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Éthiopie : La « police spéciale » a exécuté 10 personnes

Il faut enquêter sur les exactions commises par les paramilitaires et autoriser l'accès à la région somalienne fermée

(Nairobi, le 28 mai 2012) – Une force paramilitaire éthiopienne soutenue par le gouvernement a exécuté sommairement 10 hommes lors d'une opération en mars 2012 dans la région somalienne située dans l'est de l’Éthiopie, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Des informations détaillées sur les meurtres et autres exactions commis par la force connue sous le nom de « police Liyu » ne sont apparues qu’à la suite d’une mission d'enquête menée en avril par Human Rights Watch dans le Somaliland, qui jouxte l’Éthiopie.

Le 16 mars, un membre de la police Liyu a abattu un résident du village de Raqda, dans le district de Gashaamo de la région somalienne, qui tentait de protéger un autre villageois. Ce jour-là, des hommes de Raqda ont riposté en tuant sept membres de la police Liyu, provoquant une opération de représailles lancée les 16 et 17 mars dans quatre villages par des dizaines de membres de la police Liyu. Au cours de cette opération, les membres de la police Liyu ont exécuté sommairement au moins 10 hommes qui étaient sous leur garde, ont tué au moins 9 résidents dans des fusillades qui ont suivi, ont enlevé au moins 24 hommes et pillé des dizaines de boutiques et de maisons.

« L'assassinat de plusieurs membres de la police Liyu ne justifie pas les représailles brutales de cette force de police contre la population locale », a déclaré Leslie Lefkow, directrice adjointe de la division Afrique à Human Rights Watch. « Les exactions de la police Liyu dans la région somalienne mettent en évidence la nécessité urgente pour le gouvernement éthiopien de contrôler cette police hors-la-loi. »

Le gouvernement éthiopien devrait obliger les responsables des massacres et d’autres exactions à rendre des comptes et prévenir de futures violations par la police, a ajouté Human Rights Watch.

Les autorités éthiopiennes ont créé la police Liyu (« spéciale » en amharique) dans la région somalienne en 2007 quand un conflit armé entre les insurgés du Front de libération nationale de l'Ogaden (Ogaden National Liberation Front, ONLF) et le gouvernement a dégénéré. En 2008, la police Liyu est devenue une force contre-insurrectionnelle de premier plan recrutée et dirigée par le chef de la sécurité régionale à l'époque, Abdi Mohammed Omar (connu sous le nom de « Abdi Illey »), qui est maintenant le président de l’État régional somalien.

La police Liyu a été impliquée dans de nombreuses exactions graves contre des civils dans toute la région somalienne dans le cadre d’opérations anti-insurrectionnelles, selon Human Rights Watch. Le statut juridique de cette police n'est pas clair, mais des sources crédibles ont informé Human Rights Watch que les membres ont reçu une formation, des uniformes, des armes et des salaires du gouvernement éthiopien par le biais des autorités régionales.

Human Rights Watch a mené des entretiens auprès de 30 victimes, des membres de famille des victimes et des témoins des incidents de mars provenant de quatre villages qui s’étaient réfugiés au Somaliland en franchissant la frontière et qui ont fait des récits détaillés des événements.

Des témoins ont indiqué à Human Rights Watch que le soir du 16 mars, la police Liyu est retournée à Raqda à la suite des affrontements survenus avec la communauté plus tôt dans la journée et qui avaient causé la mort de sept membres de la police. Le lendemain matin, le 17 mars, la police Liyu a rassemblé 23 hommes à Raqda et les a fait monter dans un camion en direction de Galka, un village voisin. En cours de route, la police Liyu a arrêté le camion, a ordonné à cinq hommes choisis au hasard de descendre, et les a abattus au bord du chemin. « Trois policiers leur ont tiré dessus », a expliqué un détenu à Human Rights Watch. « Ils leur ont tiré dans le front et les épaules : trois balles par personne. »

En outre, le 17 mars, à environ six heures du matin, des membres de la police Liyu montés dans deux véhicules ont lancé une attaque sur le village voisin d’Adaada. Des survivants de l'attaque et des membres des familles des victimes ont décrit les membres de la police Liyu allant de maison en maison à la recherche d’armes à feu et trainant les hommes hors de leurs maisons. La police Liyu a également commencé à tirer en l'air. Des résidents locaux armés ont alors affronté les membres de la police Liyu et au moins quatre villageois ont été tués. De nombreux civils ont fui le village.

