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Côte d’Ivoire : Nouvelle vague d’abus perpétrés par l’armée

Les forces armées ont eu recours à la torture et à des traitements inhumains en réponse aux récentes menaces sécuritaires

(Paris, le 19 novembre 2012) – L’armée de Côte d’Ivoire a été responsable d’atteintes aux droits humains généralisées en août et au début du mois de septembre 2012, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Ces abus incluaient des arrestations arbitraires, des détentions illégales, des actes d’extorsion, des traitements inhumains et, dans certains cas, des actes de torture.

Le rapport de 80 pages, intitulé « ‘Bien loin de la réconciliation’ : Répression militaire abusive en réponse aux menaces sécuritaires en Côte d’Ivoire », détaille la répression brutale qui a fait suite à une série d’attaques violentes contre des installations militaires à travers le pays en août. Ces attaques auraient été menées par des militants fidèles à l’ancien président Laurent Gbagbo. La répression qui a suivi a été marquée par des actes rappelant les crimes graves commis pendant la crise postélectorale de 2010-2011, et perpétrés dans certains cas sous les ordres de commandants précédemment identifiés comme responsables d’abus brutaux, a constaté Human Rights Watch. Le gouvernement du président Alassane Ouattara devrait garantir la mise en place rapide d’une enquête et le lancement de poursuites judiciaires à l’encontre des membres des forces armées qui ont commis des atteintes aux droits humains graves, dont des actes de torture et des traitements inhumains, en réponse à ces menaces sécuritaires, a indiqué Human Rights Watch.

« Les menaces sécuritaires auxquelles la Côte d’Ivoire est confrontée sont réelles, mais les abus généralisés perpétrés par les militaires ne font que les aggraver plutôt que d’y mettre un terme », a déclaré Corinne Dufka, chercheuse senior sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Le gouvernement devrait rapidement faire preuve de sa détermination à traduire en justice les soldats responsables d’actes de torture, de traitements inhumains et d’exactions. »

Le rapport s’appuie sur une mission de trois semaines menée à Abidjan entre la fin du mois d’août et le début du mois de septembre, au plus fort de la répression militaire. Human Rights Watch a interrogé 39 personnes qui ont été arrêtées et détenues après les attaques d’août, ainsi que 14 témoins oculaires d’arrestations massives, de passages à tabac et d’autres exactions. Human Rights Watch s’est également entretenu avec des conducteurs de véhicules de transport de marchandises et de passagers, des membres des familles de personnes toujours en détention, des leaders de la société civile ivoirienne, des représentants du gouvernement, des représentants d’organisations humanitaires, des représentants de la mission de maintien de la paix des Nations Unies, ainsi que des diplomates à Abidjan.

Les attaques apparemment coordonnées et bien organisées contre des installations militaires entre août et octobre sont intervenues à la suite d’assauts antérieurs le long de la frontière libéro-ivoirienne. Lors d’un raid d’une ampleur particulière le 6 août, les assaillants ont tué au moins six militaires et ont volé une importante quantité d’armes à l’une des principales bases militaires du pays. Depuis avril, au moins 50 personnes, dont de nombreux civils, ont été tuées au cours de ces attaques que le gouvernement ivoirien a imputé de façon crédible à des militants pro-Gbagbo résolus à déstabiliser le pays.

Les autorités ivoiriennes ont le droit et la responsabilité de répondre aux menaces pour la sécurité conformément à la loi ivoirienne et au droit international, notamment en arrêtant et en traduisant les suspects en justice, a déclaré Human Rights Watch. Le gouvernement a largement conféré ce pouvoir à l’armée nationale, les Forces républicaines. Contrairement à la police et à la gendarmerie, l’armée n’a pas de légitimité pour superviser des arrestations, des interrogatoires et des mises en détention, en particulier dans le cas de civils.

L’autorité accordée aux Forces républicaines est particulièrement préoccupante au vu des atrocités dans lesquelles certains soldats et commandants ont été impliqués pendant la crise postélectorale de 2010-2011 et de l’absence de sanctions pour leurs crimes de cette période depuis que le gouvernement Ouattara a pris le pouvoir, a ajouté Human Rights Watch.

En août, des membres des Forces républicaines ont mené presque quotidiennement des arrestations arbitraires massives de partisans présumés de Gbagbo dans le quartier abidjanais de Yopougon. Sans mandats d’arrêt ni preuves individualisées, les soldats ont arrêté arbitrairement des jeunes hommes à leurs domiciles, dans des restaurants de quartier, dans des bars, dans des taxis et des bus, alors qu’ils rentraient de l’église et lors de célébrations communautaires traditionnelles. Les soldats arrivaient souvent dans les quartiers en camions militaires et obligeaient au moins 20 jeunes hommes supposés pro-Gbagbo à monter dans les camions. Des centaines de jeunes hommes semblent avoir été arrêtés et détenus, essentiellement sur la base de leur ethnicité et leur lieu de résidence.

Les individus arrêtés étaient souvent conduits vers des camps militaires, qui ne constituent pas des lieux de détention légaux selon la loi ivoirienne. Les recherches de Human Rights Watch ont été axées sur trois lieux de détention contrôlés par les Forces républicaines : le camp de la police militaire d’Adjamé, le camp de la BAE (brigade anti-émeute) à Yopougon, et le camp militaire de Dabou, une ville située à 40 kilomètres à l’ouest d’Abidjan qui a été le théâtre d’une attaque contre l’armée le 15 août.

