du travail pour être conforme aux principes essentiels des droits de l'homme.

Que l'ANC soit maintenue comme le souhaite la troïka ou remplacée par une commission d'experts, comme le propose l'opposition, il est essentiel de maintenir ce pluralisme politique et de réussir à adopter un texte constitutionnel débarrassé des failles et ambiguïtés qui continuent à miner l'actuel projet. Il s'agit surtout de le mettre à niveau avec les normes internationales des droits de l'homme, notamment à réduire la marge de manœuvre du législateur pour éroder les droits et libertés, d'énoncer clairement le droit à la liberté de conscience sous toutes ses facettes et le principe de non-discrimination, de mentionner que les nombreuses occurrences de l'Islam dans le texte ne pourraient pas contrevenir aux droits de l'homme dans leur acception universelle, et d'assurer une garantie plus robuste pour la réalisation des droits économiques et sociaux.

Indépendance de la justice et réforme des forces de sécurité

Une partie de la société civile tunisienne et les ONG internationales n'ont cessé de dénoncer tout au long de la phase de transition, les problèmes récurrents au niveau de la justice ainsi que la persistance des pratiques répressives au sein des forces de sécurité.

Pour la justice, longtemps instrumentalisée par l'ancien régime, elle continue à travailler avec le même statut juridique et les mêmes institutions qui préexistaient à la révolution. Certes, l'Instance temporaire de la magistrature a été mise en place en juillet 2013, avec une composition et des garanties d'indépendance plus grandes que le discrédité Haut conseil de la magistrature.

Cependant, le retard dans la mise en place de cette institution a créé un vide juridique et institutionnel propice à tous les abus. Les procureurs et les magistrats ont continué à utiliser les vieilles lois instaurées par Ben Ali pour étouffer les dissidents, ce qui a alimenté les soupçons sur un système judiciaire placé sous la coupe de partis majoritaires cherchant insidieusement à appliquer un nouvel ordre social en frappant ceux qui affichent trop ouvertement leur différence. Depuis plusieurs mois nous avons assisté à la multiplication des procès contre la liberté d'expression: celui de Amina, la Femen tunisienne que les autorités n'ont cessé d'accabler de nouveaux chefs d'accusation pour une offense mineure; l'affaire Jabeur Mejri et Ghazi Béji, qui ont écopé chacun de sept ans et demi en prison pour avoir écrit des propos jugés blasphématoires par le juge du tribunal de Mahdia; celle de Weld el 15, le rappeur condamné initialement à deux ans de prison ferme avant de voir sa peine réduite à six mois de prison avec sursis pour avoir écrit une chanson contre les policiers. De même, il y'a eu la mise en accusation de nombreux autres artistes, intellectuels et journalistes qui se voient soudain pris dans les rets d'une justice arbitraire.

La justice tunisienne ne semble pas suivre une politique judiciaire claire et objective, mais utilise le droit pénal de manière sélective pour intimider ceux qui gênent le pouvoir ou ceux qui transgressent l'ordre établi. Sur le plan de la lutte contre l'impunité pour des violations graves des droits de l'homme, les avancées de la justice tunisienne dans ce domaine sont quasi inexistantes. Il n'y a eu jusqu'à présent qu'un seul cas de condamnation pour une affaire de torture du temps de Ben Ali, celle connue sous le nom de Baraket Essahel, alors que la torture était une pratique courante dans les prisons tunisiennes. La justice tunisienne devrait adopter une approche claire pour le respect des droits et la lutte contre l'impunité, en cessant d'appliquer les lois répressives héritées du système de Ben Ali et en poursuivant de manière ferme ceux qui ont commis dans le passé, ou commettent encore, des violations des droits de l'homme.

La réforme des forces de sécurité devrait également constituer une priorité dans la phase actuelle, à un moment où les tensions sont vives et les risques de violence accrus. Cette réforme devra passer nécessairement par l'établissement d'un code de conduite pour les agents de police et des directives claires sur les conditions et les modalités d'utilisation de la force lors des manifestations. Sur ces deux plans, les abus ont été nombreux pendant les incidents qui ont jalonné la période de transition. Le dernier en date concerne la brutalité avec laquelle les forces de sécurité ont répondu aux manifestations pacifiques les deux premiers jours qui ont suivi l'assassinat de Brahmi, en recourant à un usage excessif des gaz lacrymogènes et en frappant les manifestants, y compris des élus du peuple. La police n'a jamais annoncé aucune enquête à la suite d'incidents graves d'abus contre les manifestants, qu'il s'agisse des évènements du 9 avril, de Siliana ou de Hay Tadhamoun. Ce sentiment d'impunité dont jouissent les auteurs de violations des droits de l'homme ne peut à son tour qu'alimenter la méfiance de la population et attiser les tensions politiques et sociales.

La crise politique en Tunisie s'est focalisée sur le rôle de l'ANC. Bien que ce débat soit essentiel, il ne doit pas occulter la question plus globale de la réforme institutionnelle et juridique en conformité avec les droits humains, indispensable pour faire réussir la transition démocratique.

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