Au bout de plusieurs heures la police Liyu est partie, mais est revenue plus tard lorsque les villageois sont rentrés au village pour enterrer les personnes qui avaient été tuées plus tôt ce jour-là. Les combats ont repris dans l’après-midi et au moins cinq autres villageois ont été tués. La police Liyu a fait sortir quatre autres hommes de leurs maisons et les a sommairement exécutés. Une femme dont le frère était vétérinaire a déclaré à Human Rights Watch : « Ils ont attrapé mon frère et l'ont emmené à l'extérieur. Ils lui ont tiré dans la tête, puis lui ont tranché la gorge. »

Pendant cinq jours, la police Liyu s’est également déployée aux abords de Langeita, un autre village du district, et a restreint les allées et venues des personnes. Les membres de la police Liyu se sont livrés au pillage généralisé de magasins et de maisons dans au moins deux des villages, selon les habitants.

Human Rights Watch a reçu un rapport non confirmé selon lequel à la suite des incidents, les autorités locales auraient arrêté trois membres de la police Liyu. Toutefois, il est difficile de savoir si ces membres ont été accusés ou si d'autres enquêtes ont eu lieu.

La réponse du gouvernement éthiopien aux signalements d'exactions dans la région somalienne a été de restreindre ou de contrôler étroitement l'accès pour les journalistes, les organisations d'aide, les groupes de défense des droits humains et autres observateurs indépendants. Le gouvernement régional et fédéral de l'Éthiopie devrait de toute urgence faciliter l’opportunité d’enquêtes indépendantes sur les événements par les médias indépendants et les enquêteurs de droits humains, notamment le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires et sommaires, a affirmé Human Rights Watch.

« Pendant des années, le gouvernement éthiopien a emprisonné et déporté des journalistes pour avoir assuré la couverture médiatique de la région somalienne », a rappelé Leslie Lefkow. « Les pays bailleurs de fonds devraient exhorter l'Éthiopie à permettre l'accès aux médias et aux groupes de défense des droits humains afin que les exactions ne puissent pas être dissimulées. »

Les exactions commises par la police Liyu, mars 2012

Exécutions et meurtres sommaires
Human Rights Watch a interrogé des témoins et des membres des familles des victimes qui ont expliqué avoir assisté à au moins 10 exécutions sommaires par la police Liyu les 16 et 17 mars. Le nombre réel pourrait être plus élevé.

Le 16 mars à Raqda, un membre de la police Liyu a abattu Abdiqani Abdillahi Abdi, après qu’il soit intervenu pour empêcher les paramilitaires de harceler et de battre un autre villageois. Plusieurs villageois ont entendu le membre de la police Liyu dire à Abdiqani : « Que peux-tu faire pour lui ? » et ont ensuite entendu le coup de feu.

Le coup de feu a déclenché une confrontation entre la police Liyu et la communauté locale. Les neuf policiers Liyu qui étaient déployés à Raqda sont ensuite partis sur la route vers le village voisin d’Adaada. Un certain nombre de résidents de Raqda, notamment des membres de la famille d’Abdiqani, ont pris leurs armes, ont pris la police Liyu en chasse et auraient tué sept d'entre eux dans une confrontation qui a suivi.

Le lendemain matin, le 17 mars aux alentours de 11 heures, la police Liyu a sélectionné cinq hommes parmi un groupe de 23 hommes qui avaient été détenus à Raqda et étaient conduits vers le village de Galka dans un camion. La police Liyu a forcé les cinq hommes à s'asseoir au bord de la route, puis les a abattus. Un autre détenu a décrit ce qui s'est passé :
 

Entre Galka et Raqda ils ont arrêté le camion. Il y avait quatre autres véhicules de la police Liyu qui accompagnaient le camion. Cela s’est passé vers 11 heures. Ils ont dit à cinq d'entre nous de descendre du camion. Ils ont ordonné à cinq personnes [au hasard] de descendre – aucune en particulier. L'homme qui se tenait près du camion leur a ordonné : « Tuez-les, abattez-les. » Trois policiers leur ont tiré dessus. Ils leur ont tiré dans le front et les épaules : trois balles par personne.

