(Beyrouth, le 30 octobre 2012) – L'émir du Qatar ne devrait pas avaliser un projet de loi sur la presse, à moins qu'il ne soit débarrassé de certaines dispositions aux termes vagues qui criminalisent la critique du Qatar ou des gouvernements des pays voisins, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. S'il prenait force de loi, ce projet consacrerait une politique de deux poids, deux mesures en matière de liberté d'expression, qui serait incompatible avec la prétention du Qatar à être un porte-drapeau de la liberté de la presse dans la région.
Le projet de loi, qui a été approuvé en juin 2012 par le Conseil de la Choura, l'organe législatif du Qatar, est la première tentative de modification des lois régissant la presse du pays depuis que l'émir du Qatar, Sheikh Hamad bin Khalifa al-Thani,a créé en 2008 à Doha le Centre pour la liberté de la presse, dans le but de promouvoir la liberté des médias et le journalisme de qualité au Qatar et dans la région. Bien que le projet de loi prévoie l'abolition des sanctions pénales pour les violations des lois sur la presse, les dispositions, rédigées en termes très généraux, de l'article 53 interdisent de publier ou de diffuser des informations susceptibles de « semer la confusion dans les relations entre l'État et les pays arabes et amis » ou de constituer « une insulte pour le régime ou une offense pour la famille royale ou la source de graves dommages pour les intérêts nationaux ou les intérêts supérieurs de l'État ». Les contrevenants seraient passibles de lourdes sanctions financières pouvant atteindre un million de riyals qataris (275.000 dollars).
« L'attachement du Qatar à la liberté d'expression ne peut se mesurer qu'à travers ses lois, qui en l'occurrence ne sont pas conformes aux normes internationales auxquelles ce pays affirme adhérer », a déclaré Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient à Human Rights Watch. « Au lieu de consacrer la liberté de la presse, ce projet de loi sur les médias constitue une adhésion au principe de la censure.»
Le sort d'un poète emprisonné pour un an illustre les dangers auxquels est exposée la liberté d'expression au Qatar, a ajouté Human Rights Watch. La prochaine audience judiciaire dans cette affaire est prévue pour le 29 novembre.
L'article 53 complète et renforce l'article 134 du code pénal du Qatar, qui rend toute critique de l'émir passible d'une peine de cinq ans de prison. Le code pénal, ainsi que le projet de loi sur la presse, sont contraires aux normes internationales en matière de liberté d'expression, qui garantissent le droit de critiquer les autorités et les politiques des gouvernements.
Al Jazeera, le réseau d'informations créé en 1996 par Sheikh Hamad, a été très en vue dans sa couverture de la plupart des soulèvements populaires survenus au Moyen-Orient depuis décembre 2010. Mais le projet de loi sur les médias obligerait les journalistes basés au Qatar à pratiquer le type d'autocensure qui caractérise le journalisme dans de nombreux pays de la région du Golfe, a souligné Human Rights Watch.
L'emprisonnement du poète qatari Muhammad Ibn al-Dheeb al-Ajami, depuis novembre 2011, apporte une preuve supplémentaire de la politique de deux poids, deux mesures pratiquée par le Qatar en matière de liberté d'expression. Le 22 octobre, un juge a ajourné pour la cinquième fois le procès de Muhammad al-Dheeb. Ce dernier est sous le coup d'une accusation d' « incitation au renversement du régime », passible de la peine de mort aux termes de l'article 130 du code pénal.
Les responsables qataris n'ont pas indiqué clairement sur quoi était fondée l'accusation. Muhammad al-Dheeb avait loué les révolutions populaires dans la région. Dans un poème intitulé « Le jasmin tunisien », qu'il a récité puis téléchargé sur internet en janvier 2011, il exprimait son soutien au soulèvement en Tunisie, affirmant, « Nous sommes tous la Tunisie, confrontés à des cliques répressives », et critiquant « tous les gouvernements arabes » comme étant « des voleurs systématiques ». Précédemment, al-Dheeb avait récité un poème mis en ligne sur internet en août 2010 et qui contenait des passages insultants pour l'émir. Dans aucun de ces deux cas, il n'existe de preuves qu'il ait outrepassé l'exercice légitime de son droit à la liberté d'expression, a affirmé Human Rights Watch.
Le droit international affirme explicitement la nécessité que les responsables gouvernementaux tolèrent davantage de critiques que les citoyens ordinaires. Cette distinction est dans l'intérêt du public en ce qu'elle rend plus difficile d'étouffer tout débat sur les questions relatives à la gouvernance. Bien que le Qatar n'ait pas ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a publié une interprétation qui fait autorité des normes en matière de liberté d'opinion et d'expression contenues dans l'article 19 du Pacte, stipulant clairement qu'insulter une personnalité officielle ne doit pas être passible de punition et affirmant que tous les personnages publics, « y compris ceux qui exercent les plus hautes fonctions politiques comme les chefs d'Etat ou de gouvernement», peuvent légitimement être soumis à la critique.
L'article 47 de la constitution du Qatar garantit les libertés d'expression et d'opinion, « en conformité avec les conditions et circonstances établies par la loi », et le Qatar s'est engagé à respecter le droit à la liberté d'expression défini par l'article 32 de la Charte des États arabes sur les droits humains, dont il est signataire.
Dans l'affaire concernant Muhammad al-Dheeb, dont la prochaine audience judiciaire est fixée au 29 novembre, Human Rights Watch a appelé le procureur de l'État du Qatar à garantir que la conduite du procès soit conforme aux normes internationales de régularité des procédures et respecte le droit à un procès équitable, et qu'al-Dheeb ne soit pas poursuivi uniquement pour avoir exercé son droit à la liberté d'expression.
« Si le Qatar est sérieux dans son intention de montrer la voie dans la région en matière de liberté de la presse, il devrait retirer toutes les dispositions contestables contenues dans son projet de loi sur les médias et abandonner toutes les poursuites contre Muhammad Ibn al-Dheeb al-Ajami qui n’ont été engagées que suite à l'exercice de sa liberté d'expression », a conclu Joe Stork.