Human Rights Watch a interrogé cinq victimes de torture qui ont été détenues dans le camp d’Adjamé. Celles-ci ont raconté que le personnel militaire les avait soumis à des coups, des flagellations et d’autres formes extrêmes de maltraitance physique, généralement au cours d’interrogatoires portant sur la localisation d’armes ou de suspects présumés, ou pour leur arracher des aveux. Plusieurs victimes présentaient des cicatrices vraisemblablement liées à ces abus physiques. Elles ont aussi raconté avoir vu d’autres détenus revenir dans leur cellule avec des contusions au visage, des gonflements sévères et des plaies ouvertes. Les conditions de détention décrites étaient extrêmement inadéquates, notamment d’une forte surpopulation, la privation quasi totale de nourriture et d’eau, et les pratiques humiliantes comme l’enfermement dans une pièce au sol recouvert d’excréments en guise de punition.

Un ancien détenu au camp de la police militaire a décrit les mauvais traitements subis : « J’y suis resté une semaine et ils m’ont interrogé tous les jours sauf le dernier. Chaque jour, ils me tiraient hors de la cellule et m’emmenaient dans une autre pièce pour m’interroger... "Où sont les armes ?" "Je n’ai pas d’arme, je n’ai jamais attrapé une arme." Clac ! Ils enroulaient leur ceinture autour de leur main et me frappaient à la tête, au visage, sur les côtes. La [boucle] métallique de la ceinture était sur la part avec laquelle ils frappaient, [je pense] pour infliger une douleur maximum... J’avais de nombreuses blessures infligées quand ils me frappaient avec la boucle en métal. »

Bien qu’ils n’aient pas atteint le niveau de la torture, Human Rights Watch a documenté des traitements cruels et inhumains au camp de la BAE et au camp militaire de Dabou, notamment des passages à tabac fréquents. Selon des victimes et des témoins, des soldats de ces deux camps ont aussi transformé leur rôle de maintien de la sécurité en un système lucratif d’extorsion. Pendant les fouilles et les arrestations massives, ils volaient de l’argent liquide et des objets de valeur comme des téléphones portables, des ordinateurs et des bijoux. Les anciens détenus ont aussi raconté que les soldats exigeaient de l’argent, jusqu’à 150 000 francs CFA (300 USD) dans certains cas, en échange de leur libération. Plusieurs anciens détenus ont indiqué à Human Rights Watch qu’on ne leur avait même pas demandé leur nom, et encore moins interrogés. Ils ont été simplement détenus plusieurs jours dans des conditions misérables avant d’être forcés à verser de l’argent aux soldats pour retrouver la liberté.

Alors que la Côte d’Ivoire aspire à tourner la page d’une décennie de crimes graves, ces abus ont démontré que le chemin à parcourir est encore long, comme l’a exprimé un ancien détenu au camp de la BAE interrogé par Human Rights Watch : « Comment le gouvernement peut-il parler de réconciliation alors que les FRCI nous volent, nous traitent tous comme des miliciens [et] font des rafles chaque jour ? Je n’ai plus rien, tout mon argent a été pris ou [utilisé pour payer ma libération]... Lorsque des personnes ont été dépouillées de tout, lorsqu’il ne leur reste que la haine... nous sommes bien loin de la réconciliation. »

En août et en septembre, le commandant responsable du camp de la BAE et des opérations militaires à Dabou était Ousmane Coulibaly, mieux connu sous le nom de « Ben Laden ». D’anciens détenus et d’autres personnes ayant accès au camp de la BAE ont identifié Coulibaly au camp alors que des abus y étaient commis. Dans un rapport datant d’octobre 2011 sur les violences postélectorales, Human Rights Watch a désigné Coulibaly comme l’un des commandants des Forces républicaines sous le commandement duquel des soldats avaient commis des actes de torture et des dizaines d’exécutions sommaires pendant la bataille finale pour Abidjan en avril et mai 2011. Les forces sous ses ordres avaient précédemment été impliquées dans des crimes graves par d’autres organisations internationales et par le Département d’État des États-Unis. Fin septembre, Ousmane Coulibaly a été nommé préfet de la région de San Pedro, marquée par une situation tendue.

« Les crimes récurrents perpétrés sous les ordres de certains commandants doivent servir de rappel brutal des conséquences de l’impunité », a ajouté Corinne Dufka. « Les commandants militaires qui ont supervisé des abus ne doivent plus être intouchables, sinon la Côte d’Ivoire continuera d’être frappée par les graves atteintes aux droits humains qui ont entaché la dernière décennie. »

Au cours de sa mission à Abidjan, Human Rights Watch a informé le gouvernement ivoirien, notamment les ministres de l’Intérieur et des Droits de l’Homme des principaux résultats de ses recherches, et a ensuite adressé un courrier à la présidence ivoirienne détaillant les principales conclusions du rapport et demandant une réponse officielle. Dans ses réponses, le gouvernement a souligné la gravité de la menace sécuritaire et la nécessité de solidarité avec les militaires face aux attaques violentes répétées. Cependant, les autorités ont aussi promis de lancer une enquête sur les abus documentés par Human Rights Watch, en indiquant que tout auteur d’actes de torture ou de traitements inhumains serait traduit en justice.

« Les promesses du gouvernement ivoirien pour garantir des enquêtes dignes de foi et impartiales sur les atteintes aux droits humains sont des réponses positives, mais la réalité est que ses forces restent largement au-dessus de la loi », a conclu Corinne Dufka. « Le respect de son engagement à poursuivre toute personne impliquée dans la répression abusive est une étape essentielle en faveur de la réconciliation et du retour à l’État de droit. »

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