Un autre détenu a vu les cinq hommes se faire abattre d’une balle dans la tête et a indiqué que la police Liyu a menacé les détenus restants, en disant : « Nous allons tous vous tuer comme ça. »

Le même jour, des membres de la police Liyu ont exécuté sommairement quatre hommes à Adaada, où ils avaient effectué des perquisitions porte-à-porte, ce matin-là. Dans les quatre cas de multiples témoins ont décrit les victimes comme non armées et sous la garde de la police lorsqu’elles ont été abattues, soit dans le cou ou la tête, peu de temps après avoir été traînées hors de chez elles.

Des témoins ont décrit l'exécution sommaire d'un vétérinaire. La police Liyu l’a traîné hors de sa maison et lui a tiré dans la tête, mais quand ils ont réalisé qu'il n'était pas mort, ils lui ont tranché la gorge. La sœur du vétérinaire, une femme d’âge mûr, a expliqué à Human Rights Watch :

Ils sont entrés dans la maison et ont demandé où se trouvait le chef de maison. Ils étaient sept. Ils ont attrapé mon frère et l'ont emmené à l'extérieur. Ils lui ont tiré dans la tête, puis lui ont tranché la gorge. Après l'avoir tué, ils ont demandé à ma nièce où était le fusil de son père, mais comme elle ne pouvait pas trouver les clés, ils l'ont frappée derrière l'épaule avec la crosse d'un fusil.

Des témoins ont également déclaré à Human Rights Watch qu’un adolescent a été traîné hors de la maison de son oncle, emmené à proximité, momentanément interrogé, puis fusillé. Un témoin l’a entendu réciter une prière avant d'être tué. Son corps a été laissé sur le sol près d'un dépôt d’ordures. Une troisième victime, un homme âgé, a été tiré à l'extérieur de son domicile, interrogé pendant une courte période, puis abattu alors qu’il se tenait debout. Plusieurs témoins l’ont entendu supplier la police d'épargner sa vie. La quatrième victime a également été tirée hors de son domicile et abattue peu de temps après.

Au moins neuf autres hommes ont été tués par la police Liyu à Adaada, mais les circonstances de leur mort ne sont pas claires. Il y a eu une résistance armée à l'attaque de la police Liyu, et certains de ces neuf hommes peuvent avoir été armés. Toutefois, selon des témoins, la police Liyu a abattu plusieurs hommes, dans la partie supérieure du corps et la tête, qui tentaient de s'échapper. Deux hommes en fuite auraient été écrasés par les véhicules de la police Liyu.

Enlèvements, torture et mauvais traitements
Au cours des perquisitions à Adaada, la police Liyu a enlevé un certain nombre d'hommes du village et torturé et maltraité plusieurs personnes, dont au moins trois femmes.

Un résident d’Adaada, l'un des premiers à avoir été enlevé à son domicile le matin du 17 mars, a décrit pour Human Rights Watch son traitement aux mains de la police Liyu :

Ils sont entrés et ont dit à ma femme de se taire. Quatre hommes sont entrés dans la maison et quatre autres attendaient à l'extérieur. Ils sont venus vers moi et m'ont emmené. Ils ont également pris le fusil de ma maison. Ils m'ont frappé avec la crosse d'un fusil et m'ont emmené jusqu’à une petite rivière près de chez moi. Ils ont attaché une ceinture autour de mon cou. J'ai perdu conscience. Ils m'ont jeté dans un berket [petit trou d'eau] qui était de 15 mètres de profondeur, puis ils m’ont jeté des branches dessus. Il y avait de la boue dans le berket. J'ai réussi à remonter quand je me suis réveillé.

La police Liyu a grièvement battu au moins trois femmes au cours de perquisitions à Adaada. Une jeune femme a déclaré que des membres de la police Liyu qui étaient entrés dans sa maison l’avaient battue après qu'elle leur ait dit que son mari était absent : « Ils ont dit que je mentais, ils m'ont donné des coups de pied et m’ont frappée à la tête avec la crosse du fusil. J'ai eu quelques blessures au rein. J'ai perdu une dent. »

Trois hommes qui avaient été enlevés à Raqda le 17 mars ont expliqué à Human Rights Watch qu'ils avaient tous été détenus pendant neuf jours. Au cours des premières 24 heures, ils n’avaient pas d’eau. Pendant quatre jours, la police Liyu les a transportés de villes en villages dans un camion ouvert dans une tentative apparente pour les cacher à la population locale, et peut-être également aux autorités fédérales.

Au cours des quatre premiers jours de leur détention, ils ont été battus par la police avec des bâtons et des crosses de fusil. À au moins deux reprises, les paramilitaires qui les gardaient ont menacé de les exécuter. Toutefois, des désaccords au sein de la police Liyu sur la façon de procéder leur ont semble-t-il sauvé la vie. Un ancien détenu a raconté à Human Rights Watch :

Nous roulions autour de différents villages et certains membres de la police disaient qu'ils devraient nous libérer parce que le gouvernement fédéral allait leur causer des problèmes, « Ils vont nous sanctionner, car nous avons commis un crime ». D'autres ont dit : « Tuons-les tous les 24. » Il y avait des idées différentes au sein de la police.

Après quatre jours dans le camion, ils ont été détenus pendant au moins quatre jours de plus en plein soleil près du village de Langeita, où ils ont reçu seulement le minimum de nourriture et d'eau. Après cela, la police Liyu les a emmenés à Gashaamo, où ils ont été libérés le 25 mars à la suite de négociations entre le gouvernement régional et les anciens du clan.

Pillages
Des habitants d’Adaada et de Langeita ont fait état de pillage généralisé de biens, de nourriture, et d'argent dans les magasins et les maisons par la police Liyu. Selon les témoignages de six villageois à Human Rights Watch, leurs maisons, leurs effets personnels et leurs biens avaient été pillés le 17 mars.

Une femme de Langeita, âgée de 45 ans, a déclaré que les membres de la police Liyu se déplaçaient autour du village par groupes de cinq à sept et sont entrés dans 10 magasins. Deux ou trois d’entre eux entraient dans un magasin et volaient des chaussures, des vêtements, des boissons et des aliments. Deux femmes ont affirmé qu'elles ne pouvaient pas retourner dans leurs villages parce qu'elles avaient perdu tous leurs biens.

Selon des informations fournies par les autorités locales du Somaliland, à proximité de ces villages, des discussions ont eu lieu entre les anciens du clan des villages touchés et les autorités régionales pour négocier une solution à la situation. Aucun des résidents locaux qui se sont entretenus avec Human Rights Watch n’avaient actuellement prévu de retourner dans leurs foyers.

Contexte
La région somalienne de l'Éthiopie a été le site d'une insurrection de faible niveau de la part du Front de libération nationale de l'Ogaden (ONLF) durant plus d'une décennie. L'ONLF, un mouvement armé d’ethnie somalienne largement soutenu par les membres du clan Ogaden, réclame une plus grande autonomie politique pour la région. Suite à l’attaque d'avril 2007 par l'ONLF de l'installation pétrolière d’Obole, qui a entraîné la mort de 70 civils et la capture de plusieurs travailleurs chinois du secteur pétrolier, le gouvernement éthiopien a mené une importante campagne anti-insurrectionnelle dans les cinq zones de la région principalement touchées par le conflit.

Le rapport de Human Rights Watch de juin 2008 rendant compte des recherches menées par l’organisation sur les exactions dans le conflit a constaté que les Forces de défense nationale éthiopiennes et l'ONLF avaient commis des crimes de guerre entre la mi-2007 et début 2008, et que les forces armées éthiopiennes pourraient être responsable de crimes contre l'humanité sur la base d'exécutions, de torture, de viol et de déplacements forcés.

Ces exactions n'ont jamais fait l’objet d'une enquête indépendante. Le ministère éthiopien des Affaires étrangères a ouvert une enquête à la fin 2008 en réponse au rapport de Human Rights Watch, mais cette enquête n'a pas satisfait aux exigences élémentaires d'indépendance, de rapidité et de confidentialité requises pour une enquête crédible. Le gouvernement a maintes fois ignoré les appels à une enquête indépendante sur les exactions dans la région.

Depuis l'escalade des combats en 2007, le gouvernement éthiopien a imposé des contrôles stricts sur l'accès à la région somalienne pour les journalistes indépendants et les défenseurs de droits humains. En juillet 2011 deux journalistes suédois qui sont entrés dans la région pour faire la couverture du conflit ont été arrêtés, reconnus coupables et condamnés à 11 ans de prison en vertu de la loi anti-terrorisme de l'Éthiopie, dont les termes sont vagues et trop larges.

Le district de Gashaamo, où les événements de mars 2012 ont eu lieu, se trouve dans la zone de Dhagabhur, l'une des cinq zones touchées par le conflit. Cependant, celle-ci n'a pas été directement affectée par les combats dans les années précédentes, et elle est en grande partie peuplée par des membres du clan Isaaq d'ethnie somalienne, qui généralement ne sont pas perçus comme une source de soutien pour l'ONLF.

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